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2013/04/27

Olivier Chiacchiari : Hors-Jeu (Audio)

L'auteur : O. Chiacchiari
Fiction radiophonique interprétée par une vingtaine de comédiens, Hors-Jeu n'a rien à voir avec la 11ème loi du football, mais avec celle du marché de l'emploi, des restructurations d'entreprise, des licenciements collectif, du chômage longue durée et des individus en "fin de droit". C'est l'histoire d'Emile Dumont, un gestionnaire de fortune qui perd son job à 50 ans bien sonnés et dont on suit la chute inexorable, à travers des scènes de la vie quotidienne aux dialogues plutôt bien balancés.

L'acteur : J. Probst
Pour jouer le rôle d'Emile Dumont, dit Milo, un suisse polymorphe : le genevois Jacques Probst. A la fois dramaturge et comédien, celui-ci porte la pièce à bout de bras et m'a littéralement scotché l'oreille au player durant près d'une heure, tellement il gueule, bougonne et picole tout comme la cloche d'en bas de chez moi, un personnage là aussi haut en couleur, qui n'est pas né clochard mais qui l'est devenu, peut-être à la manière de cet Emile Dumont, que l'on découvre en train de feuilleter un journal d'offres d'emploi, puis qui décroche enfin son téléphone pour tenter une nouvelle fois sa chance, mais sans aucune illusion :

- Carrière bancaire à votre service, bonjour !
- Bonjour, je... j'appelle au sujet de votre annonce.
- Vous souhaitez travailler dans le secteur bancaire ?
- Je souhaite poursuivre ma carrière dans le secteur, oui.
- Quel âge avez-vous ?
- ...
- Monsieur ?
- Oui !
- Ah ! j'ai cru qu'on avait été coupé... Quel âge avez-vous ?
- 24 ans.
- 24 ans ! Parfait, magnifique, idéal !
- 24 ans d'expérience ! J'ai une certaine expérience, oui, une expérience certaine, même.
- Oui, bien sûr.
- Et avant mes 24 ans d'expérience, il se trouve que j'ai existé 29 ans, ce qui me fait 53 ans au total, qui ne sont pas venus d'un seul coup, figurez-vous !
- Oui, mais...
- J'ai existé année après année, toutes ces années, et je ne permets à personne de m'en faire le reproche.

Et toc ! Un peu plus tard, revenant bourré du dancing où il a fait la bringue, Emile réveille à 5h00 du matin l'ami qui l'héberge :

- Y te reste du whisky ? Ton malt d'Ecosse ?
- Je bosse, moi ! Je me lève tous les matins pour un salaire minable, et même si ça me plait pas je me force, et tu sais pourquoi ? Parce que je veux me maintenir à flots, rester dans le jeu, voilà pourquoi !
- Le gentil p'tit contribuable ! Si t'es assez con pour perdre ta vie à la gagner, pour t'faire exploiter par des types qui te foutront dehors quand y z'auront plus besoin de toi, ça te regarde.
- Pousse pas le bouchon trop loin !
- Parce qu'y te foutront dehors, au moment où tu t'y attendras le moins... y te balaieront d'un revers de main, en te disant que t'as le plus profil... y te jetteront après usage... y t'écraseront comme une punaise... et le gentil petit contribuable que t'es il aura plus que ses somnifères pour disparaître.

Emile est alors foutu dehors manu-militari, ce dont il a maintenant l'habitude, mais il lui reste encore à découvrir l'univers de la rue... C'est ici :

On peut retrouver l'auteur Olivier Chiacchiari (prononcer Kiakiari) dans une autre émission littéraire de la RTS, Entre les lignes, au cours de laquelle il évoque sa pièce et son acteur principal :

On peut aussi écouter Jacques Probst lire de sa voix éraillée l'un de ses propres textes, La lettre de New-York :

Ou encore celui-ci, sur la musique, contrebasse, piano et batterie, Un trio :

Et enfin, inspiré d'une nouvelle de Julio Cortazar, cet autre monologue sur le destin d'un boxeur argentin, El Torito (lu par Mauro Bellucci) :
http://www.rts.ch/espace-2/programmes/imaginaires/2806587-imaginaires-du-02-01-2011.html#2806588

A noter que les mises en ondes sont particulièrement soignées et toutes signées du réalisateur Jean-Michel Meyer, il convenait de le signaler.

2013/04/23

Alexandre Voisard : La mort de l'Engoulevent (Audio)


" L'Engoulevent était hardi. Rien ne l'arrêtait. De l'audace, toujours de l'audace. Mais cela payait. Si vous ou moi avions accompli une seule de ses prouesses, nous nous serions fait une gloire  de l'offrir en hommage à l'humanité. Lui pas. Au collège, contre le paiement préalable de six sous, il buvait le contenu d'un encrier. Pour le même prix, il mangeait un crayon entier après l'avoir broyé entre ses molaires. Après la classe, on le suivait dans les champs. Pour dix sous, il avalait une boule de crottin, pour un franc il se laissait pisser dans la bouche. Et avec ça, jamais malade, une santé de fer, des dents blanches, un teint frais de nourrisson. Si un jour, vous vous laissiez aller à ces plaisirs-là, vous auriez bien vite des lèvres en boudin, des boutons sur les fesses, le nez en groin, vous cracheriez tout le temps dans votre mouchoir, la soupe vous dégoûterait, vous n'auriez plus d'appétit. Lui pas. Il dévorait nos tartines beurrées avec une joie évidente. L'angoisse vous prendrait aux tripes, vous ne trouveriez plus le sommeil. Lui, à peine son exploit accompli, s'endormait comme un bienheureux, rêvant à dieu sait quoi.
Ah ! quel gaillard, l'Engoulevent [...]".

