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2014/02/22

Grandeur et Unité de la Librairie Entropie

"La néologie n'est pas faite pour le chien de Cratyle."
"Or, étant hommes, tous ont besoin d'unités."
Michel Dubesset

Les kilo-, méga-, giga- et téra- sont des préfixes du Système International d'unités, abrégé en SI (si, SI impératif !). Ce kilo est trompeur. Il n'est pas mille, il est mille vingt-quatre. Soit 2x2x2x2x2x2x2x2x2x2. Deux puissance dix. Une habile union entre le système binaire et le décimal. On devrait dire un kibi, abrégé en Ki. Quoi qu'il en soit, ils sont passés dans l'usage public, notamment par l'usage des cassettes, disquettes souples et dures, de disques zip, disques durs, clés usb. Pour une poignée de milliers de dollars, on peut désormais avoir une clé de 1 téra-octet. On estime depuis 2007 que la quantité d'information numérique produite sur Terre dépasse les capacités de stockage afférentes. Il est donc à craindre que l'inflation continue. Après le téra-, il y a le péta-, l'exa-, le zetta-, le -yotta. Et après ? Il est encore possible de voter, ce n'est pas décidé à ce jour. Certains proposent le hella-. Hellabit dans tout ça ? Tout de suite ça fait plus classe, surtout pour stocker des chats. Tiens, pourquoi bit, d'ailleurs ? Et quelle différence avec le byte ? Le bit est une contraction (ça arrive dans l'eau froide) des lettres extrêmes de "binary digit"; forgé en 1948. Il a gagné sur binit ou bigit. L'unité binaire vaut 0 ou 1. Un octet, c'est une série de 8 bits. Est-ce un byte ? Pas si simple. En pratique, oui. En théorie, on devrait dire un multiplet. La pratique et la théorie, on le sait, en théorie c'est pareil. En pratique en revanche... Il y a également le dit (le même en base 10, et non en base 2). Et le trit. Trit qui en théorie est plus "efficace" que le "bit". Mais en pratique, bien moins pratique.

Et l'Entropie dans tout ça ? C'est une grandeur physique comme deux autres. La thermodynamique, en joule/Kelvin (J/K). Et l'entropie informatique, correspondant à une quantité d'information. Elle s'exprime en nat, en shannon (oui, de Claude Shannon, le compère de Weaver), en nepit ou en nit.

Et l'informatique, ça peut être plus rigolo que ça ? Dans les unités de l'informatique, il y a le nono (pas même un nombre), le binon (l'une des parts du bit, pas exemple), le hobbit, le déket, le flit et le flop, le pica.

Bref, si vous ne saviez pas que le pixel était à la base un élément d'image (abréviation phonétique forgée sur picture element), ou si vous voulez en savoir plus, il existe un glossaire. Le glossaire des "Unités et grandeurs de l'informatique". Cet opuscule a été écrit par M. Dubesset. Un homme pour qui la culture, la typographie, la précision et l'humour sont des arts méritant d'être vécus ensemble, et transmis. Ce glossaire est en quantité limitée à la Librairie Entropie.

Qu'on se le dise.

Jorge Amado : Le Chevalier de l'Espérance (Vie de Luis Carlos Prestes)

« Je n’appelle pas héros ceux qui ont triomphé par la pensée ou par la force. J’appelle héros, seuls ceux qui furent grands par le cœur. » (Romain Rolland : Vie de Beethoven, 1903)

