Pages

2014/01/27

ANPérO : what's the story, morning vomi (24/01/2014)

- Salut les gars !

Car ouais, elle manquait cruellement de dames, cette soirée humide entre les livres. A croire que les filles et la culture, enfin moi je dis ça je dis rien. N’empêche que ! Dites, mesdames, c'est bien beau de fréquenter les bibliothèques (4/5 de femmes contre 1/4 d'hommes, le reste entre les deux), mais les librairies, hein ? Les libraires et leurs hôtes, rien, quasi-rien. 
Prendre les mesures (paritaires) qui s'imposent.

Désolé les gars, un lecteur, c'est sujet à des sautes d'humeur. La semaine avait été pourrie. La journée, naze. Et dans dans le métro, pas mieux. Une heure trente pour faire Nanterre-Nation, une misère. Faut dire, ça commence gentillement le métro du Grand-Paris. Bien plus de dessertes. Quatre fois plus d'arrêts, deux à trois par tunnel. Bon, pour l'instant, c'est pas super achalandé le tunnel. Mais ça viendra vite, avec la crise du logement en petite couronne, les rats ont qu'à bien se tenir. J'allais donc rejoindre leurs cousins de bibliothèque.

Des rats ? Si, jusqu'à la moëlle. Rats conteurs, rats d'auteurs. Mais rats jouissants de faconde et d'intelligence, rats visseurs un peu marteaux. Elle allait bien se finir, cette foutue semaine.
- Salut !
- Salut !
- Salut !
- Salut !
- Salut !
- Salut !
- Salut !
De mémoire, ils étaient sept à cette heure. Presque trop tard pour ceux qui étaient déjà partis avant. Mais foin de rats. Il y avait à la place un plésiosaure, un cheval blanc, un tapir aimant Topor, un animal à plume et à cornes (peut-être un tricératops ?) et de l’évêque au cardinal, qu'un pas. Ah oui, et un fée. D'habitude dans les contes, c'est une fée, qui transforme les animaux en hommes, ou puce-persan. Mais là, je vous l'ai dit, les gamètes étaient à l'i grec. Et bien sûr, la trinité, que dis-je, la quaternité faite libraire dans son avatar yack-âne-homme-araignée. Tout un bestiaire donc.

Dans l'arche, il en manquait bien, mais surtout il en manquait un. Le renard amusé du conte. Celui de la grande table.
- Et Bruno ?
- Bruno y vient pas.
- Bah guano alors... (Bruno, l'aime bien l'Amérique du Sud, alors on s'adapte). Et qui c'est qui va faire le compte-rendu ?
- Ben toi !

Bien avant que la station verticale nous devienne à tous un fiasco, que les têtes fussent bien raides, il a fallu sauver quelques fulgurances, histoire de.

Des histoires où se mêlaient Lévinas et la vinasse, où l'on devait choisir entre les oignons de la paix et l'Heidegger, dans des reliefs de Dasein aux lasagnes, où l'on accompagnait Alain Sauerkraut de pinot noir. La France, la déchéance. Si avec tant de tartines, les filles reviennent pas au prochain ANPéRo, je me remets à la bière.

[Tout penaud, le hareng sort]

2014/01/26

José Lins Do Rego : Cangaceiros

« Un  soleil  ivre  de  rage  tourne  dans  le  ciel...  et  dévore  le  paysage  de  terre  et  de  sel »
( Bernard Lavilliers)

Toujours en balade au Brésil, mais cette fois-ci dans un coin perdu de son arrière-pays qu'on appelle ici le sertão, une région semi-désertique où presque rien ne pousse, hormis les cactus, la misère, la famine. Pour qui a le malheur d'y naître et d'y grandir, très peu d'alternative : celle d'émigrer vers le littoral et ses terres plus fertiles, celle de se réfugier dans une espèce de mysticisme millénaro-messianique, ou bien celle de rejoindre une bande de brigands armés jusqu'aux dents, qu'on appelle ici les Cangaceiros, et que l'historien marxiste Eric J. Hobsbawm qualifie quant à lui de "bandits sociaux", à savoir des justiciers au grand cœur, défendant la cause des opprimés, volant aux riches pour donner aux pauvres, etc, un conte hollywoodien auquel nous aimerions tous vraiment croire. Hélas, sous la plume de l'écrivain brésilien José Lins Do Rego (1901-1957), le mouvement Cangaço nous est présenté dans une version moins teintée d'idéal, beaucoup plus nuancée, et donc vraisemblablement plus proche de la réalité.
Certes, le roman de Do Rego traite lui aussi de la question sociale — en évoquant notamment la lutte pour la survie dans un environnement plus qu'hostile, en décortiquant également les raisons qui incitent, ou plutôt obligent, de pauvres paysans à devenir des cangaceiros (lesquels cherchent bien souvent à se venger d'une injustice dont ils ont été les victimes) —, mais il nous montre surtout à quels degrés de violence et de cruauté sont parfois réduits les hommes lorsqu'ils sont embringués dans un irréversible processus de brutalisation. On peut suivre ainsi l'évolution de l'un des personnages du roman qui, d'abord réticent à piller, violer ou assassiner, se laisse entraîner presque malgré lui dans la barbarie, puis y trouve bientôt du plaisir et se découvre un beau jour incapable de ne plus rien faire d'autre. Intéressante à suivre aussi la manière dont sont colportés les "exploits" des cangaceiros au sein de la population et comment celle-ci les perçoit: tantôt avec respect et admiration, tantôt avec horreur et crainte, selon que leurs crimes sont enjolivés ou bien exagérés. Enfin, puisque José Lins Do Rego, par souci d'impartialité, retranscrit également la férocité répressive des forces gouvernementales, ou encore celle des milices à la solde des fazendeiros, puisqu'il consacre aussi une grande partie de son livre à Joséfina, la mère du chef des cangaceiros, qui, d'avoir enfanté ce monstre de cruauté, devient folle à lier et finit par se pendre au bout d'une corde, puisqu'un autre de ses personnages, le capitaine Custodio, ne vit plus que dans l'espoir de voir venger la mort de son fils assassiné des années plus tôt... bref, puisque José Lins Do Rego nous décrit le sertão des années 30 dans toute sa rudesse et son aridité, nous aurions là un livre si monotone et si désespérant qu'on n'en viendrait jamais à bout s'il n'était heureusement éclairé par l'histoire d'amour entre Alice et Bentinho, le frère cadet du chef des bandits, le seul et unique membre de la famille Vieira qui, finalement, échappera au massacre.

