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2012/11/02

Pour ne pas se tremper... (2)

Ce matin-là, vers les 9h00, le dénommé Vincent souleva son rideau de fer pour la 3672ème fois, puis il pointa en l’air son fin museau, sourit au vent d’automne et murmura, à la façon d’un paysan du Berry :

- Heu là, crè vingt diou ! Chûr et chertain que l’ourage annonché pour s’tantôt s’en va tourner r’à l’Est et  qu’ça va taper drou, mais en l’aut’ côté du périph’, loin d’ichi, en quekque part entre Montreuil et Vinchennes. Hardi, min gars, hardi min ch’tit !

Et sur ce, assuré d’un temps sec – son flair ne l’ayant jamais trahi jusqu’alors – il se retroussa résolument les manches sur ses bras maigres, s’encouragea in-petto d’un chapelet de Yallah ! en installant devant sa vitrine les planches et les tréteaux, puis se lança dans un va-et-vient répété, allant et revenant treize fois de l’échoppe au trottoir, avec une cagette pleine de livres pendue au bout de chaque bras.
Une demie-heure d’effort acharné plus tard, il essuya enfin de son front la suée du matin et lâcha dans un souffle rauque, en intello malgré tout soucieux de sa virilité :

- Humm… comme quoi les plus frêles natures possèdent des ressources dont sont parfois dépourvus les plus costauds des foires aux bestiaux…

- Et toc ! ça c’est envoyé et même drôlement bien envoyé ! fit alors une sorte d’écho.

La voix, éraillée par le tabac et l’alcool, provenait d’un banc voisin où séjournait un clochard en guenilles, lesquelles se confondaient d’ailleurs si bien avec la peinture écaillée et le bois vermoulu de cette litière d’occasion que nul, jamais, ne remarquait, ne voyait, ni même n’entr’apercevait le pauvre bougre allongé là-dessus de tout son long. Lui, en revanche, avait attentivement observé, de ses yeux rouges et noyés dans une broussaille de poils, l’éreintante manœuvre du libraire.
Les deux hommes se regardèrent un instant en silence, puis la voix du clochard s’éleva à nouveau, d’abord hésitante, puis de plus en plus haute et glapissante, enflant comme à marée montante :

- Ah ça, mon bonhomme, pour mouliner tu moulines… J’suis pas encore debout que me v’là déjà crevé rien qu’à te regarder et vanné rien qu’à t’ esgourder ! Z’êtes tous pareil ! Tous les mêmes en pire !! Pouvez don’ pas fermer vos gueules quand y en a qui dort !? Hey, dis, t’aurais pas 100 balles pour moi ? Allez quoi, sois pas chien, file-moi 100 balles et j’dégage !

La journée de Vincent démarrait ainsi qu’avaient débutées celles de la veille et de l’avant-veille : par une aumône à plus misérable que soit. C’était là encore un signe des temps nouveaux, que la même pathétique comédie se répéta désormais presque tous les matins, que le clochard du lundi précéda celui du mardi, et que celui du mardi etcetera etcetera…

- Ah ! merci bien, m’sieur ! Si tout le monde était comme vous, ben…ben, la terre elle tournerait mieux rond, moi qui vous le dis !

L’homme ponctua son propos en crachant par terre un jet de salive plus épaisse et plus noire que du marc de café, et, après avoir longuement contemplé ses glaires avec la mine de qui s’y connaît, ajouta :

- Pourriture ! Oui, meûssieur, on fait comme si de rien, mais on pourrit tous par en-dedans ! C’est la vérité vraie ! La seule ! Tout le reste, c’est du cinoche, des histoires qu’on se raconte les uns les autres ! Hey, t’aurais pas une clope, dis, que j’me la mette au coin du bec ?

Vincent lui roula une cibiche d’un geste sûr, la lui tendit sans un mot et lui présenta sous le nez la flamme de son zippo.

- Pff-pff… m’ouais… merci…

Alors seulement les regards des deux hommes se croisèrent et s’évaluèrent à travers un nuage de fumée. Si celui du clodo semblait dur et froid comme le tranchant d’un acier, celui de Vincent s’était lui aussi raffermit d’un cran, de peur que l’autre ne confondit largesse et faiblesse et ne prit dès lors tous les enfants du bon dieu pour des vaches à lait !

- Pff-pff… un peu trop fine, mon pote, même qu’on dirait un p’tit brin d’herbe, mais c’est toujours mieux que des vieux mégots, s’pas !

Et, comme le fracas d’un camion-benne remontant le boulevard étouffa au trois-quart la dernière imprécation proférée par le malheureux, celui-ci adressa à l’endroit de la société toute entière un signe du bras sans la moindre équivoque. Puis il s’ébroua à la manière d’une bête trempée jusqu'aux os, tourna vivement les talons et s’engouffra bientôt à l’intérieur du bistrot d’à-côté, sans doute pour aller boire la pièce qu’il avait bien gagnée.
Vincent, songeur, l’avait suivi des yeux jusqu’à ce qu’il eût complètement disparu dans l’obscurité du boui-boui et, en proie à présent à de sombres pensées, secouait tristement la tête. Il se disait que cet homme, précocement vieilli, n’en avait probablement plus pour longtemps à vivre et à souffrir, qu’on le trouverait inanimé par un glacial matin d’hiver, mort dans l’indifférence – et d’indifférence – au pied d’un immeuble cossu, bien cossu, et qu’il ferait sans aucun doute la Une de tous les J.T. –  encore une – mais qu’on mettrait vite-fait sa dépouille au fond d’un trou au-dessus duquel personne ne viendrait jamais pleurer. Misère ! Il se disait que la vie était mal-foutue, les hommes inachevés et la société imparfaite, qu’il suffisait parfois d’un rien pour basculer du mauvais côté et que… et que, peut-être, un jour, lui-même…

- Bah, philosopha-t-il, n’y pensons plus, moi j’ai mes livres !

Suite à quoi il s’assura que chacun d’eux était bien soigneusement rangé dans sa cagette, rectifia par-ci par là une tête qui dépassait ou un dos qui bombait, vérifia une dernière fois l’état du ciel et, puisque tout était parfait, sourit avec tendresse et affection. Les livres ! voilà très précisément là où Vincent trouvait son réconfort.

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