Une petite demie-heure à perdre et l'envie de se gratter juste là, entre les deux oreilles ? Alors faut esgourder Raoul lire l'Engoulevent (du nom d'un piaf aussi baptisé l'oiseau mobylette ou le crapaud volant), une nouvelle d'un vieux mirliton du Jura, plus connu sous le nom d'Alexandre Voisard.
C'est du bon, du tout tout bon, et ça s'écoute ici : 

http://www.rts.ch/espace-2/programmes/imaginaire/4686455-imaginaire-du-11-03-2013.html

(A savoir : monsieur Teuscher est au micro et monsieur Meyer aux manettes)

2013/04/14

Paroles de Poilu : Camille Régnault (correspondance)

Toutes les citations qui vont suivre sont tirées de la correspondance de Camille Régnault, numéro matricule deux-deux-sept-huit, chef de section à la 1ère Batterie du 47ème R.A., né à Champigneulles le 7 mai 1893, et mort pour la France le 23 juin 1917, à l'âge de 24 ans.
Il est bon de rappeler ici que l'auteur de ces lettres était un soldat de métier, aimant le travail soigné et percevant pour le faire une solde mensuelle très largement supérieure aux cinq sous concédés par l'Etat aux vulgus pecum des campagnes, ces 4 millions de paysans contraints d'abandonner tout à la fois leurs terres, leur femme et leurs enfants un jour d'août 1914.
Camille, lui, n'avait ni les soucis d'un époux ni ceux d'un père de famille, rien qui ne le rattachait, pas même une amoureuse à rassurer durant son absence. Il n'avait pas non plus à s'inquiéter des travaux de la ferme ou des champs, à se demander tous les jours comment s'en sortaient les siens, à espérer ou à craindre pour eux presque plus que pour soi.
Rompu à la discipline militaire, habitué aux manœuvres et aux exercices, la guerre n'est pas une contrariété pour Camille, mais la suite logique de sa formation, voire son aboutissement. Il y est préparé depuis sa plus tendre enfance, à tel point qu'on a parfois l'impression qu'elle reste pour lui un jeu, un divertissement, une récréation... il joue. Les obus éclatent de tous côtés et les balles sifflent pour de vrai, mais jamais il ne s'en plaint. Au contraire, la seule chose qu'il regrette c'est d'être éloigné du Front quand les canons s'y déchaînent, et ce qui le désole encore davantage c'est le manque d'ardeur au combat de certains de ses compagnons d'arme. Il les voudrait tous fidèles à son image, plein d'entrain et d'enthousiasme, prêt à donner leur vie d'un cœur joyeux, pour la France et la Victoire, en avant !  
Au fil des mois et des années, plusieurs de ses camarades meurent, fauchés par la mitraille ou les gaz de combat, d'autres sont affreusement mutilés par des éclats d'obus, Camille dit sa peine et toute sa tristesse, puis il jure de les venger : Camille est encore un gosse en qui l'humanité n'a pas fini de percer.
Rappelons enfin qu'il était artilleur, donc un peu moins exposé qu'un fantassin, et surtout beaucoup mieux traité, d'autant plus qu'il était sous-officier.


LE DEPART :

Je vous assure que nous sommes prêt à faire notre devoir et à foncer tête baissée, de façon à porter la guerre de l'autre côté du Rhin dès les premiers jours.

Comme je serais heureux de vous revoir, après avoir pris notre revanche de 70.

La guerre ne durera pas, et l'Allemagne anéantie ne tardera pas à demander grâce.

Ici tout le monde est joyeux, au point d'en être presque fous. On sait que les allemands ne nous résisteront pas longtemps..

LA FOI :

Il ne faut pas croire les journaux, ils ne sont bons qu'à donner de fausses nouvelles. Pensez-vous que la guerre durera trois ans ? Allons donc ! Ce n'est pas possible !

Nous sommes proche de la victoire finale et de l'écrasement des Teutons.

Le premier de mes vœux c'est que nous détruisions l'Allemagne comme puissance militaire et que l'année 1915 voit leur anéantissement, c'est mon plus cher désir.

Une seule chose n'a pas variée après huit mois de guerre, c'est notre foi dans la victoire française. Tôt au tard, les Boches paieront leurs dettes aux alliés.

Nous avons plus que jamais confiance dans la victoire finale, mais nous avons compris qu'elle ne sera pas aussi facile qu'on voulait bien le croire. Tant mieux d'ailleurs, elle n'en aura que plus de prix.

Aujourd'hui le mot d'ordre est "Patience". Nous en avons ! Mais comme il sera bon de les reconduire chez eux à coups de canon.

LE SENS DU DEVOIR ET DE LA PATRIE : 

Il faut dire au petit Jules de bien travailler en classe pour devenir plus tard un bon français. Qu'il apprenne surtout son histoire de France pour aimer son pays comme il le mérite et pour haïr l'Allemagne, notre éternelle ennemie.