Les premières lignes :

La vieille Joséfina était là depuis plus de deux ans déjà. Elle avait été chassée de Pedra Bonita par la furie des soldats venus pour détruire la retraite du Saint. Et elle était restée là, après un long voyage à travers la brousse avec son fils Bentinho. Ils avaient marché des lieues et des lieues, comme des émigrants, allant de ferme en ferme, demandant de-ci de-là un bol de farine pour ne pas mourir de faim, épuisés, les pieds ensanglantés par les épines, les yeux creusés par la souffrance. Au moment de la fuite, avant de se replier vers le maquis avec ses hommes, son fils Aparicio lui avait dit : «Mère, Bentinho va te conduire à la Roqueira, il y a là une ferme qui appartient au capitaine Custodio, tu pourras y rester.»
[...] Le chef s'était arrêté de parler et la vieille Joséfina lui avait seulement dit :
  - Mon fils Aparicio, Dieu t'a envoyé pour que notre famille sache que la malédiction n'a pas cessé. Ton fusil n'est pas plus puissant que le rosaire du Saint. Ta  force fait trembler le sertão. C'est la force des maudits de notre race, la race de ton père que la terre va manger. Toi, Aparicio, jamais plus tu ne t'arrêteras. Laisse-moi, mon fils, laisse-moi ces dernières années de ma vie, je veux vivre jusqu'au bout, je veux porter cette croix sur mes épaules. Va au Saint pour attraper un peu de sa force, Aparicio. Ta force à toi est la force du sang qui coule dans tes veines, c'est la force de ton grand-père qui était plus dur que le fer. Va baiser la main du Saint, Aparicio. Qu'il passe sa main sur ton fusil, qu'il touche ton poignard, et peut-être comme ça Dieu pourra-t-il entrer dans ton méchant corps.

José Lins Do Rego : Cangaceiros (1953)
Traduit du brésilien par Denyse Chast

A noter qu'une nouvelle traduction du roman est à présent disponible aux Editions AnaCaona sous le titre La Horde Sauvage, de même que sont disponibles L'Enfant de la Plantation et Crépuscules (Fogo Morto), ce dernier titre étant considéré comme le chef d'oeuvre de José Lins Do Rego.

Enfin, parmi une multitude de représentations diverses et variées des Cangaceiros, ces trois peintures :



2014/01/24

ANPéRo : La Grande Table (24/01/2014)

A l'heure qu'il est, Vincent a sans doute déjà dressé la table des grands soirs, une planche d'agglo sur laquelle chacun des participants est venu déposer son écot, qui ses cahouettes, qui ses crackers, qui sa bouteille de Pinot... Quant à moi, privé de sortie pour raison professionnelle, je m'amuse à les imaginer s'activant les neurones autour du buffet, me demandant si René s'en ira aujourd'hui encore deux pleins sacs de bouquins dans les pognes, si Laurent a ramené la dernière mouture de ses Kultur-Pop, si Stéphane doit défendre une fois de plus le Révérend Père Onfray des attaques insidieuses dont l'accable Vincent, s'il est plutôt question, ce soir, de Nietzsche ou de Céline, de la métaphysique d'Aristote, de westerns-spaghettis ou bien du bilan socialiste... mais une chose est sûre et plus que certaine : le dénommé Nessie réjouit une nouvelle fois l'auditoire de sa culture et de ses facéties, cependant que les derniers passants du boulevard jettent un coup d'oeil furtif à l'intérieur de cette boutique, se demandant quant à eux si c'est là épicerie arabe, librairie d'occasion ou café du commerce... 


2014/01/13

La non-demande obituaire

Librairie Entropie (occasion, livres anciens), métro Charonne, Paris
"Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme, Ce beau matin d'été si doux". Entre :
la librairie Entropie se porte bien, merci, attente attentez à votre orthographe quand vous cherchez sur l'Internet.

2014/01/12

Spacca : Jean-Baptiste Debret (BD historique)

En 2006, soit presque deux siècles après que Jean-Baptiste Debret ait foulé pour la première fois le sol brésilien, João SPACCA de Oliveira retraçait les aventures de l'artiste dans une bande dessinée d'environ quarante pages où se combinent à la fois l'histoire et l'humour. Une histoire peut-être insuffisamment détaillée, mais à laquelle ne manquent aucun des faits les plus marquants d'une époque croquées à grands coups de crayon incisif. Sont particulièrement bien restitués l'esprit de cour, la morgue des élites, les rivalités d'artistes et l'atmosphère ouvrieuse des rues de Rio, autrefois parcourues par l'un de nos compatriotes, entre deux cours donnés à la toute neuve Académie des Beaux-Arts. Et c'est d'ailleurs sur une évocation d'un élève de J.-B. Debret promis à un brillant avenir, Manuel de Araújo Porto-Alegre, que s'achève ce Voyage en terre-dessinée.

Avec aussi une préface de l'historienne Elaine Dias, des repères chronologiques, une petite galerie d’œuvres d'art, une bibliographie et, pour finir, une richissime idée : le making-of de la BD.

Un montage :



Une pleine planche :
 A 6h1/2 de l'après-midi du 26 mars 1816, les voyageurs foulent les quais de la Place du Palais.
Peu après, le canon annonce la fermeture du port et, ding-dong ! les cloches sonnent l'heure de l'Ave-Maria.
Jusqu'à 10h00 du soir, on entend les appels des vendeurs de boissons et de sucreries :
" Brioche ! Eau fraîche ! Maïs frit, monsieur ? " 


Et un extrait du making-of :



Debret em Viagem Histórica e Quadrinhesca ao Brasil, by Spacca ©

Jean-Baptiste Debret : Voyage Pittoresque et Historique au Brésil


A.I.B.A. : Académie Impériale des Beaux-Arts (Rio Janeiro)





Bien plus célèbre au Brésil qu'il ne l'est en France, où il est pourtant né et a passé le plus clair de sa vie, Jean-Baptiste Debret (1768-1848) est un peintre parisien formé à l'école néoclassique de Jacques-Louis David et l'auteur de plusieurs toiles grand format à la gloire de Napoléon 1er.
Au début de l'année 1816, donc peu après la chute de l'Empire, Jean-Baptiste Debret, tombé lui aussi en disgrâce et dorénavant sans ressource, accepte de bon gré une mission artistique au Brésil. Il y restera quinze ans, entre 1816 et 1831, participant notamment à la fondation de l'Académie des Beaux-Arts de Rio, dessinant également le premier drapeau de la nation brésilienne, mais laissant surtout à la postérité une oeuvre impressionnante d'aquarelles, d'huiles et de gravures représentant la société brésilienne de l'époque dans toute sa diversité. Mieux encore, à son retour en France, il rassemblera 153 illustrations réalisées durant son séjour brésilien et les fera imprimer à la manière des sieurs Diderot et d'Alembert : en ajoutant à chacune d'elles un commentaire détaillé, précis, et même assez plaisant à lire, malgré l'inévitable présence de quelques préjugés, non pas racistes, mais racialistes (cf. extraits).
Tout à la fois livre d'art, d'histoire et de sociologie, le Voyage Pittoresque de J.-B. Debret nous présente, à travers des scènes de la vie quotidienne et sous un angle très légèrement critique, les mœurs bourgeoises de l'élite carioca sous les règnes successifs de Jean VI et Dom Pedro, mais dénonce également, avec des nuances de circonstance, les conditions de vie et d'exploitation des millions d'esclaves importés d'Afrique noire en l'espace de quatre siècles...

