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A.I.B.A. : Académie Impériale des Beaux-Arts (Rio Janeiro) |
Bien
plus célèbre au Brésil qu'il ne l'est en France, où il est pourtant né et a
passé le plus clair de sa vie, Jean-Baptiste Debret (1768-1848) est un peintre
parisien formé à l'école néoclassique de Jacques-Louis David et l'auteur de
plusieurs toiles grand format à la gloire de Napoléon 1er.
Au
début de l'année 1816, donc peu après la chute de l'Empire, Jean-Baptiste Debret,
tombé lui aussi en disgrâce et dorénavant sans ressource, accepte de bon gré
une mission artistique au Brésil. Il y restera quinze ans, entre 1816 et 1831,
participant notamment à la fondation de l'Académie des Beaux-Arts de Rio,
dessinant également le premier drapeau de la nation brésilienne, mais
laissant surtout à la postérité une oeuvre impressionnante d'aquarelles,
d'huiles et de gravures représentant la société brésilienne de l'époque dans
toute sa diversité. Mieux encore, à son retour en France, il rassemblera 153
illustrations réalisées durant son séjour brésilien et les fera imprimer à la manière
des sieurs Diderot et d'Alembert : en ajoutant à chacune d'elles un commentaire
détaillé, précis, et même assez plaisant à lire, malgré l'inévitable présence de
quelques préjugés, non pas racistes, mais racialistes (cf.
extraits).
Tout
à la fois livre d'art, d'histoire et de sociologie, le Voyage Pittoresque
de J.-B. Debret nous présente, à travers des scènes de la vie quotidienne et
sous un angle très légèrement critique, les mœurs bourgeoises de l'élite
carioca sous les règnes successifs de Jean VI et Dom Pedro, mais dénonce
également, avec des nuances de circonstance, les conditions de vie et
d'exploitation des millions d'esclaves importés d'Afrique noire en l'espace de
quatre siècles...
Voyage pittoresque et historique au Brésil, de Jean-Baptiste Debret :
Tome 1 (1834 - La vie des indigènes dans la forêt
brésilienne).
Tome 2 (1835 - Le travail des esclaves à la ville et
aux champs).
Tome 3 (1839 - Les fêtes et les traditions
populaires).
Et quelques extraits du tome 2 :
[...] Sur la côte d'Afrique,
l'achat des nègres se fait par échange : on leur porte du fer en barres, de
l'eau-de-vie, du tabac, de la poudre à canon, des fusils, des sabres, des
quincailleries, telles que couteaux, haches, serpes, scies, clous, etc. Les
indigènes n'apprécient pas moins les étoffes de laine rayées ou bariolées de diverses
couleurs, et surtout les toiles de coton, et les mouchoirs teints en rouge.
On a vu, au Congo, le père vendre
ses enfants en échange d'un vieux costume de théâtre de couleur éclatante et
bien riche de broderies.
Aussi, guidé par ce précédent, le
directeur du Théâtre royal de Rio-Janeiro, homme de ressources, confiait-il
parfois à un capitaine de navire négrier la défroque des costumes du théâtre,
pour lui ramener des nègres en échange.
Effectivement, en 1820, j'ai
entendu raconter à un officier de la marine française, de retour de la côte
d'Afrique, qu'ayant obtenu une audience particulière d'un de ces petits rois
africains, il l'avait trouvé (non sans étonnement) assis dans un riche
fauteuil de bois d'acajou, affublé d'un habit à la française de drap écarlate,
enrichi d'une large broderie d'or (le tout un peu fané, à la vérité) et d'une
petite pièce de toile, d'un pied carré, attachée à la ceinture, et qui
complétait son costume de réception. [...]
Chaque nègre revenait à 400
francs au propriétaire d'une expédition, y compris les droits d'usage sur les
côtes, qui consistaient en rétributions perçues par les rois du pays et les
comptoirs européens.
Dans les derniers temps, sur la
côte de Guinée, un superbe nègre de 5 pieds 5 pouces revenait à près de 600
francs ; les femmes se payaient 400 francs.
En 1816, la cupidité des
spéculateurs faisait embarquer jusqu'à 1500 nègres à bord d'un étroit bâtiment
: aussi, peu de jours après le départ, le défaut d'air, le chagrin,
l'insuffisance d'une nourriture encore insalubre, provoquaient des fièvres, des
dysenteries ; et chaque jour une contagion maligne décimait ces malheureuses
victimes, enchaînées à fond de cale, toujours haletantes de soif et ne
respirant que l'air putréfié par les déjections infectes qui salissaient, à la
fois, les morts et les vivants : aussi, le vaisseau négrier qui embarquait à la
côte d'Afrique 1500 esclaves, ne débarquait-il au Brésil, après une traversée
de deux mois, que 3 à 400 individus échappés à cette effrayante mortalité.