Je m'efforce autant que possible de ne pas penser à Danjoutin : ce n'est pas que je vous aime moins, mais la consigne est de ne pas le faire, car cela pourrait nuire à notre courage.

Il n'y a rien d'étonnant à ce qu'une lettre arrive ouverte. Un officier-censeur est chargé de toutes les lire avant de les envoyer. C'est ennuyeux, mais je comprends néanmoins qu'on agisse ainsi, puisque c'est pour le salut du pays.

 Je suis un peu fatigué mais ça ne fait rien, c'est pour la France.

Un jour où les balles et les obus sifflaient autour de nous, Chevrier a subitement, et soi-disant, été pris de coliques. Il s'est fait évacué au dépôt de Besançon où il est encore, riant probablement de ses bonnes poires de Majors qui l'ont évacué pendant que les copains se faisaient casser la figure sur le front.

La raison qui me fait délaisser la compagnie de la plupart de mes compagnons du Bataillon, c'est que ce sont presque tous des ivrognes qui sont tous plus peureux les uns que les autres et qui ne pensent qu'à une chose quand une attaque allemande se produit, c'est d'être envoyés à l'arrière. Heureusement que les camarades du front ne ressemblent pas à ceux-là, sans quoi je crois que notre armée serait bien à plaindre. Il est curieux de constater que ceux qui se plaignent le plus sont ceux qui ont le moins souffert et qui sont le moins exposé. Je souffre beaucoup d'être obligé de vivre dans une telle société, mais personne n'en voit jamais rien et, du matin au soir, je ris comme s'il n'y avait pas plus heureux que moi sur terre. C'est ce qui, ici encore, m'a fait appeler "gosse". Si ceux qui m'appellent ainsi connaissaient l'opinion que le gosse a de leur conduite, ils seraient édifiés.

LE MILITAIRE :

C'est très amusant de tirer sur les allemands, on en oublie les balles qui nous sifflent aux oreilles.

Nos petits 75, dénommés 'fume-cigares', font des merveilles, mais il faut être juste et reconnaître que leurs frères plus gros ne travaillent pas mal non plus.

Eugène regrette de n'avoir pas encore abattu un seul boche, ça viendra. Pour moi, sans compter ceux que j'ai eu le bonheur de descendre avec nos chers canons, j'en ai tué deux au fusil, près de Vic sur Aisne.

Voilà le printemps qui approche à grands pas. Encore un mois d'hiver et ce sera la belle saison : il fera bon se battre.

Il n'y a pas de plaisir plus grand que de recevoir des lettres, à part celui de détruire le plus de boches possible.

Aujourd'hui encore le canon tonne à 2km de nous, mais ici on n'en a que l'écho et je suis presque honteux d'être si tranquille.

Les nouvelles sont de jour en jour meilleures et ceux qui voyaient la situation tout en noir sont ceux qui maintenant ont le plus d'espoir, tant mieux ! Messieurs les Boches, il va falloir payer, l'huissier vous rendra visite.

Je veux encore aller me battre, tonnerre ! Ce n'est pas le moment d'être embusqué quand on fait du si bon travail en ligne.

J'ai reçu hier une carte-lettre de mon cousin Charles. Il se plaint d'être mal traité et mal nourri. Il n'a pas fini de se plaindre s'il commence déjà. Heureusement pour lui que je ne l'ai pas sous mes ordres car je le dresserai un peu, je crois qu'il en a besoin, ce blanc-bec.

Nous nous sommes battus toute la journée d'hier. C'était une véritable boucherie. Pour la deuxième fois les rues de Mulhouse ont vu couler le sang. Nos troupes ont fait beaucoup de prisonniers, mais jusqu'à présent c'est l'artillerie qui a fait le plus beau travail.

Je suis habitué aux obus de tout calibre et d'ailleurs j'ai reçu mon brevet de longue vie, car j'ai eu la lanière de mon étui-musette coupée par un éclat sans être touché et sans même que ma veste soit déchirée.

A son père : Les boches nous ont surnommé l'artillerie du diable.

A sa soeur : Je crois que si les obus allemands avaient valu les nôtres, il ne serait pas rentré grand monde de la 1ère batterie. Les balles et les obus pleuvaient tout autour de nous et, au bout d'une heure, nous étions tous étonné d'être encore debout..

LA GUERRE :

Le 29 août [1914], la 2ème batterie a subi des pertes assez grandes : 2 canons hors de combat, 2 sous-officiers tués, 2 hommes tués et une dizaine de blessés.

Il paraît qu'un grand nombre de Danjoutinois ont disparu, on parle de 35 morts. Nous les pleurerons plus tard, car pour l'instant il ne faut songer qu'à les venger.

J'ai des nouvelles plutôt tristes à vous annoncer. Un fantassin du 42ème m'a affirmé avoir vu tomber Henri Fortunat dans un petit village des environs. Pauvre Henri et pauvre maman Fortunat ! N'avoir qu'un fils et le voir mourir si jeune.

Des cadavres restent des jours entiers entre les lignes allemandes et françaises sans être enterrés. Vous pouvez voir d'ici si cela sent bon, c'est le vilain côté de la guerre.

Doré est presque guéri et ne tardera pas à rentrer, tandis que ce pauvre Froelhy ne vous reviendra pas entier, car on lui à coupé la jambe.