Voyage pittoresque et historique au Brésil, de Jean-Baptiste Debret :

Tome 1 (1834 - La vie des indigènes dans la forêt brésilienne).

Tome 2 (1835 - Le travail des esclaves à la ville et aux champs).

Tome 3 (1839 - Les fêtes et les traditions populaires).


Un très beau carnet de croquis (d'où sont tirées les illustrations ci-dessous)

Et quelques extraits du tome 2 :

Esclaves nègres de différentes nations (page 75 / planche 22) :

[...] Sur la côte d'Afrique, l'achat des nègres se fait par échange : on leur porte du fer en barres, de l'eau-de-vie, du tabac, de la poudre à canon, des fusils, des sabres, des quincailleries, telles que couteaux, haches, serpes, scies, clous, etc. Les indigènes n'apprécient pas moins les étoffes de laine rayées ou bariolées de diverses couleurs, et surtout les toiles de coton, et les mouchoirs teints en rouge.
On a vu, au Congo, le père vendre ses enfants en échange d'un vieux costume de théâtre de couleur éclatante et bien riche de broderies.
Aussi, guidé par ce précédent, le directeur du Théâtre royal de Rio-Janeiro, homme de ressources, confiait-il parfois à un capitaine de navire négrier la défroque des costumes du théâtre, pour lui ramener des nègres en échange.
Effectivement, en 1820, j'ai entendu raconter à un officier de la marine française, de retour de la côte d'Afrique, qu'ayant obtenu une audience particulière d'un de ces petits rois africains, il l'avait trouvé (non sans étonnement) assis dans un riche fauteuil de bois d'acajou, affublé d'un habit à la française de drap écarlate, enrichi d'une large broderie d'or (le tout un peu fané, à la vérité) et d'une petite pièce de toile, d'un pied carré, attachée à la ceinture, et qui complétait son costume de réception. [...]
Chaque nègre revenait à 400 francs au propriétaire d'une expédition, y compris les droits d'usage sur les côtes, qui consistaient en rétributions perçues par les rois du pays et les comptoirs européens.
Dans les derniers temps, sur la côte de Guinée, un superbe nègre de 5 pieds 5 pouces revenait à près de 600 francs ; les femmes se payaient 400 francs.
En 1816, la cupidité des spéculateurs faisait embarquer jusqu'à 1500 nègres à bord d'un étroit bâtiment : aussi, peu de jours après le départ, le défaut d'air, le chagrin, l'insuffisance d'une nourriture encore insalubre, provoquaient des fièvres, des dysenteries ; et chaque jour une contagion maligne décimait ces malheureuses victimes, enchaînées à fond de cale, toujours haletantes de soif et ne respirant que l'air putréfié par les déjections infectes qui salissaient, à la fois, les morts et les vivants : aussi, le vaisseau négrier qui embarquait à la côte d'Afrique 1500 esclaves, ne débarquait-il au Brésil, après une traversée de deux mois, que 3 à 400 individus échappés à cette effrayante mortalité. [...]
Lorsque les nègres neufs arrivent, ils sont visités, marchandés, triés comme des bestiaux ; on examine la couleur de leur teint, la fermeté de la chair de leurs gencives, etc., pour connaître l'état de leur santé ; ensuite on les fait sauter, crier, lever des fardeaux, pour estimer la valeur de leur forces et de leur agilité. Quant aux négresses, elles sont évaluées selon leur jeunesse et leurs charmes.
Ces malheureux esclaves, la plupart prisonniers de guerre dans leur pays, et vendus par leurs vainqueurs, débarquent persuadés qu'ils doivent être dévorés par les blancs, et se résignent en silence, à suivre le nouveau maître qui les achète. [...]

Boutique de la rue du Val-Longo (page 78 / planche 23) :

C'est dans la rue du Val-Longo, à Rio-Janeiro, que se trouve la boutique du marchand de nègres, véritable entrepôt où se déposent les esclaves arrivant de la côte d'Afrique [...]
Cette salle de vente, silencieuse le plus souvent, est toujours infectée des miasmes d'huile de ricin qui s'échappent des pores ridés de ces squelettes ambulants, dont le regard curieux, timide, ou triste, vous rappelle l'intérieur d'une ménagerie. Cette boutique, quelquefois cependant convertie en salle de bal, par la permission du patron, retentit alors des hurlements cadencés d'une file de nègres tournant sur eux-mêmes et frappant dans leur mains pour marquer la mesure; sorte de danse tout à fait semblable à celle des sauvages du Brésil.
Les Ciganos (Bohémiens vendeurs de nègres), véritables maquignons de chair humaine, ne le cèdent en rien à leurs confrères les marchands de chevaux; aussi doit-on avoir la précaution de se faire escorter par un chirurgien, pour choisir un nègre dans ces magasins, et lui faire subir les épreuves qui doivent suivre la visite d'inspection.
Quelquefois aussi, parmi cette exposition de nègres nouvellement débarqués, se trouvent mêlés des nègres déjà civilisés, singeant le nègre brut, et dont il est prudent de se défier, parce qu'ils dissimulent certainement quelques imperfections physiques ou morales qui ont empêché de les vendre sans l'intermédiaire du courtier.
Cet examen doit être d'autant plus scrupuleux que, s'il échappe à la prévoyance de l'inspecteur quelques défauts physiques dans le nègre vendu, à peine sorti de la boutique, l'acquéreur n'a plus le droit de l'échanger : usage appuyé par plusieurs décisions émanées des tribunaux.