Entre 1922 et 1935, une succession de révoltes, révolutions, insurrections et mutineries agitèrent le Brésil, de Récife à Rio Grande, en passant par Salvador et São Paulo. On luttait alors contre l'oligarchie, pour la liberté, la justice, l'égalité... Et bien souvent même on mourrait pour elles.
De tous ces mouvements qualifiés à l'époque d'insurrectionnels émerge aujourd'hui encore la figure légendaire de Luis Carlos Prestes, héros pugnace et populaire, fort justement surnommé Chevalier de l'Espérance par ses nombreux fidèles, dont l'écrivain Jorge Amado qui consacra en son temps tout un livre à sa gloire. Non pas une biographie au sens strict du terme, avec soucis de précision et d'exactitude, mais plutôt une vie romancée, un chant d'amour à la fois pour l'homme et sa cause, son pays et son peuple. Quatre-cent pages d'éloge au cours desquelles nous est d'abord présentée l'enfance pauvre et difficile de Luis Carlos Prestes, fils d'une institutrice et d'un officier du Génie, décédé alors qu'il avait à peine dix ans, puis son entrée à l'Institut militaire de Rio Janeiro, où son charisme et son intelligence lui valurent rapidement l'admiration de ses pairs. Et puis arrive les années vingt, plombées par la corruption, les fraudes électorales, la crise économique...
En juillet 1924 a lieu une nouvelle tentative de soulèvement auquel le capitaine, alors âgé de vingt-six ans, participe activement... mais vainement. C'est l'échec, la déconvenue, un terrible fiasco. Toutefois, bien que cernés et bombardés par les forces du Gouvernement, Carlos Prestes et ses hommes parviennent à leur échapper de justesse, puis à rejoindre les mutins des autres casernes, eux aussi vaincus. Dès lors, pour ces quelques milliers de rebelles commence un périple que l'histoire a retenu sous le nom de Colonne Prestes : une marche d'environ 26000 km à travers le Brésil entre octobre 1924 et février 1927. Vingt-huit mois durant lesquels la Colonne, brillamment dirigée par son capitaine, tient tête à l'ensemble des forces lancées à ses trousses. Traqués sans relâche par une armée régulière largement supérieure en nombre et en équipement, pourchassés par les cangaceiros, alliés d'occasion du gouvernement, les fugitifs parviennent malgré tout à semer leurs poursuivants, tantôt en se frayant un passage à travers la brousse de la catinga, tantôt en franchissant les abruptes montagnes du Nordeste ou les marécages du Mato-Grosso. Souvent affamés, parfois malades ou blessés, ils marchent la nuit, ils marchent le jour, essaimant dans chacun des villages traversés le germe des révolutions futures. De plus en plus sales et hirsutes, ils marchent malgré la fatigue, le froid, les douleurs de toutes sortes, et sous la plume d'Amado cette Grande et Longue Marche prend naturellement des allures d'épopée, quand bien même elle s'achève en folle débandade, sans avoir jamais réussi à rallier le peuple à sa cause, derrière la frontière bolivienne où les 600 rescapés de la Colonne trouvent enfin refuge et repos.


Le dernier tiers du livre est, de loin, le plus intéressant. Le plus tragique aussi. Sont tour à tour passés en revue le coup d'état de Gétulio Vargas et la conspiration communiste pour renverser le dictateur — encore un échec —, puis la traque et l'arrestation de Carlos Prestes de retour d'exil, aussi le procès truqué et les dix ans de cachot, ponctués pour le révolutionnaire de tortures à la fois physiques et morales. Pire, Olga Benàrio, son épouse, brésilienne depuis son mariage, mais juive d'origine allemande, et bien qu'enceinte de sept mois, est livrée à la Gestapo par Gétulio Vargas en 1936 ; elle mourra au camp de Bernbourg, gazée au monoxyde de carbone en 1942, soit précisément l'année où paraîtra et circulera clandestinement au Brésil Le Chevalier de l'Espérance, un livre écrit à chaud, en quelques semaines, que l'on ne peut apprécier qu'à la condition expresse de garder non seulement présent à l'esprit le contexte historique mais aussi le public auquel il s'adressait. Un livre qu'il faut donc prendre tel qu'il est, pour ce qu'il est : un acte de foi et de combat, la geste militante d'un écrivain engagé dans une juste cause, mélange de rêves et d'espoirs, de réalité truquée, falsifiée par naïveté et soif de liberté, mais... mais tout cela n'empêche pas l'auteur d'énoncer aussi par-ci par-là quelques vérités bien senties.