J'ai reçu une lettre de la sœur à Froelhy. La douleur que toute sa famille a ressenti s'en échappe à chaque mot et fait peine. La pauvre Francine a du prendre le lit tellement la nouvelle l'a frappée. La maman essaye de la consoler en lui faisant voir ceux qui sont plus atteints que lui et même ceux qui reposent au milieu des champs et dont la tombe restera à jamais inconnue des parents.

J'ai reçu hier une lettre de Froelhy. Ce cher camarade pense toujours à nous. Il commence à se promener et ne tardera pas à avoir une jambe en caoutchouc qui cachera son infirmité.

Ce n'est pas le moment de songer aux permissions : nous avons notre capitaine à venger. Il a été grièvement blessé par un obus allemand. Il a huit blessures : 7 aux jambes et 1 à la tête.

Si Doré s'est rapidement guéri de sa blessure, son beau-frère est mort en laissant un enfant et un autre à venir. Il a été tué en allant à la recherche d'un de ses hommes blessé.

Un terrible accident est survenu ici. Les batteries de 90 avaient leurs chevaux dans un hangar lorsque le feu a pris : 58 chevaux et 5 hommes sont restés dans les flammes.

Un nouveau malheur s'est abattu sur mon ami Louis Doré : son frère a été tué à la bataille de Steinbach. Ce pauvre Louis a vaillamment supporté la nouvelle et, aujourd'hui, c'était avec un réel plaisir qu'il commandait sa pièce pendant un tir de bombardement sur les tranchées allemandes.

J'ai à ma pièce un vieux monsieur qui, à la déclaration de guerre, avait deux gosses et qui maintenant en a trois. C'est un type qui n'a pas froid aux yeux et cependant, quelquefois, on voit des larmes lui venir aux yeux quand il pense à ses gosses.

Ce matin j'ai appris que Julien avait eu le bras coupé par un obus, je le plains. Faire onze mois de guerre et venir se faire enlever le bras par un obus français, c'est idiot. Voici comment c'est arrivé : une cartouche rentrait difficilement dans son canon, il a voulu la faire ressortir, mais le tireur a fermé la culasse et il a mis le feu. Ce pauvre Julien avait le bras devant, aussi tu penses qu'il n'a pas plié.

Aujourd'hui j'ai bien de la peine. Le sous-lieutenant Marcy vient d'être tué par un obus allemand. C'est notre troisième commandant de batterie en trois jours qui nous quitte. Nous sommes tous animés du même désir : venger nos bons officiers. Guerre à mort aux boches. Vengeance est notre mot d'ordre.

Les braves gens chez qui je loge viennent d'apprendre la mort de leur fils, brûlé vif par des liquides enflammés. La douleur des pauvres parents fait peine à voir. Le pauvre vieux père me disait il y a un instant : "ce qui me donne la force de vivre ce sont les deux petits qu'il laisse derrière lui". L'un d'eux, âgé de six ans, est près de moi à l'instant et me parle de son papa. Pauvre gosse, il ne se doute pas que jamais il ne le reverra.

J'ai un de mes petits gars qui vient de perdre la raison subitement. Ce matin il a cherché pendant deux heures à reproduire un tableau de Van Gogh avec des morceaux d'écorces de pins, hier il faisait des charges terribles contre des taupinières ou contre des arbres. C'est une douce folie, mais c'est terrible quand même. La mort serait bien préférable à cet état.

Dorgère a été blessé, Baccarin et De Gasquier tués. Quand donc pourrons-nous assez nous venger de ces sauvages ? Les boches savent qu'ils ne seront pas vainqueurs, mais refusent néanmoins de s'incliner. Avec ces gens-là, il n'y a qu'une façon de parlementer, c'est avec les canons.

Nous avons eu le bonheur de surprendre des régiments boches en colonne par quatre. Il aurait fallu que vous puissiez voir ça. Je n'ai jamais rien vu qui égale en horreur le spectacle que nous avons eu sous les yeux. Figurez-vous 6 batteries de 4 pièces vomissant chacune 20 coups à la minute dans cette masse de boches. Les têtes et les bras volaient avec un ensemble parfait et tout cela nous faisait rire mais alors à gorge déployée. Quatre jours après, quand nous avons traversé le champ de bataille à la poursuite des allemands, nous avons tous été terrifié de l'aspect de ces cadavres d'où s'échappaient une odeur nauséabonde. Les cadavres étaient couchés par centaines, un grand nombre défigurés ou mutilés, d'autres sans une blessure, empoisonnés par les gaz que répand la mélinite en explosant. Les allemands n'avaient pas été long à fuir, mais 1/4 d'heure avait suffit pour un tel carnage. C'est là que l'on voit l'utilité des canons à tirs rapides. Les boches ne pourront jamais se vanter d'avoir fait autant de travail en si peu de temps.

L'ENNUI :

Je m'ennuie à mourir et ne sais vraiment pas quoi vous dire tellement notre vie est insipide.

Je crois que nous allons bientôt retourner au front et j'en suis heureux car je m'ennuie trop à ne rien faire pendant que les Boches sont chez nous.

Ici, pas de grandes nouvelles. Nous avons repris notre vie monotone de guerre de siège, avec de temps en temps quelques coups de canon.

C'est avec un réel plaisir que nous avons reçu l'ordre de revenir au front.

