Pages

2012/11/06

De l’influence de la littérature sur les lettres de Nastasie Philippovna à son époux, Ivan Zviaguintsev…


La scène qui va suivre se passe en 1942, en Russie, sur les bords du Don, en pleine guerre entre les Soviets et le troisième Reich. Tandis que l’armée Allemande progresse, et que la Russe recule, l’un des personnages du roman de Mikhaïl Cholokhov se plaint de sa femme auprès d’un camarade de combat : 

- […] Il n’y a guère que deux ans qu’elle est dérangée ma femme. Et je vais te dire une bonne chose : elle s’est dérangée rapport à la littérature.
Huit ans on avait vécu comme tout un chacun. Elle faisait équipe avec moi sur une moissonneuse, sans jamais tomber dans les pommes ou me jouer le cinéma. Et puis, le jour où ça lui a pris de lire de la littérature, ça a été le commencement de la fin. Elle est devenue si savante qu’elle ne peut plus causer comme tout le monde : il lui faut des majuscules partout. Et ses bouquins, ça l’a ensorcelée qu’elle passe ses nuits à lire et que, le jour, tu croirais un mouton qui a attrapé le tournis : elle soupire, et tout lui tombe des mains. Une fois, tiens, elle s’amène en soupirant, mais là, à fendre l’âme, et puis elle m’explique avec des manières : « Mon pauvre Ivan, dire que tu ne m’as jamais fait une déclaration d’amour ! J’ai jamais entendu de toi des mots tendres comme on en écrit dans la littérature ! » Moi, je commençais à râler. Elle a lu à refus ! que je me dis, et je lui réponds : « Nastasie, tu es pas un peu cinglée ? Voilà dix ans qu’on s’est mis ensemble. Il nous est venu trois gosses. Ça aurait l’air de quoi, bon Dieu, que je te dégoise une déclaration d’amour ? Je peux toujours me tirebouchonner la langue : ça sortirait pas. Les mots tendres, même du temps que j’étais jeune, j’en ai jamais dit, je m’expliquais par gestes, alors, ça n’est pas à cette heure que je vais commencer. » […] 
C’est vrai, à la fin ! Moi, je ne suis pas contre les loisirs culturels. J’aime bien lire un bon livre, un où on parle de mécanique ou bien de moteurs. A la maison, j’en avais de bien intéressants : sur l’entretien du tracteur, sur les moteurs à combustion interne, sur l’installation des diesels à poste fixe et, bien sûr, des tas de choses sur les machines agricoles. Qui sait les fois que je lui ai dit, à Nastasie : « Lis donc quelque chose rapport aux tracteurs. J’ai un bouquin épatant, avec des petits dessins et des croquis. Dans ton métier, c’est des choses que tu dois connaître. » Tu te figures qu’elle m’écoutait ? Tu parles ! Mes bouquins, ça lui faisait le même effet qu’un encensoir au diable. Il lui faut de la littérature, et que ça bave l’amour comme un pétrin quand il y a trop de levure dans la pâte. […] 
Tu sais comme on est content, au front, quand on a du courrier de la maison. On le montre aux copains. Toi, par exemple, tu me lis les lettres de ton gamin. Moi, les lettres de ma femme, je ne peux les lire à personne : j’ai trop honte. Quand on était encore dans le secteur de Kharkov, j’ai reçu trois lettres, coup sur coup. Toutes les trois commençaient de la même façon : « Mon poussin chéri », qu’elle me disait. J’en ai eu chaud aux oreilles : où c’est qu’elle avait bien pu dénicher ce nom de volaille ? Dans la littérature, évidemment, il n’y a pas d’autre explication ! Elle aurait pu mettre comme tout le monde : « Mon cher Ivan. » Non : il lui fallait du « poussin chéri » ! Or, note bien, quand on était à la maison, elle m’appelait « sale rouquin » ; seulement, il avait suffi que je parte au front pour devenir son poussin chéri. Et, avec ça, dans les trois lettres, après m’avoir raconté à la va-vite que les gosses allaient bien, elle me servait des pages d’amour avec des mots à n’y rien comprendre, des mots qu’on ne trouve que dans les livres, quoi, au point que je commençais à avoir le crâne trouble et la vue qui me tournait. […] 
Le soir, j’ai mis la main à la plume pour écrire à ma femme. J’ai bien envoyé le bonjour aux gosses et à tous les parents. J’ai un peu expliqué le service en campagne. Tout ce qui se devait, quoi. Et puis, je lui ai mis ceci : « S’il te plaît, ne m’appelle plus avec des noms à coucher dehors, vu que j’en ai un à moi, celui de mon baptême. Peut-être bien qu’il y a trente-cinq ans, j’étais un poussin. Mais, à cette heure, je suis titularisé coq à titre définitif. Du reste, je pèse quatre-vingt-deux kilos : pour un poussin, ça n’est pas convenable. Et puis je te demande encore de ne plus me causer d’amour, rapport à ce que ça m’abîme la santé. Explique-moi plutôt comment marche la M.T.S [station de service technique des machines agricoles], qui c’est parmi les copains qui n’a pas été mobilisé, et comment travaille le nouveau directeur. » J’ai reçu la réponse juste avant la retraite. J’ouvre, que j’en avais les mains qui me tremblaient, et quand j’ai lu, ça m’a fait comme un coup de sang. Ça commençait par : « Je t’aime, mon minou adoré. » Et après, il y avait quatre pages d’amour, quatre pages de cahier. Rien pour la M.T.S. Seulement, à un endroit, au lieu de m’appeler Ivan, elle m’appelait Edouard. Cette fois, je me suis dit que c’était la fin des haricots. Ses tartines d’amour, faut croire qu’elle les avait copiées dans un livre, autrement, où elle aurait bien pu le pêcher, cet Edouard ? Et puis, qu’est-ce qu’il n’y avait pas comme virgules dans sa lettre. Avant, elle ne savait même pas ce que c’était, les virgules, et voilà qu’elle m’en avait flanqué tellement que je n’arrivais pas à faire le compte : il y en avait plus que de tâches de son sur une binette de rouquin ! Et les noms qu’elle me donnait : d’abord « poussin », ensuite « minou » ; de quoi elle me traiterait à la prochaine ? D’un nom de chien, peut-être ? Je ne suis tout de même pas né dans un cirque… En partant de la maison, j’avais emporté un manuel sur les tracteurs CTZ, au cas où ça me prendrait de lire un peu. Je me suis dit : tiens, je vais en recopier une page ou deux et lui envoyer le tout, histoire de lui faire les pieds. Et puis j’ai pensé : non, des fois qu’elle le prendrait mal… Seulement, il faut tout de même que je fasse quelque chose pour la guérir de ses mabouleries… Qu’est-ce que tu me conseillerais, Nicolas ? 

Extrait de Ils ont combattu pour la patrie, de Mickaïl Cholokhov

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire