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2012/10/14

Le livre de sable est dans l'arène

[...] Je l’ouvris au hasard. Les caractères m’étaient inconnus. Les pages, qui me parurent assez abimées et d’une pauvre typographie, étaient imprimées sur deux colonnes à la façon d’une bible. Le texte était serré et disposé en versets. A l’angle supérieur des pages figuraient des chiffres arabes. Mon attention fut attirée sur le fait qu’une page paire portait, par exemple, le numéro 40514 et l’impaire, qui suivait, le numéro 999. Je tournai cette page ; au verso la pagination comportait huit chiffres. Elle était ornée d’une petite illustration, comme on en trouve dans les dictionnaires : une ancre dessinée à la plume, comme par la main malhabile d’un enfant. L’inconnu me dit alors :
– Regardez-la bien. Vous ne la verrez jamais plus.
Il y avait comme une menace dans cette affirmation, mais pas dans la voix. Je repérai sa place exacte dans le livre et fermai le volume. Je le rouvris aussitôt. Je cherchai en vain le dessin de l’ancre, page par page. Pour masquer ma surprise, je lui dis :
– Il s’agit d’une version de l’Écriture Sainte dans une des langues hindoues, n’est-ce pas ?
– Non, me répondit-il.
Puis, baissant la voix comme pour me confier un secret :
– J’ai acheté ce volume, dit-il, dans un village de la plaine, en échange de quelques roupies et d’une bible. Son possesseur ne savait pas lire. Je suppose qu’il a pris le Livre des Livres pour une amulette. Il appartenait à la caste la plus inférieure ; on ne pouvait, sans contamination, marcher sur son ombre. Il me dit que son livre s’appelait le livre de sable, parce que ni ce livre ni le sable n’ont de commencement ni de fin. Il me demanda de chercher la première page. Je posai ma main gauche sur la couverture et ouvris le volume de mon pouce serré contre l’index. Je m’efforçai en vain : il restait toujours des feuilles entre la couverture et mon pouce. Elles semblaient sourdre du livre.
– Maintenant cherchez la dernière.
Mes tentatives échouèrent de même ; à peine pus-je balbutier d’une voix qui n’était plus ma voix :
– Cela n’est pas possible.
Toujours à voix basse le vendeur de bibles me dit :
– Cela n’est pas possible et pourtant cela est. Le nombre de pages de ce livre est exactement infini. Aucune n’est la première, aucune n’est la dernière. [...]

Extrait de la nouvelle Le livre de sable, du recueil éponyme (titre original : El libro de arena) de Jorge Luis Borges.

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