Caractères du Mulâtre et du Brésilien (page 18 et 19) :

Le mulâtre est, à Rio-Janeiro, l'homme dont l'organisation physique peut être considérée comme la plus robuste : cet indigène, demi-Africain, privilégié d'un tempérament en harmonie avec le climat, résiste, de plus, à l'extrême chaleur.
Il a plus d'énergie que le nègre, et la portion d'intelligence dont il hérite de la race blanche, lui sert à diriger, avec plus de raison, les avantages physiques et moraux qui le mettent au-dessus du noir.
Il est naturellement présomptueux et libidineux; également irascible et vindicatif, journellement comprimé, à cause de sa couleur, par la race blanche qui le méprise, et la race noire qui déteste la supériorité dont il se prévaut sur elle.
La race nègre, en effet, prétend que le mulâtre est un monstre (ou race maudite), parce que, selon sa croyance, Dieu, dans le principe, ne créa que l'homme blanc et l'homme noir.
Ce raisonnement, tout-à-fait matériel, retrouve cependant ses conséquences dans la société politique du Brésil, où le mulâtre, plus ou moins civilisé, tend toujours à secouer le joug de l'état mixte que l'homme blanc lui assigne, à son tour, dans l'ordre social.
La scission causée par l'orgueil américain du mulâtre d'une part, et la fierté portugaise du Brésilien blanc de l'autre, devient le motif d'une guerre à mort qui se manifestera longtemps encore, dans les troubles politiques, entre ces deux races, rivales par vanité.
Un troisième motif de dissentiment vient encore désunir les hommes blancs au Brésil: c'est la présomption nationale du Portugais d'Europe, toujours infatué de son pays, qui dédaigne d'admettre une différence de couleur dans la génération brésilienne, et la traite ironiquement de mulâtre, sans distinction d'origine. Ce fut l'abus de cette expression impolitique qui servit de prétexte aux mouvements révolutionnaires qui précédèrent l'abdication de Dom Pédro Ier.
La civilisation seule pourra détruire ces éléments désorganisateurs : elle le pourra, matériellement, par le mélange moins fréquent des deux sangs ; et, moralement, par le progrès des Lumières, qui rectifie l'opinion publique et la porte à honorer le vrai mérite partout où il se trouve.
La classe mulâtre, bien au-dessus de celle nègre par ses moyens naturels, trouve, par cela même, plus d'occasions de sortir de l'esclavage : c'est elle, en effet, qui fournit la majeure partie des ouvriers recherchés pour leur habileté ; c'est elle aussi qui est la plus turbulente, et, par conséquent, la plus facile à influencer pour fomenter les troubles populaires, où, un jour, elle cessera de n'être qu'un instrument ; car, en examinant ces demi-blancs dans leur état de parfaite civilisation, particulièrement dans les principales villes de l'Empire, vous en rencontrez déjà un grand nombre honorés de l'estime générale, qu'ils doivent à leur succès dans la culture des sciences et des arts, tels que la médecine ou la musique, les mathématiques ou la poésie, la chirurgie ou la peinture : connaissances dont l'agrément ou l'utilité devraient être un titre de plus à l'oubli prochain de cette ligne de démarcation que l'amour-propre a tracée, mais que la raison doit effacer un jour.
[...] Le Brésilien, généralement bon, est doué d'une conception dont la vivacité se décèle dans ses yeux noirs et expressifs ; heureuse facilité naturelle, qu'il applique avec succès à la culture des sciences et des arts. Son penchant inné pour la poésie lui inspire le goût du beau idéal, du surnaturel dans ses narrations, surtout lorsqu'il parle de son pays : son amour-propre, qui s'y complaît, le rend généralement conteur, cherchant toujours à produire de l'effet, en provoquant l'étonnement et l'admiration de son auditoire.
[...] L'habitant du Brésil est bien fait ; il porte sa tête droite, laissant voir ainsi sa physionomie expressive ; ses sourcils sont bien marqués, noirs comme ses cheveux, ses yeux grands et animés, ses traits mobiles, et son sourire agréable. Sa taille, généralement peu élevée, permet une grande souplesse et une grande agilité. Sa mise, à la ville, est toujours d'une propreté recherchée ; il soigne surtout sa chaussure, parce qu'il n'ignore pas qu'il a le pied petit et bien fait.

Feitors corrigeant des Nègres (page 83 / planche25) :

On nomme feitor, dans une roça (bien de campagne), le gérant commis par le propriétaire pour surveiller la culture des terres, la nourriture des esclaves, et maintenir l'ordre parmi eux ; ces fonctions entraînent le droit de leur infliger des corrections.
Les vices punissables sont : l'ivrognerie, le vol et la fuite ; la paresse se réprime à toute heure par un coup de chicota (fouet), ou d'énormes soufflets distribués en passant.
A notre arrivée au Brésil, la plupart des feitors étaient Portugais. Généralement irascibles et vindicatifs, il leur arrivait souvent de corriger eux-mêmes les esclaves : dans cette circonstance, le patient souffrait avec résignation toutes les préparations de la torture qui l'attendait.
Le malheureux représenté sur le premier plan, après avoir eu les mains liées ensemble, s'est assis sur ses talons, portant les bras en dehors des jambes, pour laisser au feitor la faculté de passer sous les jarrets un bâton qui sert d'entraves ; ensuite, facilement renversée d'un coup de pied, la victime conserve une posture immobile et favorable à l'assouvissement de la colère du correcteur, auquel n'osant à peine adresser que quelques cris de miséricorde il n'en obtient pour réponse qu'un cala boca, negro (tais-toi, nègre).
[...] Les deux lanières de l'extrémité de la chicota enlèvent du premier coup l'épiderme, et rendent ainsi la suite de la correction plus douloureuse ; elle se compose de douze à trente coups, après lesquels on a le soin de laver la plaie avec du vinaigre et du poivre, pour crisper les chairs, et prévenir la putréfaction, si rapide sous un climat si chaud.
[...] Comme un propriétaire d'esclaves ne peut, sans avoir à lutter contre la nature, empêcher ses nègres de fréquenter des négresses, il est presque d'usage, dans les grandes propriétés, d'accorder une négresse pour quatre hommes ; c'est à eux ensuite de s'entendre pour partager paisiblement le fruit de cette concession, faite autant pour éviter tout prétexte de fuite que pour entretenir l'avantage d'une propagation destinée à balancer, un jour, les effets de la mortalité.
Administrateur prévoyant, le planteur brésilien sait, comme on le voit, entretenir par l'exigence sa fortune dans le présent, et, par une flexible moralité, se ménager des ressources pour l'avenir.


2014/01/10

« Une mauvaise rencontre »