Tu dois savoir que je suis de retour sur le front. Je ne m'en plains pas, je t'assure, car je trouve joliment le temps long quand je n'y suis pas.

Je regrette de ne pas être en ligne avec ma section, mais il vaut mieux que j'oublie cela, car je m'ennuie davantage quand j'y songe.

Je suis toujours au Dépôt Divisionnaire et, à mon grand désespoir, il semble que je vais y prendre racine.

LES A-COTES :

Je vais vous faire un portrait en qui, si vous le pouvez, vous tâcherez de reconnaître quelqu'un de connaissance. De corps, c'est un homme à peu près de ma taille, mais un peu plus maigre. Il porte une barbe de deux mois, tirant fortement sur le roux, et des cheveux longs de 10cm, peignés une fois tous les quinze jours. Comme habillement : une culotte d'artilleur avec une dizaine de pièces cousues tant bien que mal, et une veste qui, tout comme la culotte, pour avoir été neuve il y a deux mois, n'en est pas moins usée et sale aujourd'hui. Voilà le portrait de votre serviteur. Rencontré au coin d'un bois il ferait plus peur que pitié.

Ces jours derniers, avec un camarade, nous nous sommes payé un petit plaisir : la chasse aux écureuils. Nous en avons rapporté quatre, que nous avons tués avec un fusil qui, d'habitude, sert à un autre gibier.

Je suis fâché : il n'y a plus moyen de chasser les écureuils, le Général l'a défendu. Quel malheur ! tout de même.

Je crois que la vie de saltimbanque sera celle que j'adopterai en revenant de la guerre. Une vieille roulotte, ou plus simplement encore un vieux bâton pour porter mon baluchon. Je chanterai pour gagner quelques sous et dormirai le soir à la belle étoile, quoi de plus charmant.

Demain nous avons une grande cérémonie à remplir. Notre cher Commandant veut que nous baptisions nos cabanes. La mienne s'appellera "Villa Georgette". Je l'ai décorée moi-même avec du lierre et j'ai aussi préparé la pancarte que l'on appliquera demain avec pompe. Le vin manquera un peu à la cérémonie et, en raison des circonstances, il n'y aura pas de banquet, mais ça ne fait rien, on s'amuse comme on peut.

Mes hommes jouent toute la journée aux cartes depuis que je leur en ai acheté un jeu.

De temps en temps on se paye de jolis spectacles. Il y a bien des jours où l'on est un peu émotionné mais c'est, comme disait un officier : l'émotion du chasseur qui voit venir à lui le gibier longtemps attendu.

Pendant mes longues heures de repos j'ai contracté un vilain défaut : je fume la pipe. Oh ! pas beaucoup, une ou deux par jour, au plus, et pas tous les jours, encore.

Un homme de ma pièce est allé aux tranchées pour faire un observatoire. Ayant vu un allemand à une fenêtre, il l'a proprement mouché et a repris son travail. Un instant après, comme il allait pour poser culotte, une mitrailleuse a voulu le torcher et a ouvert le feu sur lui, mais sans succès. Lui ne s'en est pas ému pour autant et m'a bien fait rire en me racontant son histoire.

Nous avons pour voisins ce qui reste des deux régiments marocains qui ont pris part à la bataille de la Marne : environ 1500 hommes sur 6000. Malgré cela, ils sont étonnant d'entrain et de gaieté. La plupart ont les pieds gelés et sont enrhumés, mais ils ont toujours la chanson aux lèvres. Il y en a de toutes les teintes, depuis le noir de jais jusqu'au blanc de lait.

J'ai des hommes qui se conduisent parfois en véritables gamins. Nous sommes logés ici chez un vieux bonhomme un peu grippe-sou, aussi ai-je bien recommandé d'être sérieux et de ne rien détériorer pour éviter d'avoir des ennuis. Cette nuit, ils n'ont rien trouver de mieux que d'attacher deux méchants chevaux à côté d'une cage à lapins. Je te donne à penser si la cage était en bel état ce matin. D'où la rage du vieux qui nous a dit que nous voulions le faire mourir de misère. J'ai eu un mal de chien pour l'apaiser.

Je vois que ma belle-sœur Jeanne ne se montre pas pressée de me rendre oncle une fois de plus. Qu'est-ce que cela veut dire ? Est-ce que monsieur l'héritier de mon frère ferait déjà la mauvaise tête avant d'être au monde et refuserait de sortir de sa tanière. Ce sera probablement un guerrier à la nouvelle mode s'il aime tant que ça son trou.

Pour te faire une idée du moral des hommes ici, je voudrais que tu les vois. Il y en a qui jouent au football, pendant que d'autres jouent aux cartes. Pendant ce temps les boches nous envoient quelques obus, mais ils n'éclatent pas. Aussi les jeux continuent.

Pour la première fois cette année, je t'écris du dehors, j'ai sorti ma table et mon banc et je me suis installé au soleil. Un bon soleil de printemps, encore un peu faible mais qui fait du bien quand même.

J'ai appris aujourd'hui un nouveau métier, j'ai essayé de faire une bague en aluminium et je n'ai pas mal réussi, tu verras, je la mets dans ma lettre.