Article du 18 février 1937 (L'Humanité)

Morceaux choisis :

Une page d'histoire sociale à travers le portrait du père de Carlos Prestes :

Par cette matinée glorieuse du 15 novembre 1889, où la monarchie s'écroulait au Brésil, les élèves de l'Ecole Militaire s'étaient groupés autour de leur professeur et chef, le lieutenant-colonel Benjamin Constant Botelho de Magalhaes, et avaient juré de "vaincre ou mourir" pour la République et la démocratie. [...] Ces élèves officiers sur le point de terminer leurs études, prenaient sur leurs épaules le lourd fardeau du destin de la Patrie. Ils avaient appris le sens du patriotisme, du civisme et de la dignité, par la bouche de cet honnête lieutenant-colonel qui était à la fois un homme de science, un homme juste et un héros.
Ils s'avancèrent l'un après l'autre, mon amie. L'un était pâle d'émoi, l'autre souriant, un autre encore avait la bouche contractée par la haine, car il était mulâtre et se souvenait que ses aïeux avaient été esclaves de l'Empire. Lorsque le tour de l'élève Antonio Pereira Prestes arriva, celui-ci avança, décidé et ferme, la tête haute, regardant droit devant lui. Il prêta serment et se plaça à côté de Benjamin, prêt à l'accompagner.
[...] Cet élève avait été sept ans durant soldat ; il s'était mêlé au peuple, dont il connaissait les problèmes, non pas comme les aurait connus un observateur ou un spectateur, mais comme quelqu'un qui les avait vécus. Il savait combien il était difficile à un soldat de franchir les portes de l'Ecole Militaire et de l'Ecole d'Etat-Major, alors que ces portes s'ouvraient si facilement aux parasites de la noblesse et aux fils de gens riches. Mais il savait plus, beaucoup plus, mon amie. Il savait ce qui se passait dans les villes et dans les campagnes, où les soldats vivent en contact avec les gens les plus pauvres, les plus exploités et les plus éprouvés. Il connaissait les nègres : parmi eux, il avait appris les souffrances indescriptibles d'une race réduite à l'esclavage. Il avait assisté à leurs luttes révolutionnaires. Il avait vu, jour après jour, sous l'Empire, la montée de la réaction, hypocrite, prudente, mais forte, qui luttait contre le courant en faveur de l'abolition de l'esclavage. Vivant à côté d'ex-esclaves et de fils d'esclaves, ayant le même métier qu'eux, il ne s'était pas laisser tromper par la démagogie de la famille royale, qui s'efforçait de faire passer l'Empereur et les siens pour "des abolitionnistes qui ne décrétaient pas l'abolition, parce que les forces politiques du pays ne le leur permettaient pas". Il avait compris que l'esclavage des noirs était la base sur laquelle reposait l'Empire. Et que pour cette raison même, l'Empereur et sa famille en étaient nécessairement partisans. Il avait compris que lorsque l'esclavage serait aboli et que le peuple aurait triomphé, même alors, la mission des patriotes ne serait pas finie. Qu'il fallait un régime où le peuple fût représenté, où il pût choisir ses gouvernants, où il pût faire entendre la clameur de ses besoins. Besoins que le soldat Antonio Pereira Prestes avait vus avec les yeux étonnés d'un enfant qui s'était enfui de chez lui pour vivre, dans l'armée, l'aventure de la vie. Il avait découvert que la vie du peuple était une bien triste aventure, mon amie, une aventure amère et douloureuse, parfois héroïque, presque toujours tragique. Il avait vu la famine dans laquelle vivaient les artisans, alors qu'au Palais, devant les "buffets" garnis de plats exquis les danseurs se reposaient des fatigues de la danse, en goûtant à des mets aux noms français et compliqués. Il avait vu dans les sertaos du Nord-Est les hommes sans terre devenir prophètes du malheur, s'improviser chefs militaires et religieux afin de lutter pour obtenir les terres que les comtes, les barons, les marquis d'alors avaient reçues de l'Empereur, pour un mot d'esprit, une valse bien dansée, une bastonnade bien appliquée sur les reins d'un nègre. Il avait vu les nègres fuir les masures immondes et misérables et gagner la libre forêt vierge. Il avait connu des victimes anonymes et des héros anonymes. Il avait vu le peuple, il avait vécu sa vie, il avait partagé ses souffrances. C'est ainsi, mon amie, que le jeune Antonio Pereira Prestes était devenu un homme et qu'à l'âge de 20 ans il avait terminé ses études militaires.