Il nous faut vous parler, à présent, d’un homme ayant jadis uni les qualités diverses d’homosexuel, d’artiste, d’anarchiste-voyoucrate et bien d’autres encore, un punk autrement dit, des temps jadis, un punk belge : le très « rauque », finiséculaire et flamand Georges Eekhoud (1854-1927).
« Il meurt, amer, en 1927 », écrit Mirande Lucien, introduisant le beau recueil de nouvelles que nos amis des Âmes d’Atala consacrent ces temps derniers au personnage, et intitulé Une mauvaise rencontre. Relevons, d’entrée de jeu, sous ces mots, la malice évoquant la « mort » récente (et suggérant, peut-être, d’ailleurs, une renaissance possible) d’AMER, l’indispensable revue littéraire et ultra, éditée par ces mêmes précieuses et lilloises Âmes d’Atala, dont c’est peu dire que Georges Eekhoud avait tout ce qu’il fallait, où il fallait, pour s’attirer leur sympathie profonde.
Né petit-bourgeois à Anvers, le bougre, devenu orphelin, se voit envoyé en Suisse, dans un pensionnat d’élite, par les soins de l’oncle pété de thunes auquel il est confié (cet épisode suisse est brièvement évoqué dans son roman wagnérien Escal-Vigor, seul de ses ouvrages dont nous eussions connaissance, avant cette Mauvaise rencontre). Très tôt, Eekhoud découvre son attirance pour les garçons, et sa répugnance symétrique pour les valeurs globales de la société pourrie lui interdisant une telle préférence. Le procès et le sort carcéral fait à Oscar Wilde (à qui l’une des nouvelles du recueil fut dédié, et dont Wilde prit d’ailleurs une connaissance admirative), ayant ému une grande part de l’opinion littéraire de l’époque, sont antérieurs, d’une poignée d’années, aux propres déboires judiciaires d’Eekhoud, traîné pour homosexualité (ou, plus précisément : « outrage aux bonnes mœurs ») devant les tribunaux de Bruges, après la publication (1899) de cet Escal-Vigor susmentionné, premier roman francophone célébrant l’amour masculin. Pour cette raison même, Eekhoud s’engage très vite « politiquement » aux côtés des anarchistes, la Belgique comme la France offrant alors la caractéristique d’une alliance unissant les milieux littéraires et politiques d’avant-garde. C’est ce qui pousse Eekhoud, membre fondateur, et collaborateur au long cours, de la revue réputée La Jeune Belgique, à quitter finalement celle-ci, jugée trop conservatrice, en 1895, pour fonder Le Coq rouge, au ton franchement anarchisant, regroupant Maeterlinck, Verhaeren et d’autres de ses amis. Sa participation au Coq rouge n’empêche pas Eekhoud d’écrire ailleurs pour gagner sa vie, dans des journaux « normaux », populaires et/ou conservateurs, pas plus que sa sympathie pour l’Anarchie anti-électoraliste ne lui interdit de se rapprocher à l’occasion des socialistes du Parti Ouvrier Belge. C’est qu’Eekhoud fonctionne à l’affectif, comme on dit chez les cadres, à la (mauvaise) rencontre, et ses amitiés, particulières, sont très souvent rien moins que politiques (encore faudrait-il s’entendre sur ce dernier terme). Nous voulons dire qu’il aime les voyous, les prolétaires concrets de sa région d’Anvers, les pauvres de Flandre tenant toujours vivantes, au fond de leur calbute, des traditions médiévales païennes de jouissance, et d’insoumission aux valeurs chrétiennes dominantes. Il aime leurs corps, qu’il décrit à merveille, jusque dans le trouble qu’ils provoquent, autant que leurs combines et leur fausseté de petites gouapes arnaqueuses. Le recueil Une mauvaise rencontre (dont les nouvelles qu’il contient datent des années 1895-96) célèbre, un demi-siècle avant Genet, le bonheur sensuel mixte de céder autant à la force brute qu’à la douceur, à la fragilité, en l’occurrence celle  des pauvres. Les saynètes qui s’y succèdent montrent ces deux visages de la séduction masculine : virilité des voyous organisés, fondus dans un corps collectif auquel leur corps propre empruntera ses caractéristiques de morgue, de vantardise nonchalante,  et enfance maintenue, dans la pureté des intentions, dans l’honnêteté invincible de ces prolétaires flamands soumis à l’ignoble exploitation bourgeoise. Burch Mitsu, par exemple, dépeint la vie misérable de pêcheurs ostendais saignés par une litanie de parasites et intermédiaires capitalistes maritimes les contraignant à affronter la mer à perte, sans pouvoir se nourrir ni nourrir leur famille, cependant que des concurrents – britanniques – travailleurs « détachés » cassant encore les prix, se voient « favorisés », déclenchant une révolte finale, au cours de laquelle le héros (dont le narrateur, et à travers lui, Eekhoud, est amoureux) est tué par les gendarmes. Le marin de Burch Mitsu n’est pas un voyou, c’est un travailleur. Mais Eekhoud l’aime autant que les taulards peuplant cette merveille de conte qu’est Le Tribunal au Chauffoir (sans doute, avec le titre éponyme, le plus poignant d’Une Mauvaise rencontre) et dont l’hétérogénéité de classe ne contredit pas, à ses yeux, l’unicité désirable. Le rapport à l’enfance, et à l’adolescence, est ici fondamental. L’homme empêché, dans la réalisation de ses désirs, qu’ils soient homosexuels et/ou illégalistes, est maintenu, pour Eekhoud, sous les coups de la Loi, en situation de minorité. L’innocence, la fraîcheur, alors, de la révolte qui s’y oppose symbolisera, dans la beauté même des corps qui la portent, le surgissement du possible. Telle est l’anarchie d’Eekhoud, hors tout programme et tout dogme. Elle apparaît, vis-à-vis d’une société croulante et verrouillée, comme l’admiration de ce surgissement nouveau, érogène, vital. « Vital » est d’ailleurs le nom du héros d’un autre conte, tiré de ce recueil : celui d’un jeune idéaliste passé par les horreurs du service militaire, et révoqué pour avoir, selon ses moyens, contrevenu aux ordres iniques qui lui étaient donnés (faire condamner un troufion au bénéfice d’une crapule de sous-off, faire tirer sur une foule de grévistes…) et qui finira, désespérant de rien pouvoir changer à cette société lamentable, par balancer une bombe au beau milieu de la Chambre des députés.
Le vitalisme d’Eekhoud, saluant la vigueur des corps ouvriers autant que leur malice, leur capacité de dissimulation face aux brutalités de l’adversaire, est ailleurs présenté comme un problème, une énigme, une aporie bouleversante, dans la nouvelle ouvrant Une mauvaise rencontre. Un jeune aristocrate décadent – sorte de Des Esseintes (libertaire) saisi juste avant les consomption et décomposition finales, écrasé par le spleen et la détestation de son milieu rupin d’origine, se perd sciemment dans quelque bouge malfamé de banlieue, paré de tous ses bijoux et signes extérieurs de richesse, en cherchant l’agression, le braquage et finalement la mort, en manière de suicide par procuration. Il croise toute une bande de mauvais garçons auxquels il paie tournée sur tournée, sachant, devinant, et jouissant par avance des regards concupiscents prometteurs que les voyous lui jettent, en s’en cachant à peine. Sitôt le bal fini, et le café vidé, ils le dépouilleront et le tueront ou plutôt chargeront, ce soir-là, de la besogne, un jeune affranchi chargé de faire ses preuves. Cela tombe bien, si l’on peut dire. La petite gouape en question est précisément le mignon que le narrateur a repéré depuis le début, et qui l’émeut fortement, synthèse eekhoudienne parfaite – ou imparfaite – d’innocence enfantine et (vernis qui la recouvre, l’absorbe superficiellement) de rouerie insolente, de crâneuse morgue pré-délinquante. Les voilà mis en présence, seuls à seuls. Le narrateur attend, longtemps, de son apprenti bourreau, tout en lui ouvrant son cœur et lui révélant l’étendue de son admiration, de son désir admiratif, un coup de couteau qui ne viendra jamais. Gagné à ses convictions anarchistes, de justice et de beauté universelles, que l’aristo lui a joliment prêchées, le jeune voyou se refuse à le détrousser, et à l’occire. À l’issue de trop brefs élans amoureux, les deux hommes, tombés en pleurs dans les bras l’un de l’autre, doivent hélas ! se séparer, suite à un inopiné passage de flics, au désespoir du narrateur, qui recherchera partout, ensuite, durant des mois, son jeune amant. En vain. Le coup de couteau auquel il aura échappé sera en définitive administré au jeune homme, enfin retrouvé, mais juste au moment de mourir, au pied même de la guillotine l’attendant pour expier quelque attentat commis cette fois au nom de l’Anarchie. La leçon aura porté, c’est sûr. Mais c’est pour Eekhoud, et son narrateur amoureux, le déchirement qu’on imagine, l’occasion de cette réflexion, de cette ambivalence : contrarier le vice des voyous, les éduquer, à l’anarchiste ou à la bourgeoise, ne serait-ce aussi risquer de les fragiliser, de ronger au profit des riches cette carapace très sûre qui les protégeait ? « En apercevant Mauxgraves, le visage déjà marmoréen de Daniel s’illumina, se rosit d’émotion, d’un orgueil candide, ses yeux enthousiastes et fervents semblant dire à l’initiateur : « Es-tu content de ton œuvre ? ». Cette expression de félicité et de triomphe déchira le prince au lieu de le consoler (…) C’était l’effet même de ses paroles d’autrefois que le prince lisait dans les grands yeux de l’adolescent, mais à cette exaltation de martyr et d’illuminé se mêlait une ombre de reproche, très doux – oh si caressant ! – au maître qui lui survivrait après l’avoir poussé vers l’échafaud. »
Une mauvaise rencontre, donc. Assurément. Mais pour qui, au juste ? Quand la révolution éclatera, et qu’elle sera, sans nul doute possible, émaillée d’atrocités, d’injustices envers des bourgeois ayant auparavant, contrairement au troupeau de leurs semblables, fait preuve d’humanité, d’amour envers les parias, comment faudra-t-il réagir ? Eekoud confesse ailleurs, là-dessus, préférer le martyre inconnu au danger de laisser échapper, à la suprême saignée finale, le moindre cochon bourgeois : « Les meilleurs, les plus jeunes d’entre les bourgeois sont inaptes aux récoltes des jours prochains (…). Trop de bonheurs et de privilèges nous entachent et nous dégénèrent pour que nous soyons dignes de communier dans la mort avec les doux et sublimes parias ! Résignons-nous, au jour des représailles et des cataclysmes, à tomber confondus avec les mauvais riches. C’est pour donner aux aimés la plus intense preuve de notre tendresse que nous devons consentir à cette méconnaissance, à cette méprise. Il nous faut accepter toute la cruauté de ce sort, et cela sans espérer que jamais nos justiciers nous pleurent ; au contraire, avec le désir que jamais – pour qu’ils n’en éprouvent d’oiseux et inutiles remords – ils sachent à quelle extrémité, à quel paroxysme nous les chérissons ! Il faut, afin que rien ne trouble leur œuvre sereine et régénératrice, qu’ils continuent de nous croire coupables. »

