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2012/11/16

Henri Guillemin, ou l’art et la manière de tailler un costard.

Dans ce livre, consacré à la Commune de Paris, sont habillés pour l’hiver : le professeur Renan, Edmond de Goncourt, Albert Sorel, madame Sand, messieurs Thiers,  Favre et Grévy, ainsi que les généraux Trochu, Bazaine et consorts. L’historien polémiste Henri Guillemin ne faisait pas dans la dentelle, c’est connu. Certains le déploraient, d’autres l’en félicitaient, lui ne s’en est jamais caché :

« Pamphlet est le nom que porte l’Histoire dès qu’elle s’écarte des bienséances et des mensonges reçus »

Son œuvre, sa grande œuvre de démystification de l’historiographie officielle, celle qu’on enseigne aux écoles, ne lui a certes pas valu que des amis, y compris parmi ses pairs. Que lui reprochaient-ils ? De tronquer les citations, de les bricoler de telle sorte qu’elles finissaient invariablement par dire ce qu’il voulait leur faire dire. A voir ! Voici, par exemple, ce qu’écrivait Edmond de Goncourt dans son journal du 19 au 21 mars 1871 :

« La République est une belle chimère de cervelles grandement pensantes, généreuses, désintéressées ; elle n'est pas praticable avec les mauvaises et les petites passions de la populace française. Chez elle : Liberté, Égalité, Fraternité, ne veulent dire qu’asservissement ou mort des classes supérieures. […]
Le quai et les grandes rues qui mènent à l'Hôtel de Ville, sont fermés par des barricades, avec des cordons de gardes nationaux en avant. On est pris de dégoût, en voyant leurs faces stupides et abjectes, où le triomphe et l'ivresse mettent une crapulerie rayonnante. […]
Les cohortes de Belleville, en face de Tortoni, foulent notre boulevard, passant au milieu d'un étonnement un peu narquois, qui semble les gêner et leur faire regarder, de leurs yeux vainqueurs, le bout de leurs souliers, aux chaussettes rares. »

Et voici le même passage, mais sous la plume d’Henri Guillemin :

Edmond de Goncourt vomit de dégoût devant ces gueux des faubourgs qui se permettent à présent de « fouler notre [sic] boulevard », et qui ne craignent pas de déambuler jusqu’ «en face de Tortoni [le café chic] » ; ils y passent, il est vrai, « au milieu d’un étonnement un peu narquois qui semble [tout de même !] les gêner et leur faire regarder le bout de leurs souliers, aux chaussettes rares » ; l’artiste contemple, écœuré, ces « faces stupides et abjectes », cette « crapulerie rayonnante ». La situation est atroce ; c’est Paris « sous la coupe de la populace ».

Représentatif de la méthode Guillemin, cet exemple, un peu long (j’en conviens), a tout du moins le mérite de laisser à chacun le soin de se faire sa propre opinion. Et surtout de trancher la question principielle : la pensée d’Edmond de Goncourt est-elle déformée, travestie, ignominieusement trahie par Henri Guillemin ? Ou bien, ce dernier, qui a lu l’intégralité du journal, a-t-il su en tirer la quintessence et la substantifique moelle ?