Pour se donner du courage dans les moments difficiles :

Une fois, — c'était une nuit pluvieuse et venteuse, — nous avancions dans la rue pauvre d'une ville lointaine. Nous marchions courbés, ton corps tout près du mien. D'une salle obscure, à travers les volets de bois, la rumeur de voix d'hommes conversant amèrement, parvint jusqu'à nous. Tout à coup, quelqu'un dans la salle prononça un nom. L'amertume et le désespoir s'envolèrent, l'espoir seul resta. Au-dessus de nous, au-dessus de la pluie et du vent, une étoile brilla dans la rue pauvre. Une joie printanière gagna la nuit pluvieuse de l'hiver. Une autre fois nous vîmes des hommes qu'on menait en prison. Ils souriaient, ce n'était ni des voleurs ni des assassins, ils n'exploitaient pas de femmes et ne vendaient pas de drogues. Ceux qui les conduisaient étaient des voleurs, des assassins, ils exploitaient les hommes, vendaient des drogues, c'étaient des policiers. Ces hommes qu'on menait en prison souriaient, les femmes qui les voyait passer pleuraient, les hommes serraient leurs poings. Quelqu'un murmura un nom, le nom d'un autre prisonnier. Et l'espoir brilla dans le sourire des prisonniers, dans les larmes des femmes, dans les poings serrés de ceux qui restaient.
[...] Si à un moment quelconque, notre pauvre cœur se sent faiblir devant les souffrances et appelle la mort pour éviter de supporter la douleur et la pourriture, pensons une minute à Luis Carlos Prestes, pensons à celui qui, au summum de la douleur et de la pourriture, souffrant, voyant souffrir les siens, voyant le peuple souffrir, voyant comment certains mouraient, cédaient ou se vendaient, continua à se dresser vivant pour la liberté. Et alors nous aurons des forces neuves, du courage, de l'espoir. De l'espoir, mon amie.

La parabole du bon samaritain :

Dans le Piaui... La Colonne passait devant un rancho aux murs en pisé et au toit de paille, habité par Joal, un sertanejo semblable aux milliers d'autres sertanejos du Brésil. La Colonne passait, il voulait lui offrir un cadeau, témoigner de n'importe quelle manière sa reconnaissance aux soldats de la liberté. Joal s'avance vers Luis Carlos Prestes, portant une jarre pleine de farine. C'était tout ce qu'il y avait à manger dans son rancho. Et il lui dit :
- Mon général, prenez cette farine, c'est tout ce que j'ai à manger dans mon rancho... Donnez-la aux soldats...
Puis se ravisant, il trouva que  cela ne suffisait pas. Il retourna vers son rancho. Il avait un âne. Il le prit par le licou, et s'avança à nouveau vers Prestes :
- Mon général, voilà ce petit âne, c'est tout ce que j'ai pour vivre... Prenez-le, ne marchez plus à pied...
Puis il s'en retourna au rancho. Rentré chez lui, il trouva néanmoins que ce qu'il venait de faire n'était pas suffisant, mon amie. Mais il n'avait plus rien à donner, il ne possédait rien d'autre au monde. Non, mon amie, il possédait encore quelque chose, il possédait sa vie, qu'il pouvait donner pour la liberté. Alors, il alla une troisième fois vers Prestes. Il ne portait plus rien dans ses mains de mulâtre, mais il marchait en souriant :
- Mon général, dit-il. Je vous ai donné tout ce que je possédais, donnez-moi maintenant un fusil et une place dans votre Colonne...
Voilà, mon amie, comment le soldat Joal s'engagea dans la Colonne Prestes sur le haut sertao du Piaui.