Ian Geay signe, de l’ouvrage, une postface, comme à son habitude, « sinueuse et toute traversée d’éclairs », en d’autres termes irréprochable. Ce qui l’intéresse, chez Eekhoud, c’est la fusion de l’homosexuel et de l’anarchiste, n’en déplaise aux militants de tout poil, et toute spécialité, avides de placer le rauque écrivain flamand dans une case plutôt qu’une autre. Il reprend, d’ailleurs, une phrase d’Hubert Juin signalant en 1976 : « libertaire pour les uns, socialiste pour les autres, il semblerait que chacun tourne autour d’une évidence que la biographie même d’Eekhoud conjure et éloigne alors même que l’œuvre tend vers l’impossible aveu, dessinant un « masque » qui en est le moteur secret. » Libre alors, pour Ian Geay, « aux curés de toutes chapelles », aux « polices politiques de tout bord d’établir leur propre vérité. » Et quant à l’uranisme d’Eekhoud, « il faut lire l’expression homosexuel et anarchiste non pas comme la proposition fermée d’une identité figée mais comme une inclusion ouverte sur l’infini des possibles », « [Eekhoud] était « homosexuel et anarchiste », car il avait l’étoffe d’un lutteur et qu’il ne frémissait que dans le contact, la préhension et l’assemblage des mots et des corps. » S’ensuivent, un peu plus loin, de très féconds développements sur la lutte – la lutte libre, l’art martial, qui passionnait Eekhoud, autant que Cladel et d’autres – comme occasion suprême (relativement à d’autres pratiques martiales, convoquées pour l’exemple) d’incarnation érotique d’une même pulsion présidant, pour Ian Geay, à la vie et à l’écriture, ceci impliquant au passage que les écrivains sérieux se trouvent également souvent être, de son point de vue, des bastonneurs impénitents, prestement mis en appétit par la « préhension » castagneuse (quoique la percussion semble en l’espèce davantage à l’œuvre. Essayez de saisir un gus à l’aide d’une canne plombée, vous galèrerez quelque peu, du moins au début). Cette opinion semble chez lui bien ancrée, comme en témoigne, entre autres multiples exemples (on relira le n°4 d’AMER, consacré tout entier au pugilat, sous toutes ses formes) un article récemment publié par le sieur Geay sur le très martial (et spécialisé) site des cannes et bâtons de combat, un article consacré aux règlements de compte musclés inter-écrivains dans l’Histoire. On écrit, pour M. Geay, comme on se bat. Et l’on vit de même. Eekhoud ruina un jour la gueule, à coups de canne plombée, suite à une chicane littéraire quelconque, au malheureux parnassien Albert Giraud, auteur des très beaux Papillons noirs et Absinthe, et ancien condisciple d’Eekhoud à la Jeune Belgique. Un événement notable, sur lequel Ian Geay ne manque pas de revenir. L’« anarchiste » Eekhoud se trouve en réalité tiraillé entre les exigences d’intensité et de libération. Son goût érotique pour la canaille populaire témoigne d’une défiance certaine envers toute positivité, fût-elle révolutionnaire. Une humanité pacifiée équivaudrait à une humanité vaincue, embourgeoisée, trivialisée, désérotisée. C’est cette tendance que Ian Geay identifie chez lui au moyen de l’expression « lutte pour la lutte », recouvrant tant ses préférences sexuelles que ses habitudes littéraires, et stylistiques. En sorte que la « lutte pour la lutte » eekhoudienne serait simplement l’autre nom possible d’une « conception homosexuelle du monde » préfigurant celle présentée, en son temps, par le FHAR dans son célèbre Rapport contre la normalité (réédité dernièrement par les pionnières éditions Questions de genre/GKC) englobant tous les aspects de la vie, conçue généralement comme combat et affrontement, ce que les gender studies, ayant remis Eekhoud, très oublié depuis sa mort, au goût du jour, n’auront manqué de souligner.