Rien à signaler aujourd'hui, si ce n'est un violent bombardement boche dans les betteraves à 400m de nous. Pauvres betteraves ! Au moins 500 ont été déracinées. Pauvres boches aussi, car en voilà des obus de perdus.

Depuis quelques jours j'ai touché un nouveau manteau bleu horizon, très joli, ma foi, mais qui irait mieux pour parader à l'arrière que pour mettre ici. Il ne va pas conserver longtemps sa belle couleur. Enfin, il faut bien suivre la mode. Ce qu'il y a de bien là-dedans, c'est que l'on ne peut plus nous appeler 'sac à charbon'.

A son beau-frère, tourneur d'obus : J'espère que tu travaille toujours avec ardeur pour nous faire ces bons cigares dont les boches sont si friands que nous n'arrivons jamais à les rassasier. Pourtant, je te promets qu'on ne peut pas être plus généreux que nous et que nous les servons le plus vite possible. Mais ils sont si gourmands qu'une grande quantité d'entre eux meurt d'avoir trop fumé de cigares français.

Ma chère Georgette, il ne faut pas trop nous plaindre, sais-tu. Nous avons de mauvais moments, c'est vrai, mais nous en avons de bons aussi.

Les rires ne cessent pas de se faire entendre autour de nos abris, c'est te dire si le moral reste toujours excellent.

Si il y a de bons camarades, il y en a aussi qui ne valent pas grand chose.

La chasse aux rats recommence, c'est un sport assez agréable.

Il y a bien assez longtemps que je suis militaire pour savoir qu'un ordre est presque toujours suivi d'un contrordre.

Je suis allé cueillir du muguet hier soir. J'en ai fait un joli bouquet qui orne ma table. C'est un agrément et cela rend moins triste ma cellule, car ma chambre ressemble fort à une cellule de moine : la couchette, une table, et c'est tout l'ameublement que l'on y trouve.

 Figure-toi qu'hier soir Messieurs les Boches ont décidé de nous faire jeûner et pour cela ont bombardé notre cuisine. Tu avoueras que c'est un vilain tour qui ne doit pas être fait pour leur attirer la sympathie de nos poilus.

Hier soir j'ai assisté à un coucher de soleil de toute beauté. Comme nos canons et ceux des boches venaient de se calmer, des oiseaux se sont réveillés. Le coucou, le ramier, l'alouette, la caille et la perdrix s'égosillaient à qui mieux-mieux. Je savais déjà que j'avais une alouette et une caille pour voisins, mais je ne croyais pas que les ramiers, pourtant si craintifs, puissent se faire à l'horrible vacarme de cette guerre. Je me disais que si j'étais à leur place j'irais faire mon nid du côté de Bordeaux ou Marseille. Mais voilà, je ne suis pas un oiseau et, comme homme, il faut que je reste ici et que je patiente pour voir enfin ces cochons de boches repasser leur frontière.

Voilà. Lorsqu'Elisabeth Régnault reçoit et lit la dernière lettre de son fils, elle le croit à l'abri du danger dans un camp d'instruction, mais il est déjà mort... d'un accident de grenade, alors qu'il apprenait aux bleuets à les manipuler.

Paroles de Poilu : Camille Régnault (biographie)


L'attitude conquérante, le regard dur et les moustaches en crocs, à première vue Camille Régnault donne l'impression d'aimer la bagarre : c'est un guerrier dans l'âme, nous dit la photo. Quant à sa correspondance de guerre, l'une des plus atypiques qu'il m'ait été donné d'étudier, elle révèle un jeune homme non seulement bravache et revanchard, mais tellement cocardier qu'il ressort de l'ensemble un portrait type, une caricature : celle du Poilu de 14 dont les journaux de l'époque abreuvaient leurs lecteurs, ce soldat aussi parfait qu'idéal dont rêvait Maurras, que fantasmait Daudet et que la propagande en général exaltait. A se demander parfois si Camille, tout comme l'enfant en quête de modèle, ne cherchait pas simplement à ressembler à cette figure d'Epinal. Peut-être, en effet, ne faisait-il le fier-à-bras qu'à seule fin d'impressionner la galerie. Peut-être aussi ne jouait-il pas seulement la comédie, mais, n'ayant pas encore appris à distinguer ses pensées personnelles des idéaux inculqués, s'efforçait-il de se conformer à une image sociale stéréotypée. Et peut-être convient-il alors de savoir d'où venait Camille pour comprendre un peu mieux l'homme qu'il était vraiment.

***

Il est deux heures et demie du matin, en ce dimanche 7 mai 1893, lorsque Elisabeth Régnault, dans sa maison de Champigneulles, donne le jour à son quatrième et avant-dernier enfant : un bébé de sexe mâle d'environ 3 kilos et 48cm. Ce dernier, apparemment déjà bien au courant des usages, pousse un cri strident à vous percer les tympans, avant de se pencher avidement sur le sein de sa mère pour sa première tétée. Debout près du lit, attendri, apaisé et ravi, Jules, le père de l'enfant, admire le tableau sans mot dire, tellement sa gorge est une nouvelle fois serrée d'émotion. Ce n'est que lorsque la sage-femme revient dans la chambre, accompagnée de trois gosses au regard encore tout ensommeillé, qu'il retrouve enfin la parole : Voilà votre petit frère, leur dit-il en désignant l'enfant. Il vient d'arriver et il s'appelle Camille, vous pouvez aller embrasser votre mère, elle l'a bien méritée. Ce qu'ils font aussitôt avant d'aller se recoucher.