Qui sème le vent... :

L'U.R.S.S, mon amie, c'est la patrie des travailleurs du monde, la patrie de la science, de l'art, de la culture, de la beauté et de la liberté. C'est la patrie de la justice humaine, le rêve des poètes dont les ouvriers et les paysans ont fait une réalité merveilleuse.
Auparavant, sur ces terres blanches de neige, noires de pétrole et blonde de blé, dans les campagnes et dans les usines, les hommes étaient des esclaves, ils étaient prisonniers dans les universités et dans les bibliothèques. Ce peuple menait une vie malheureuse, les femmes ne riaient pas sous les tsars et les grands ducs ; il n'y avait pas de joie sur le visage des enfants affamés. Un vent de famine et d'oppression soufflait sur les steppes de la Russie. On fouettait les hommes, le cri des foules était étouffé par le crépitement des mitrailleuses balayant les places publiques. Des millions d'hommes travaillaient pour quelques-uns, l'aube en Russie était le prolongement d'une nuit horrible et se levait sur le ciel sans étoiles de l'esclavage, sur un jour sans soleil, sans espoir.
[...] La Russie tsariste, mon amie, c'était le pays de l'oppression et de la haine, du malheur et de la famine au milieu des champs de blé, c'était le pays où les vêtements manquaient alors que les métiers fonctionnaient, tissant du drap et de la toile. Des races entières étaient réduites à l'esclavage, des nations étaient courbées sous le fouet d'un maître et de quelques contremaîtres. Telle était la Russie, mon amie, il n'y a que vingt et quelques années, et cela semblait devoir durer toujours.
[...] Aujourd'hui, l'U.R.S.S. est le pays des peuples libres, des patries et des races libres, des hommes heureux. Il n'y a plus de riches ni de pauvres, il n'y a que des hommes dans leur intégrité, dignes et maîtres de leur vie. Pendant vingt ans, ces hommes ont construit un monde nouveau. Les enfants joyeux des campagnes et des villes de l'U.R.S.S. ont le rire aux lèvres et ne connaîtront jamais le malheur de naître esclave.

Jorge Amado : Le Chevalier de l'Espérance (1942)
Traduit du brésilien par Julia et Georges Soria

2014/02/09

Hugo Pratt : Corto Maltese au Brésil (BD)




Là j'ai vraiment regretté ma thune et mon temps ! Déjà que les histoires de ces trois BD ne sont pas des plus passionnantes, mais au format 21x14 (A5) c'est carrément l'horreur : dessins flous, presque approximatifs, textes compressés, couleurs ternes et sans relief... Une grosse déception ! D'autant que le personnage de Corto Maltese, aventurier cynique et désinvolte, ne m'est pas, lui non plus, franchement sympathique... Bref, voili-voilou trois bandes dessinées qu'on ne vous conseille pas. Du tout, du tout.

2014/02/08

Jorge Amado : Les Chemins de la Faim

« Urubus, vous n'avez pas de cri, cri de chasse, cri d'amour, cri de peur...» (4Lavilliers)

« ... c'est dans le principe de la grande propriété foncière, dans la mauvaise répartition des domaines, dans le monopole de la terre, que l'on peut trouver la cause fondamentale du retard, de la misère et de l'ignorance de notre peuple. » (Luis Carlos Prestes, en 1946, lors d'un discours à la Chambre)

Juin 1946. Alors qu'il vient d'être élu député à l'Assemblée nationale — mais s'apprête à connaître une nouvelle période d'exil et de vie clandestine —, Jorge Amado achève la rédaction des Chemins de la Faim, l'un de ses livres les plus traduits et les plus largement diffusés dans le monde, sans doute parce que l'un des plus émouvants de toute son oeuvre.
Paru au Brésil sous le titre Seara Vermalha (Moisson Rouge, rouge du sang abondamment versé, puis rouge comme une levée d'étendards marqués de la faucille), le roman se divise en deux parties bien distinctes, avec beaucoup de violence dans la première et la seconde, mais celle-ci toutefois tempérée par une petite lueur d'espoir. Il retrace tout d'abord le périple d'une famille de paysans expulsés de la plantation où ils s'échinaient depuis vingt ans et qui se voient donc contraints à rejoindre São Paulo, en traversant à pied l'enfer de la caatinga. Commence alors pour ces treize migrants (en comptant l'âne et la chatte) une succession d'épreuves si terribles que seuls quatre d'entre-eux parviendront au bout du voyage, les uns mourant de faim, de soif ou d'épuisement, les autres de maladie ou d'empoisonnement. L'écriture est sèche, presque dure, elle prend vraiment aux tripes.
Dans la seconde moitié du livre, Amado nous présente les différentes réponses possibles à la tyrannie des puissants, en décrivant les trajectoires de trois des fils partis du foyer familial quelques années seulement avant l'exode de leurs parents : João, le soldat mystique, José, le bandit de grand chemin, et Juvencio, le militant communiste, ce dernier ayant bien évidemment toutes les faveurs de l'auteur. C'est le héros masculin des Chemins de la Faim. Il est fort, courageux, combatif, tout comme sa mère, Jucundina, l'autre figure emblématique du roman, une femme de caractère qui souffre, espère et, malgré les revers endurés, continue de lutter jour après jour pour préserver les siens.