[...]
Lorsque les nègres neufs
arrivent, ils sont visités, marchandés, triés comme des bestiaux ; on examine
la couleur de leur teint, la fermeté de la chair de leurs gencives, etc., pour
connaître l'état de leur santé ; ensuite on les fait sauter, crier, lever des
fardeaux, pour estimer la valeur de leur forces et de leur agilité. Quant aux
négresses, elles sont évaluées selon leur jeunesse et leurs charmes.
Ces malheureux esclaves, la
plupart prisonniers de guerre dans leur pays, et vendus par leurs vainqueurs,
débarquent persuadés qu'ils doivent être dévorés par les blancs, et se résignent en silence, à suivre le nouveau maître qui les achète. [...]
C'est dans la rue du Val-Longo, à
Rio-Janeiro, que se trouve la boutique du marchand de nègres, véritable entrepôt
où se déposent les esclaves arrivant de la côte d'Afrique [...]
Cette salle de vente,
silencieuse le plus souvent, est toujours infectée des miasmes d'huile de ricin
qui s'échappent des pores ridés de ces squelettes ambulants, dont le regard
curieux, timide, ou triste, vous rappelle l'intérieur d'une ménagerie. Cette boutique,
quelquefois cependant convertie en salle de bal, par la permission du
patron, retentit alors des hurlements cadencés d'une file de nègres
tournant sur eux-mêmes et frappant dans leur mains pour marquer la mesure;
sorte de danse tout à fait semblable à celle des sauvages du Brésil.
Les Ciganos (Bohémiens
vendeurs de nègres), véritables maquignons de chair humaine, ne le cèdent en
rien à leurs confrères les marchands de chevaux; aussi doit-on avoir la
précaution de se faire escorter par un chirurgien, pour choisir un nègre dans
ces magasins, et lui faire subir les épreuves qui doivent suivre la visite
d'inspection.
Quelquefois aussi, parmi cette
exposition de nègres nouvellement débarqués, se trouvent mêlés des nègres déjà
civilisés, singeant le nègre brut, et dont il est prudent de se défier, parce
qu'ils dissimulent certainement quelques imperfections physiques ou morales qui
ont empêché de les vendre sans l'intermédiaire du courtier.
Cet examen doit être d'autant
plus scrupuleux que, s'il échappe à la prévoyance de l'inspecteur quelques
défauts physiques dans le nègre vendu, à peine sorti de la boutique,
l'acquéreur n'a plus le droit de l'échanger : usage appuyé par plusieurs
décisions émanées des tribunaux.
Caractères du Mulâtre
et du Brésilien (page 18 et 19) :
Le mulâtre est, à
Rio-Janeiro, l'homme dont l'organisation physique peut être considérée comme la
plus robuste : cet indigène, demi-Africain, privilégié d'un tempérament en
harmonie avec le climat, résiste, de plus, à l'extrême chaleur.
Il a plus d'énergie que le nègre,
et la portion d'intelligence dont il hérite de la race blanche, lui sert
à diriger, avec plus de raison, les avantages physiques et moraux qui le
mettent au-dessus du noir.
Il est naturellement présomptueux
et libidineux; également irascible et vindicatif, journellement comprimé, à
cause de sa couleur, par la race blanche qui le méprise, et la race
noire qui déteste la supériorité dont il se prévaut sur elle.
La race nègre, en effet,
prétend que le mulâtre est un monstre (ou race maudite), parce
que, selon sa croyance, Dieu, dans le principe, ne créa que l'homme blanc
et l'homme noir.
Ce raisonnement, tout-à-fait
matériel, retrouve cependant ses conséquences dans la société politique du
Brésil, où le mulâtre, plus ou moins civilisé, tend toujours à secouer le joug
de l'état mixte que l'homme blanc lui assigne, à son tour, dans l'ordre
social.
La scission causée par l'orgueil
américain du mulâtre d'une part, et la fierté portugaise du Brésilien blanc
de l'autre, devient le motif d'une guerre à mort qui se manifestera longtemps
encore, dans les troubles politiques, entre ces deux races, rivales par
vanité.
Un troisième motif de
dissentiment vient encore désunir les hommes blancs au Brésil: c'est la
présomption nationale du Portugais d'Europe, toujours infatué de son pays, qui
dédaigne d'admettre une différence de couleur dans la génération brésilienne,
et la traite ironiquement de mulâtre, sans distinction d'origine. Ce fut
l'abus de cette expression impolitique qui servit de prétexte aux mouvements
révolutionnaires qui précédèrent l'abdication de Dom Pédro Ier.