Six mois plus tard, Camille Régnault sort sa première dent ; on frotte un morceau de sucre sur sa gencive enflammée pour l'aider à percer.
A l'âge de 8 mois, il dit ou plutôt balbutie son tout premier mot : deux vagues syllabes accolées, quelque chose qui ressemble à maman, c'est du moins ce que cette dernière assure avoir entendu.
A 11 mois, Camille fait ses premiers pas : il titube... chancelle... et tombe... mais se relève aussitôt et recommence de suite, sous les encouragements de sa tribu puisqu'il semble avoir attendu qu'elle soit réunie pour se lancer dans cette folle aventure.
Le jour de ses trois ans, son père, militaire de carrière, l'emmène pour la première fois au Fort de Frouard où il fait office de gardien et d'intendant logistique. Ils passent d'abord sur le pont-levis à bascule, puis devant le corps de garde où un homme en faction les salue réglementairement, la main droite au képi et de bonnes blagues aux lèvres. Jules explique alors à son fils l'utilité des remparts, des fossés maçonnés et des guérites blindées. Il actionne ensuite les tourelles des canons et des mitrailleuses, lui fait visiter les casemates, les magasins à poudre et à cartouches, aussi les fours à pain, le poste optique et les infirmeries. Camille ne comprend pas tout, mais s'émerveille de tout. Epuisé mais heureux, le soir il s'endort en rêvant du Fort.

Ils y retourneront souvent ensemble, mais en 1901, après 30 ans de service, Jules Régnault prend sa retraite et la famille quitte la commune de Champigneulles pour celle de Danjoutin, où est née madame 40 ans plus tôt. Le couple, encore jeune, achète alors un café-restaurant au cœur de ce village composé d'environ 2000 âmes et situé sur le Territoire de Belfort, théâtre de violents combats durant la guerre franco-prussienne d'il y a 30 ans à peine.
Parmi les Danjoutinois, nombreux sont ceux à ne pas avoir oublié les maisons pillées, les villages incendiés et les exécutions sommaires. Plus nombreux encore ceux qui n'ont pas digéré la défaite, la perte de l'Alsace-Moselle et surtout les 5 milliards de francs-or versés à l'ennemi au titre d'indemnités. Ici, bien plus qu'ailleurs en France, on n'aime pas les Pruscos. Il n'est d'ailleurs pas rare qu'une conversation de bistrot s'engage entre patriotes enragés autour de cette question sensible. Et pas rare non plus que Jules Régnault attise les flammes du débat du haut de son comptoir :
   - Déroulède ! Boulanger ! Barrès ! voilà les gars qu'il nous faut !
La voix sonne pareille à un clairon juste avant la bataille. Au fond de la salle, assis sur une petite chaise devant une petite table, Camille lève la tête pour observer son père. Il s'étonne un instant de sa figure empourprée, puis s'en retourne à ses soldats de plomb, en mettant dans son jeu plus d'entrain que d'ordinaire : dragons de Bavière et cavaliers Saxons mordent la poussière.