On signalera enfin que cette lecture permet également d'approcher certains épisodes de l'histoire brésilienne, tels que la révolution constitutionnaliste de 1932 et l'insurrection (ratée) de 1935, aussi le mouvement des cangaceiros et l'agitation messianique du Nordeste, l'une et l'autre sévèrement réprimés par les autorités.


Extraits :

Avant l'exode :

La vie était dure pour tout le monde ; en plus du jour de travail gratuit qu'exigeait leur contrat, les métayers devaient céder à la plantation la moitié de leur farine, de leur maïs et de leur patate douce. Mais ni les enfants qui succombaient, ni les maladies qui se succédaient, ni l'éternel manque d'argent n'arrivaient à attrister Ataliba. Il était né joyeux, il aimait les fêtes, les réjouissances et, en vieillissant, il n'avait pas changé. Au contraire. Même pendant les années les plus difficiles, même cette fameuse année de la sécheresse où toutes les cultures avaient roussi, et qu'ils étaient restés endettés jusqu'au cou, même alors Ataliba avait célébré la Saint-Jean, qui était le jour de la fête de sa femme, Joana.

[...] Les notes de l'accordéon avaient fait taire les grillons du sentier. Dans le groupe, formé de plusieurs hommes et de quelques femmes, les conversations et les éclats de rire cessèrent aussi. Bastiao avait commencé à jouer. Elle était ancienne et démodée, cette polka, mais là-bas, au bout du monde, les choses mettaient longtemps à venir, et les airs de danse aussi.



La traversée du désert :

Aride et inhospitalière, s'étend la caatinga. Dans ce sertao sec et sauvage comme un désert d'épines, sur des lieues et des lieues, ne s'élèvent que de rares arbustes. Sous le soleil brûlant de midi, des serpents et des lézards se glissent entre les pierres. Ce sont des lézards énormes, immobiles, ils semblent dater du commencement du monde, avec leurs yeux fixes sans expression, comme des sculptures primitives. [...] Les rideaux d'épines qui s'entrecroisent dans la caatinga forment un désert infranchissable [...] on n'y trouve pas un seul chemin, même rudimentaire, pas un arbre à l'ombre reposante, pas le moindre fruit juteux. Seules quelques umburanas s'élèvent de temps à autre, rompant la monotonie des arbustes de leur présence amie et accueillante. Autrement, on n'y voit guère, à l'infini, que des cactées de toutes espèces, des favelas, des mandacarus, des columbis, des quichabas, des croas, des couronnes-de-pères, avec, au milieu de toute cette âpreté, surgissant comme une vision miraculeuse, la fleur d'une orchidée. Un enchevêtrement d'épines, inextricable. Sur des lieues et des lieues, à travers tout le Nord-Est, s'étend le désert de la caatinga. Sans routes, sans chemins, sans sentiers, sans nourriture et sans eau, sans ombre et sans ruisseaux, impossible à traverser. La caatinga du Nord-Est.
Pourtant, sillonnant ce désert dans tous les sens, voyage une foule innombrable de paysans. Des hommes chassés de chez eux par les grands propriétaires et par la sécheresse, expulsés de leurs maisons, des hommes sans travail qui descendent vers Sao Paulo, eldorado de leur imagination. Ils viennent de toutes les régions du Nord-Est pour faire ce voyage aux sombres surprises, les pieds chaussés de sandales de cuir, ils coupent la caatinga, ils se frayent un chemin à travers les épines, ils triomphent des serpents perfides, ils surmontent la soif et la faim, les mains écorchées, les visages déchirés, les cœurs au désespoir. Ils sont des milliers et des milliers qui se succèdent sans trêve.


Les dix plaies du Brésil :

[...] Les urubus, derrière eux, n'eurent pas grand mal à remuer le peu de terre qui recouvrait le corps de Dinah. Eux non plus ne trouvaient pas grand chose à manger dans cette caatinga aride et déserte. Bruyants et querelleurs, ils foncèrent en bande sur le cadavre, échangeant des coups de bec. Jéronimo qui marchait en avant, et qui ne voyait plus dans le ciel les rapaces suivre leur caravane, devina ce qui se passait. Joao Pedro, lui aussi, savait qu'ils étaient en train de dévorer le cadavre de sa femme. Mais il n'avait pas le courage de revenir sur ses pas, de perdre plus de temps, il était à bout, il n'avait plus la force de souffrir, plus de larmes à verser. Peu à peu, ils s'étaient persuadés qu'aucun d'eux n'arriverait au terme du voyage, qu'aucun d'eux ne verrait la prospérité qui régnait à Sao Paulo. Mais ils avançaient toujours, car cela aurait été pire de retourner en arrière. Et retourner où, puisqu'ils n'avaient plus ni pays, ni maison, ni champ de manioc, ni champ de maïs ?
Au milieu de l'après-midi, les urubus les rejoignirent et recommencèrent à voler en cercles autour d'eux.



L'arche de Noé :

[...] Une rumeur de sanglots et de gémissements parcourt le navire. En première classe, on joue du piano et l'on rit. Là, on ne mange pas seulement du poisson, on y sert de la viande, du pain à volonté, du café au lait, personne n'est tombé malade. La vie des pauvres, c'est ça... et Jucundina se demande pourquoi il naît des gens pauvres, si c'est pour souffrir autant ! Qu'il s'agisse d'eux pendant cet exode, ou de ces marins que les perches appuyés sur leur poitrine sanglante rendent infirmes, c'est la même misère. Ce monde est mal fait, il est plein d’injustice, il doit finir. Et il va sûrement finir, il est près de la fin, le saint le dit, la sainte le dit, et leurs voix sont entendues dans tout le sertao, où les joueurs de guitare aveugles, les bandits les plus courageux et les femmes les plus malheureuses répètent que la fin du monde est proche et que les souffrances vont s'achever.


La loi du talion :

[...] Quand il partait le matin vers les champs, la faux sur l'épaule, il marchait comme un esclave qui aurait traîné des chaînes aux pieds. Cette terre ne leur appartenait pas, et même leur droit sur les récoltes de maïs et de manioc pouvait leur être contesté à n'importe quel moment par le colonel. Le jour de travail gratuit pour la fazenda lui semblait être de l'exploitation. Cela ne suffisait-il pas, d'être obligés de vendre les produits du champ au colonel, au prix qu'il avait fixé, et d'acheter au magasin tout ce dont ils avaient besoin ? Il entendait des histoires de terres volées, de crimes, de paysans tuant des propriétaires, s'enfuyant dans les bois, de types condamnés à de longues peines, allant à Fernando de Noronha. C'était une soif de vengeance et de justice qui l'avait déterminé à partir. Lucas Arvoredo, avec sa horde de bandits, lui apparaissait comme le vengeur héroïque des paysans du sertao. C'était lui qui avait raison. S'ils devaient travailler jour et nuit pour une plantation, naître et mourir sur la bêche, sans aucune autre perspective, alors mieux valait tout lâcher, prendre une carabine, et aller récupérer dans les fermes et dans les villes ce qui leur était dû.