Pour le style même, justement, du rauque « poldérien », comme on le surnommait parfois, un style dont on a pu avoir ici même déjà quelques aperçus, il fut décidément conforme aux exigences posées par Anatole Baju, dans le n°28 du Décadent, c’est-à-dire « tourmenté parce que la banalité est l’épouvantail de cette fin de siècle, et nous devons rajeunir les vocables tombés en désuétude ou en créer de nouveaux pour noter l’idée dans la complexité de ses nuances les plus fugaces. » Les néologismes, donc, et substantivations, y abondent, non moins que les images et symboles évocateurs. D’une part, Eekhoud écrit en artisan, ou alchimiste et « juxtapose, accole, soude deux mots pour en former un troisième où se mélangent équivoquement leurs valeurs » (selon le mot de Fénéon relevant les divers « sexciproque », « violupté », « crucifiger » ou autre « éternullité » employés par Laforgue autour de 1890). Secondement, Eekhoud se met en quelque sorte au diapason du monde, se « borne », en dépit de son côté actif et lutteur, à en enregistrer, décrire et valider les mouvements objectifs, les correspondances. C’est le cas, en particulier, de ses descriptions marines dans sa nouvelle Burch Mitsu, sur les pêcheurs d’Ostende. « Il est plus ou moins puissant, non pas en raison de ce qu’il fait lui-même, mais en raison de ce qu’il parvient à faire exécuter par les autres, et par l’ordre mystérieux et la force occulte des choses », pour reprendre les mots de Maeterlinck, décrivant le poète moderne idéal au Jules Huret de l’Enquête sur l’évolution littéraire.
On pense, à lire Eekhoud, à quelque Huysmans encore compliqué, au Camille Mauclair du Soleil des morts, pour le tarabiscotage ordinaire des expressions (plus vivifiant, certes, et tonique chez Eekhoud) et, ailleurs – violence anarchique oblige – à Louis Dumur décrivant comme lui, dans Albert, ses tourbes contemporaines en de riches, impossibles et haineuses allégories. Comme chez Dumur et Mauclair, on relève souvent, chez Eekhoud les traces d’un antisémitisme sensible et prégnant. Ian Geay invitant, à ce sujet, à ne pas se méprendre, à ne pas commettre d’anachronisme, et rappelant la surdétermination, par le contexte particulier, finiséculaire, d’un tel antisémitisme, nous ne le suivrons pas nécessairement sur ce point. L’antisémitisme, comme expression pathologique parfaite de la confusion politique, nous semble opératoire aujourd’hui encore suivant des modes approchants. Et si nous apprécions Eekhoud, Dumur, Villiers de l’Isle-Adam ou Wagner, c’est précisément en dépit de cette pathologie chez eux très contemporaine, malgré cet antisémitisme occupant et troublant aujourd’hui encore notre oxygène, notre environnement politique immédiat. D’ailleurs, dans l’introduction du petit papillon eekhoudien diffusé (il s’agissait de la nouvelle Bernard Vital), avant Une mauvaise rencontre, par les Âmes d’Atala, on pouvait lire certain passage, auquel nous ne changerions pas une ligne, faisant état d’un temps où les figures « honnies » du juif et du capitaliste coïncidaient parfois, dans les consciences. « On peut le regretter, d’autant que rien n’a vraiment changé depuis ce temps » concluait-on, pour nous à juste titre. Rien n’a encore changé, chantaient les Poppys (et chante encore Taï-Luc, à l’occasion). Le temps d’Eekhoud, celui, aussi, de lire et d’apprécier Eekoud sans illusions, en parfaite connaissance de cause, ce temps-là est aussi le nôtre.
Un dernier sujet de désaccord éventuel – amical – concernerait le statut du kumi kata, et la mise à distance qu’impliquerait pour Ian Geay, en regard de la lutte, le port du gi dans certains arts martiaux (le judo, par exemple).
Mais ceci est une autre histoire.
Dont nous reparlerons avec lui, avec plaisir, en cette nouvelle année 2014, laquelle s’annonce radieuse.
Longue vie aux Âmes d’Atala.

2014/01/09

Thomas Mann : La Mort à Venise (Audio)


L'auteur : né en 1875 et décédé en 1955, Thomas Mann a été lauréat du prix Nobel de littérature en 1929, nonobstant ses prises de positions franchement bellicistes durant la première guerre mondiale, une guerre qu'il accueillit d'ailleurs avec enthousiasme, tant celle-ci était supposée redonner élan et vitalité à une société beaucoup trop décadente à son goût. Ainsi, en novembre 1914, il publiait dans la revue Neue Rundschau un article intitulé Pensées de Guerre (Gedanken im Kriege), dans lequel il glorifiait non seulement le militarisme allemand, mais attribuait également au conflit des vertus émancipatrice et purificatrice, dénonçait pêle-mêle l'universalisme des Lumières, leur stérile humanisme et leur raison raisonnante, le tout s'opposant bien évidemment à la force vitale et presque sauvage du peuple Allemand. 

"Il n'est pas simple d'être un Allemand, disait-il, pas aussi commode que d'être un Anglais, de beaucoup moins distingué et agréable que d'être un Français. Ce peuple a de la peine avec lui-même, il s'interroge, il souffre de lui parfois jusqu'au dégoût ; mais parmi les individus et les peuples, ceux-là valent le plus qui ont le plus de peine." (Thomas Mann, Gedanken im Kriege, cité par Romain Rolland dans son Journal des années de guerre 1914-1919)

L'histoire : publiée en 1912, la nouvelle Mort à Venise retrace les romantiques aventures d'un écrivain âgé d'environ cinquante ans, Gustav Von Aschenbach, qui lui aussi, malgré sa vie plutôt confortable, s'ennuie, souffre et s'interroge. Se décidant alors à quitter les beaux quartiers de Munich pour un séjour de quelques semaines à Venise, il y fera la connaissance de Tadzio, un jeune adolescent polonais dont il tombera bientôt éperdument amoureux. Et tandis qu'une épidémie de choléra se déclarera dans la Sérénissime, Gustav Von Aschenbach, fasciné par la beauté et la vitalité du jeune éphèbe, restera à le contempler malgré la mort qui rôde... et qui l'emportera.

La lecture : effectuée par le comédien Georges Béjean, en 1988, pour une maison d'édition aujourd'hui disparue "La voix de son livre" (durée : 3h30).