A l'école de la République aussi, Camille apprend que l'Allemagne est détestable, et qu'il doit aimer la France parce que la Nature l'a faite belle et que l'Histoire l'a faite grande.
- Pourquoi l'aimer ? demande une nouvelle fois l'instituteur à barbiche.
- Parce que la Nature l'a faite belle et que l'Histoire l'a faite grande, répondent de concert les trente-six garçons, auxquels le maître d'école enseigne l'histoire et la géographie, autrement dit le culte du drapeau et l'adoration de la Patrie.
  - Bien ! Veuillez maintenant écrire sur votre ardoise les phrases suivantes au présent de l'indicatif : Nous serons tous soldats... Nous saurons le maniement du fusil... Nous veillerons la frontière... Nous nous battrons contre l’envahisseur... Nous obtiendrons la croix des Braves et serons fiers de mourir pour la France...
Voilà pour la grammaire et la conjugaison. Quant à l'orthographe, monsieur l'instituteur choisit avec soin ses dictées dans le livre d'Augustine Fouillée (Le Tour de France par deux enfants) ou dans celui d'Ernest Lavisse (Tu seras soldat) :
  - Belfort, l'héroïque cité, commandée... é-euh... par un vaiLLant colonel, lutta cent trois jours... luTTa... avec seize mille hommes... contre quatre-vingt mille PruSSiens qui l'aSSiégeaient...
Les trente-six élèves font crisser la craie sur l'ardoise avec application. Sous le regard sévère de leur maître, posté près du poêle à charbon, ils s'échinent tous à tracer de plus beaux "s" et de plus jolis "t" que leurs voisins de pupitre. Les uns ont les lèvres pincées par l'effort, les autres tirent un petit bout de langue et quelques-uns ouvrent bien grand leur bouche. Ils sont en tout point semblables aux six millions d'écoliers disséminés sur le territoire national, ne sont pas particulièrement sages, ni spécialement gentils, mais tout simplement dociles. Et lorsque la cloche sonne l'heure de la récré, on les voit s'égailler sous le préau telle une volée d'étourneaux, puis faire d'un vulgaire morceau de bois un fusil ou un sabre, qu'ils manient entre eux sans la moindre pitié.
Imbibés d'Histoire militaire, ils rejouent ensemble la bataille de Sedan, ou bien celle de Bazeilles, après avoir tiré au sort les bons et les méchants. Portant alors leurs coups moitié pour rire et moitié pour tuer, ils repoussent l'ennemi ou l'assaillent avec le même acharnement, et cherchent à faire couler le sang adverse à seule fin d'accorder à leurs jeux un semblant de vraisemblance. Camille y met tout son cœur et même davantage. A tel point qu'il revient parfois du collège la blouse déchirée, les genoux écorchés, les coudes éraflés. Sermonner par son père et soigner par sa mère, il laisse passer la tempête, puis leur explique avoir mis en déroute à lui seul un bataillon de Hussards allemands.
 - Voyez-vous ça ! Combien dis-tu qu'ils étaient ? demande Jules.
 - Z'étaient au moins 100, p'pa !
Amusé et bientôt contaminé par l'enthousiasme du garçon, Jules lui sourit avec complicité, au grand dam d'Elisabeth, laquelle n'apprécie guère ce type d'encouragement mais se garde bien d'intervenir. Les sourcils froncés, la mine soucieuse, elle observe en silence l'époux et l'enfant, se dit qu'il y a entre eux une connivence de sang et de tempérament, que derrière la bonhomie de leur visage se cache quelque chose de farouche, de sauvage, d'ombrageux, une chose toujours prête à mordre et à griffer, comme la violence endiguée d'une bête en cage, d'un fauve apparemment apprivoisé, mais soumis par la force et la contrainte, obéissant aux ordres de qui l'a dressé, et donc aussi bien disposé à haïr qu'à aimer, voire même à tuer ou se faire tuer si la loi l'exige. Elisabeth pense ici à la guerre. Elle sait bien qu'il s'agit là d'une histoire d'homme, et que les femmes ne sont finalement là que pour raccommoder leurs blessures, mais elle ne peut s'empêcher de s'inquiéter pour Camille, en qui elle a remarqué un net penchant pour les jeux violents et brutaux, aussi le goût des armes et des choses militaires. Elle se rassure en songeant qu'il obtient suffisamment bonnes notes et bons points pour oser prétendre aux longues et brillantes études qu'elle et son mari ont les moyens de lui offrir, pour peu que le cœur lui en dit. Comme toutes les mères de toute l'histoire de l'humanité, Elisabeth Régnault souhaite pour son fils la meilleure des situations possible. Elle rêve pour lui d'une carrière de notaire, de docteur, d'avocat, d'un monsieur qu'on salue bien bas, dont on envie la vie paisible et rangée, l'aisance matérielle, la femme aimante, les enfants charmants... enfin ce genre de choses auxquelles rêvent les mères et qui n'arrivent jamais.

Après avoir obtenu avec brio son certificat d’études primaires élémentaire, Camille s'oriente tout naturellement vers une carrière militaire. En 1910, il intègre l'Ecole d'enfant de troupe de Billom, dans le Puy-de-Dôme, où il suit durant trois ans les cours préparatoires de l'Artillerie et du Génie. Il y apprend, entre autres choses, à régler la hausse d'un canon de 75, à le charger par la culasse et à l'atteler rapidement à 6 chevaux de trait. Apprécié et bien noté par ses professeurs ("élève soumis et appliqué"), Camille figure régulièrement parmi les cinq meilleurs élèves de sa classe, ce dont il se vante auprès de ses parents lorsqu'il leur écrit. Ses lettres de jeunesse sont toutes relativement courtes, mais déjà bien tournées, et pleines de ce vocabulaire militaire qu'il affectionne depuis sa prime enfance :

Vendredi dernier, nous avons été à la manœuvre de garnison. Notre parti s'est fait battre à plate couture, mais la façon dont j'ai exécuté la manœuvre de retraite m'a valu les compliments du Commandant Bordeaux, qui est pourtant très difficile.

En 1913, Camille sort de l'Ecole avec le certificat d'études supérieures en poche et le grade de maréchal des logis, l'équivalent d'un sergent.

En 1914, il a vingt-et-un ans lorsque éclate le conflit. Convaincu de la supériorité de l'armée française sur l'armée allemande, il certifie à ses proches que la victoire sera facile et rapide, trois mois tout au plus, leur affirme-t-il.

Mais passent 1915... puis 1916...

Et en 1917, le maire de Danjoutin s'en vint personnellement frapper à la porte d'Elisabeth Régnault, laquelle comprit avant qu'il ne dise mot :

 - Camille... Camille est mort... articula-t-elle avec peine.

Et puis elle s'effondra.

2013/04/03

Un rebelle chic pour le 198

Bien taillé, très court, derrière les oreilles. Un rebelle chic. Cet opuscule de Guy Debord est longtemps resté confidentiel. Voire non publié. Vous pensez ! Après cette réclame pour un homme au torse nu (le torse est faux, l'écrivain factice), ce Manuel de savoir briller en société "bobo-situ", au éditions arf, qui concurrencèrent un jour les nrf, a fait couler bien des libraires. Toutes, sauf une, la Librairie Entropie, boulevard Voltaire à Paris, dont les rayonnages cachent le corps du spectacle. C'est une commande.

Une description plus développée de cet ouvrage à paraître peut se lire sur Un inédit de Guy Debord.