Le buisson ardent :

[...] Il assuma toute la responsabilité du soulèvement et, malgré les châtiments et les tortures, il ne répondit rien de plus aux questions qu'on lui posa et aux provocations qu'on lui fit. Sa déposition fut réduite à la phrase suivante : « N'a rien déclaré. » Le jeune paysan du sertao qui s'était enfui de chez lui pour entrer dans la bande de Lucas Arvoredo avait fait son apprentissage dans la ville et était devenu le leader des hommes révoltés. Parfois, en prison, il pensait au sertao, aux paysans, à Lucas Arvoredo, à son frère José qui avait suivi le cangaceiro. Cela avait été la même impulsion de révolte, la même soif de justice qui l'avait arraché à ses champs. Seulement lui avait eu plus de chance et, au lieu du groupe de cangaceiros, il avait rencontré le Parti qui avait donné un sens à sa rébellion.

Jorge Amado : Les Chemins de la faim (1946)
Traduction : Violante do Canto

2014/02/01

Librairie Entropie: Kultur Pop 20

Les tables tournantes de Jersey
Tandis qu'on a un ANPéRO à la librairie Entropie, mais sans Bruno (c'est énervant), que les verres de bourbon s'éparpillent sur les livres et sur la grande table tournante, et que le cheval blanc en ricane (c'est énavarrant), qu'il faut Trierweiler moins pour Gayet plus (c'est navrant), le volume 20, sûrement le premier de  l'an 2014, des génériques d'émissions de Radio France, surtout France Culture - Kultur Pop, 2014 point 20 vient de paraître. Il s'agit de morceaux plus ou moins pénibles, dans l'air du temps. Ils sont néanmoins des extraits de génériques de France Culture, très souvent en petits bouts, coupés par le couteau de Ravaillac (non Sébastien, ce n'est pas pour toi), surtout de la Dispute, tiens !

Kultur Pop 2014.20 "Pénibles" (nouveauté du 2014/02/01)

Hermann : Caatinga (BD)

Quoi de mieux appropriée que la bande dessinée de l'auteur belge Hermann Huppen pour illustrer les deux billets précédents, puisqu'on y croise là aussi de drôles d'oiseaux et très peu d'oiselles, à savoir les cangaceiros et jagunços du nordeste. Rien que des bonshommes, certains d'entre eux un chouïa rebelles, d'autres plus conventionnels, mais tous le cuir tanné et le caractère bien trempé, moitié voyous et moitié dandys, comme à l'Entropie.
On verra ci-dessous avec quelle maestria Hermann Huppen a non seulement su retranscrire un climat de franche et virile amitié, mais dépeindre également une région du monde dont les paysages passent du vert-tendre au gris-cendre au gré des saisons : celle de la pluie, souvent insuffisante, et celle du soleil, durant laquelle il n'est pas rare de voir la température du sol monter à plus de 50° centigrades, évaporant ainsi en quelques jours toute l'eau tombée au cours des six derniers mois. Et c'est donc au cœur de la caatinga, partie la plus aride et la plus pauvre du sertão, que se déroule l'histoire de cette bande dessinée au scénario sans surprise, car archétypal, mais aux superbes et fascinants graphismes.
D'abord la faune et la flore. Ici cohabitent plusieurs dizaines de variétés de bêtes à poils ou à plumes qui volent, courent, rampent sur la caatinga, et parfois gisent à même le sol lorsqu'il s'agit de l'espèce humaine, cette dernière n'étant visiblement pas la mieux adaptée pour y vivre :

Jacaré (alligator), cascavel (crotale), corrupião (passereau), urubu et ara vert



Un fazendeiro a engagé un jagunço pour tuer le père du caboclo qui vient de lui voler une chèvre. Le caboclo et son frère se vengent aussitôt en abattant l'un des gauchos du fazendeiro, lequel décide alors de massacrer leur famille, etc... :

Caboclo : paysan - Fazendeiro : gros propriétaire terrien - Jagunço : tueur à gage - Gaucho : gardien de troupeau


Le fazendeiro, la fazenda et le jagunço :


Le chef d'une bande de cangaceiros dans laquelle s'enrôlent les deux caboclos :


Une sélection de vignettes qui fleurent bon la testostérone :


L'armée, la milice, la police :


La fuite des cangaceiros à travers la plaine désertique, les sols rocailleux, les broussailles épineuses de la caatinga :


Sans oublier le cortège d'olibrius croisés sur la route de l'exil, poètes, chanteurs et pèlerins mystiques :


Hermann : Caatinga (2001)
Aux éditions Du Lombard