Ce n’est pas tout ! Ses détracteurs lui reprochaient également de se poser en justicier des causes perdues, d’avoir des partis-pris et donc de manquer cruellement d’objectivité (ouh, le vilain !). Quoi d’autre ? D’avoir un sens critique un peu trop aiguisé, une vision du monde par trop manichéenne et des arrières-pensées politiques et sociales à peine déguisées. Une sorte de procureur Jacobin, quoi ! Sauf que, par simple effet miroir, on voit que les chefs d’accusation ne manquaient pas non plus dans la bouche des plaignants, dépositaires de la Vérité, de la seule et réelle vérité vraiment vraie, je veux dire : la leur.
Or donc, quel était l’impardonnable forfait d’Henri Guillemin ? Tout simplement, celui d’aller et de penser à contre-courant de la vulgate officielle et, ce faisant, d’écorner sérieusement le Roman National, cette belle et bonne chose chargée de véhiculer la doxa dans l’inconscient collectif. Notre Roman, donc, dans lequel sont déjà clairement définis (et sans manichéisme aucun, cela va de soi) qui sont les bons et les méchants, où se trouvent le bien et le mal, et quels sont les grands hommes, les grandes dates et les grands évènements de notre histoire. Mais rien que de très consensuel, rassurez-vous, rien d’autre qu’une succession de quasi-évidences faisant quasi-unanimité, ou du moins travaillant pour, puisque c’est là leur but. Pour le reste, les sujets qui fâchent ou inclinent à briser la concorde, pas de vagues, non ! surtout pas de vagues. Au contraire : profusion de nuances, doux euphémismes et gracieuses litotes. C’est là le b.a.-ba des universitaires de bon-aloi, la panoplie complète des loyaux serviteurs de l’Etat, autant dire le barda d’un Poilu. Bref, ainsi pourvu, les historiens du vraiment vrai peuvent voyager à leur aise à travers les âges et les siècles sans jamais déroger au sacro-saint principe de l’objectivité, et sans jamais non plus, mais ne le répétez pas, prendre le moindre risque, vu qu’ils sont neutres, absolument neutres. Français de cœur, certes, mais Suisses dans l’âme, ils se flattent d’abord de leur impartialité (hep ! ne pas prendre parti est aussi un acte politique), puis s’occupent ensuite, ainsi auréolés, de mettre au panier les papiers gras d’Henri Guillemin - ce monsieur sans-gêne-, au prétexte qu’ils les trouvent barbouillés d’erreurs, de mensonges et d’approximations, hum, disons plutôt d’impertinences et d’irrévérences. Halte là, Guillemin, halte ! Passe encore ton style, si peu académique soit-il, ou ta patte, reconnaissable entre mille, le hic, vois-tu, c’est le substrat même de tes livres, la chaleur qui s’en dégage – comme d’un tas de fumier -, les nausées qu’ils font monter aux lèvres des gueux, les colères qu’ils attisent et les révoltes de rues qu’ils paraissent appeler de leurs vœux. Silence, Guillemin ! L’Histoire de France se doit d’être tiède, insipide et aussi plate que possible, tout comme nous, quoi. Elle ne vise pas à éveiller les consciences, quelle idée ! mais à les apaiser, mais à les consoler et, bercés par le ronron de l’air conditionné, à les réconcilier les unes les autres au sein du giron national, comprends-tu ?
Autant parler à un sourd ! Henri Guillemin n’en a toujours fait qu’à sa tête, qu’il avait dure comme bois. C’était un homme de convictions, de valeurs et de principes. Pour lui, le rôle de l’historien ne pouvait, en aucun cas, consister à maintenir et perpétuer l’ordre établi. A chacun son métier : aux gardiens du Temple, la préservation de la cohésion sociale ; aux bons soins d’Henri Guillemin la dissipation des confusions mentales et des saines ignorances. Dans la Bible déjà, interdiction était faite, par le Maître à ses créatures, de goûter au fruit de la connaissance. Par la suite, les Bénédictins gardèrent longtemps au secret les œuvres jugées trop impies. Plus tard, sous l’Ancien Régime, les censeurs royaux veillèrent à ce que les écrits publiés respectassent le pouvoir, la morale et la religion. Et enfin, beaucoup plus récemment, sous le régime gaullien, une partie de l’argent public ne servit-il pas aussi à financer le contrôle des informations ? Bien évidemment, personne n’a jamais condamné Guillemin ni à boire la ciguë, ni à croupir au fond d’une geôle, c’est chose entendue. Il ne s’agit pas non plus d’en faire un martyr des années 60 et suivantes, mais il n’empêche, être ouvertement qualifié de « fouilleur de poubelles » par le président Pompidou valait, en ce temps-là, condamnation, tout comme être banni des ondes de l’ancienne O.R.T.F valait punition. Sa faute ? Terrible ! Effroyable ! Insupportable ! Mais quoi, quoi ? S’attaquer en voyou à la plus glorieuse de nos figures nationales ! Qui donc ? L’illustrissime et légendaire empereur Napoléon Bonaparte ! Bah, disait Guillemin, Napoléon ? un petit fauve intelligent, mais sans grandeur : ce n’était que l’exécutant des banquiers, un instrument au service de leurs profits. Ils l’ont fait, puis ils l’ont défait, au gré de leurs nécessités… Ecoutons-le plutôt :



L’affaire est-elle classée ? Pas tout à fait, non. En soixante années d’activités, et presque autant de livres publiés, Henri Guillemin, parricide multirécidiviste, n’a jamais cessé de fouiller, non pas les poubelles, mais les entrailles de l’Histoire. Est-ce sa faute si, parfois, il s’en échappe d’écœurants fumets, comme ce credo voltairien qu’il aimait tant citer :

« Un pays bien organisé est celui où le petit nombre fait travailler le grand nombre, est nourri par lui, et le gouverne »

La vérité même ! Sauf qu’on imagine mal un professeur des écoles l’enseigner à ses élèves. Et on ne leur dira pas non plus qu’en 1870 et 1940 les pouvoirs politico-financiers ont délibérément choisi la défaite militaire. Non pas par faiblesse ou lâcheté devant les forces adverses, mais par fidélité au seul principe qui les a toujours guidé : Nos intérêts d’abord ! Le peuple ? voilà leur véritable ennemi, celui qu’ils trompent, lorsque sa faim de justice et d’égalité se fait trop pressante, celui qu’ils fouettent au sang, lorsque ses revendications se font excessivement menaçantes, et celui, enfin, qu’ils massacrèrent sans pitié, en 1871, sur la colline de la butte Montmartre. Un peu simpliste ? Peut-être bien, oui, mais tout Henri Guillemin est là, dans cette plaie toujours vive.

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