2014/01/03

Jorge Amado : Mar Morto

« É  doce  morrer  no  mar... »  Dorival Caymmi & Jorge Amado)
« Se Deus quiser quando eu voltar do mar... » Dorival Caymmi & OrsonWelles)
« Quanta gente perdeu seus maridos seus filhos nas ondas do mar... » D.Caymmi)

Tout comme Hugo, Hemingway ou Melville, Jorge Amado a lui aussi écrit un beau livre sur la mer, ses mythes et ses réalités.
Le mythe c'est Iemanjà, l'une des plus grandes divinités afro-brésiliennes du candomblé, déesse des eaux salées et des marins, tout à la fois mère et épouse d'Orungà, le dieu de l'air, qu'elle conçut avec Aganju, celui de la terre ferme. L'histoire dit qu'aussitôt après avoir été engendré, Orungà, le fils, voyagea dans les airs et sur terre, mais que sa pensée ne pouvait quitter l'image de sa mère, cette magnifique souveraine du monde aquatique vers laquelle l'entraînaient irrépressiblement ses désirs, si bien qu'un jour, il ne put résister et la violenta. Alors Iemanjà s'enfuit et, dans sa fuite, ses seins se rompirent et ainsi surgirent les eaux (...), puis, de son ventre fécondé par son fils, naquirent les orixàs les plus redoutables, ceux qui commandent aux éclairs, aux tempêtes, aux tonnerres... Voilà pour le mythe. Quant à la réalité, elle est moins imagée mais non moins violente : quand le vent se lève au large des côtes atlantiques, que les vagues montent et que soudain l'orage éclate, alors Iemanjà ouvre bien grand ses bras pour accueillir en son sein sa ration de marins. Et, sur les quais du port de São Salvador battu par la pluie, nombreuses sont les femmes à venir attendre en vain leur mari, puis à pleurer leur disparition... avant de s'abandonner à la prostitution afin de subvenir à leurs besoins ainsi qu'à ceux de leurs enfants, jusqu'au jour où ces derniers s'en iront à leur tour affronter la mer et ses dangers.
Génération après génération c'est donc la même tragédie qui se répète inlassablement, la même vie précaire faite de pauvreté, de misère et de résignation, où chaque nouvelle année apporte avec elle son contingent de veuves et d'orphelins. Aussi le lecteur pressent-il dès les premières pages du roman le sort réservé par l'auteur à son personnage principal, Guma, dont le destin, tout comme celui de son père avant lui, sera de périr en mer par une nuit de tempête. Et s'il ne laissera guère de souvenirs dans la mémoire de son fils alors âgé d'à peine deux ans, en revanche, dans les bars louches du port de Bahia, on chantera encore longtemps sa légende, celle d'un marin valeureux ayant plus d'une fois bravé la mort et sauvé des vies au péril de la sienne. Quant à sa femme, la belle Livia, une fille de la terre qui n'aura jamais pu arracher Guma des bras de Iemanjà, elle incarnera tout à la fois l'espoir d'un monde meilleur et aussi la lutte contre les déterminismes sociaux auxquels semblent voués les gens de la mer depuis la nuit des temps.

Un très beau livre, au style empreint de lyrisme et de poésie, peuplé d'une bonne centaine de personnages, dont le vieux Francisco, le docteur Rodrigo, Dona Dulce, Rosa Palmeirão, Maria Clara, Maître Manuel, Chico Tristeza, Toufick, Haddad... et la patte d'Amado pour nous raconter, avec chaleur et sensibilité, l'histoire de chacun d'eux.

Extrait :

[...] Le fils commençait à marcher, jouait avec de petites barques que faisait le vieux Francisco. Abandonnés dans un coin, sans même un coup d’œil du gamin, gisaient le chemin de fer que Rodolfo avait apporté, le petit ours bon marché que Livia avait acheté, le pantin offert par la tante de Livia. La barque faite dans un morceau de mât que le vieux lui avait donnée valait plus que tout le reste. Dans le bassin où Livia lavait le linge, elle naviguait sous les regards enchantés du gosse et du vieillard. Elle voguait sans gouvernail, sans guide et, de ce fait, elle n'arrivait jamais au port ou s'arrêtait au milieu de l'eau, ou bien s'en allait à l'aventure. L'enfant parlait dans sa langue qui ressemblait à celle de Toufik, l'Arabe :
- Pépé, fais l'oraze !
Le vieux Francisco savait qu'il voulait que l'orage se déchaînât sur le bassin. Comme Iemanjà qui faisait fondre le vent sur la mer, le vieux Francisco gonflait ses joues et déchaînait le « nord-est » sur le bassin. La pauvre barque roulait sur elle-même, allait au gré du « vent », rapidement. L'enfant applaudissait de ses petites mains sales. Le vieux Francisco gonflait encore plus ses joues, faisait le vent plus fort, sifflait en imitant la chanson de mort du vent du nord-est. Les eaux du bassin, calmes comme celle d'un lac, s'agitaient, les vagues balayaient la barque qui finissait par s'emplir d'eau et sombrait lentement. L'enfant frappait des mains ; le vieux Francisco voyait toujours avec tristesse la barque aller au fond. Bien que ce fût un jouet, fait de ses propres mains, c'était de toutes façons un bateau qui sombrait. Les vagues du bassin se calmaient. Tout redevenait comme un lac. La barque, au fond, était couchée sur le côté, mais l'enfant plongeait la main dans le bassin et la retirait. Le jeu recommençait et l'enfant et le vieillard passaient ainsi leur soirée, penchés sur une mer en miniature, sur une chaloupe en réduction, sur la vraie destinée des bateaux et des hommes de la mer.

Jorge Amado : Mar Morto (1936)
Traduction : Noël-A. François
Préface de Thomas Gomez
Editions Flammarion

2014/01/01

Jorge Amado : La Balle et le Footballeur
















La délicieuse histoire d'amour entre une balle de football facétieuse et un gardien de but malchanceux : Perce-Filets et Bilô-Bilô, ce dernier également surnommé La Passoire, Main-Pourrie, Roi-des-Cages-à-Poules et autres quolibets peu flatteurs, avant de devenir par la suite Attrape-Tout, le plus fameux des gardiens...

    Paru en 1986 aux Editions ILM.
    Traduit par Caroline Claeys-Desbans.
    Illustrations de Guy Lebrument.
    Et postface éducative d'Alice Raillard.

L'occasion de souhaiter un bon cru 2014 à tous les ami(e)s, y compris aux footeux du dimanche qui vont pouvoir se rincer les mirettes en cette année de Coupe du Monde... dont le trophée — en or massif cerclé de malachite — semble déjà promis à la Seleção do Brazil, à moins que la France (à 21 contre 1), ou bien le Costa-Rica (à 2500 contre 1)... On peut rêver, non ?