La civilisation seule pourra
détruire ces éléments désorganisateurs : elle le pourra, matériellement, par le
mélange moins fréquent des deux sangs ; et, moralement, par le progrès
des Lumières, qui rectifie l'opinion publique et la porte à honorer le vrai
mérite partout où il se trouve.
La classe mulâtre, bien
au-dessus de celle nègre par ses moyens naturels, trouve, par cela même,
plus d'occasions de sortir de l'esclavage : c'est elle, en effet, qui fournit
la majeure partie des ouvriers recherchés pour leur habileté ; c'est elle aussi
qui est la plus turbulente, et, par conséquent, la plus facile à influencer
pour fomenter les troubles populaires, où, un jour, elle cessera de n'être
qu'un instrument ; car, en examinant ces demi-blancs dans leur état de
parfaite civilisation, particulièrement dans les principales villes de
l'Empire, vous en rencontrez déjà un grand nombre honorés de l'estime générale,
qu'ils doivent à leur succès dans la culture des sciences et des arts, tels que
la médecine ou la musique, les mathématiques ou la poésie, la chirurgie ou la
peinture : connaissances dont l'agrément ou l'utilité devraient être un titre
de plus à l'oubli prochain de cette ligne de démarcation que l'amour-propre a
tracée, mais que la raison doit effacer un jour.
[...] Le Brésilien, généralement
bon, est doué d'une conception dont la vivacité se décèle dans ses yeux noirs
et expressifs ; heureuse facilité naturelle, qu'il applique avec succès à la
culture des sciences et des arts. Son penchant inné pour la poésie lui inspire
le goût du beau idéal, du surnaturel dans ses narrations, surtout lorsqu'il
parle de son pays : son amour-propre, qui s'y complaît, le rend généralement
conteur, cherchant toujours à produire de l'effet, en provoquant l'étonnement
et l'admiration de son auditoire.
[...] L'habitant du Brésil est
bien fait ; il porte sa tête droite, laissant voir ainsi sa physionomie
expressive ; ses sourcils sont bien marqués, noirs comme ses cheveux, ses yeux
grands et animés, ses traits mobiles, et son sourire agréable. Sa taille,
généralement peu élevée, permet une grande souplesse et une grande agilité. Sa
mise, à la ville, est toujours d'une propreté recherchée ; il soigne surtout sa
chaussure, parce qu'il n'ignore pas qu'il a le pied petit et bien fait.
On nomme feitor, dans une roça
(bien de campagne), le gérant commis par le propriétaire pour surveiller la
culture des terres, la nourriture des esclaves, et maintenir l'ordre parmi eux
; ces fonctions entraînent le droit de leur infliger des corrections.
Les vices punissables sont :
l'ivrognerie, le vol et la fuite ; la paresse se réprime à toute heure par un
coup de chicota (fouet), ou d'énormes soufflets distribués en passant.
A notre arrivée au Brésil,
la plupart des feitors étaient Portugais. Généralement irascibles et
vindicatifs, il leur arrivait souvent de corriger eux-mêmes les esclaves : dans
cette circonstance, le patient souffrait avec résignation toutes les
préparations de la torture qui l'attendait.
Le malheureux représenté sur le
premier plan, après avoir eu les mains liées ensemble, s'est assis sur ses
talons, portant les bras en dehors des jambes, pour laisser au feitor la
faculté de passer sous les jarrets un bâton qui sert d'entraves ; ensuite,
facilement renversée d'un coup de pied, la victime conserve une posture
immobile et favorable à l'assouvissement de la colère du correcteur, auquel
n'osant à peine adresser que quelques cris de miséricorde il n'en obtient pour
réponse qu'un cala boca, negro (tais-toi, nègre).
[...] Les deux lanières de
l'extrémité de la chicota enlèvent du premier coup l'épiderme, et
rendent ainsi la suite de la correction plus douloureuse ; elle se compose de
douze à trente coups, après lesquels on a le soin de laver la plaie avec du
vinaigre et du poivre, pour crisper les chairs, et prévenir la putréfaction, si
rapide sous un climat si chaud.
[...] Comme un propriétaire
d'esclaves ne peut, sans avoir à lutter contre la nature, empêcher ses nègres
de fréquenter des négresses, il est presque d'usage, dans les grandes
propriétés, d'accorder une négresse pour quatre hommes ; c'est à eux ensuite de
s'entendre pour partager paisiblement le fruit de cette concession, faite
autant pour éviter tout prétexte de fuite que pour entretenir l'avantage d'une
propagation destinée à balancer, un jour, les effets de la mortalité.
Administrateur prévoyant, le planteur brésilien sait, comme on le
voit, entretenir par l'exigence sa fortune dans le présent, et, par une
flexible moralité, se ménager des ressources pour l'avenir.