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2012/12/29

Henry Bauchau (1913-2012) : Mao Zedong (1893-1976)


Rarement transition entre deux livres que tout paraissait pourtant opposer, Relevé de Terre et Mao Zedong, n’aura été si parfaite. A tel point que les deux épigraphes ci-dessous, l’une placée dans le roman de Saramago, l’autre dans l’essai de Bauchau, semblent se faire écho : 

«Je demande aux économistes politiques, aux moralistes, s’ils ont déjà calculé le nombre d’individus qu’il est nécessaire de condamner à la misère, à un travail disproportionné, au découragement, à l’infantilisation, à une ignorance crapuleuse, à une détresse invincible, à la pénurie absolue, pour produire un riche ?» (Du poète et romancier portugais Almeida Garret, en 1843)

«Personne n’a jamais calculé le coût en vies humaines des grandes fortunes amassées sur le dos des travailleurs de Shanghai… Aujourd’hui encore, des fourgons mortuaires parcourent chaque jour les rues de Shanghai pour enlever les cadavres. On en ramasse ainsi tous les ans de trente à cinquante mille que l’on enterre dans les fosses communes» (Du militaire et homme politique chinois Zhu De, en 1937)

Entre Lisbonne et Pékin, 11000 kilomètres et seize heures d’avion ! Au Portugal, des toits de chaume, des murs en argile, de la morue salée et des airs de fado. En Chine, des maisons en bambou, de vastes rizières, le timbre des flûtes, des lyres et des cymbales. Ici et là, la même misère paysanne au début du siècle dernier. Aussi les mêmes soulèvements populaires et la même répression policière s’abattant soudain sur les manifestants. Autres lieux, autres dieux, et cependant, des rives de l’Atlantique à celles de la mer Jaune, partout sur terre, des plaies d’un homme blessé le sang coulait pareillement rouge.

Superficie, ressources et population, en République populaire de Chine tout est décuplé, sinon davantage. Aussi, pour son essai consacré à Mao Zedong, Henry Bauchau ne pouvait-il faire moins qu’un pavé de 1048 pages et de près d’un milliard de signes, soit quasiment autant que de Chinois sur terre. Publié chez Flammarion en 1982, ce livre a coûté à son auteur, aidé de son épouse, huit ans d’un patient et monstrueux travail. D’abord collecter et rassembler l’ensemble des documents existants sur le sujet, ensuite les passer un à un au fil d’une minutieuse étude, puis s’aventurer enfin dans cette folle entreprise : raconter in extenso la vie d’un homme ayant si profondément marqué son temps bien au-delà des frontières de l’Asie. Au final, en 200 chapitres passionnants et plutôt bien rythmés, la fresque apparaît, vivante et gigantesque. On y découvre tout à la fois un portrait du Grand Timonier, sa lourde empreinte déposée sur le siècle et ses tribulations d’un bout à l’autre de l’empire du Milieu. De sorte qu’à travers cette biographie de Mao, c’est aussi à un voyage en Chine auquel nous convie Bauchau, contribuant ainsi à nous rendre un peu plus familier ce pays lointain et mystérieux.

De la fertile vallée de Shangshan, où Mao est né, jusqu’à Pékin, où il est mort, 83 années s’écoulent. A sa naissance, la dynastie des Qing règne sur un pays de haute mais désuète culture. La misère y est générale, les famines récurrentes et les divisions trop profondes pour résister aux impérialismes étrangers. Déchirée et affaiblie, la Chine doit donc subir les quatre volontés de vingt-et-une puissances coloniales, aux premiers rangs desquels figurent bien évidemment la France et l’Angleterre. Blessés dans leur orgueil national à de multiples reprises, les Chinois ruminent entre eux à longueur de temps leurs rancœurs et leurs vexations : les deux guerres perdues de l’opium (1839-1842/1856-1860), l’écrasement des Taiping (1851-1864), les défaites militaires contre les armées française puis japonaise (1881-1885/1894-1895) ou encore l’échec du soulèvement des Boxeurs (1899-1901). Cinq décennies d’agressions permanentes, de perte progressive de souveraineté et d’humiliations successives que les anciens racontent à leurs cadets au fil des générations. L’enfance de Mao est si profondément marquée par ces récits qu’à l’âge de 17 ans il se rallie tout naturellement aux idées républicaines de Sun Yat-sen, puis s’engage dans son armée révolutionnaire et participe ainsi, mais très modestement, à la chute de la monarchie. Ce sont là les premiers pas dans la vie d’un adolescent révolté, entiché de liberté, de justice et de modernisme, encore tout empli d’espoir et d’illusions comme on l’est souvent à cet âge si propice à l’idéalisme. Personne, pour l’instant, ne peut voir en ce jeune homme si semblable à des milliers d’autres le futur Libérateur de la Chine. Nul ne peut alors imaginer que cet obscur Chinois traitera bientôt d’égal à égal avec les grands de ce monde. Rien de particulier non plus ne le prédispose à devenir un tyran. Rien, ni personne, et pourtant l’Histoire est déjà en marche… 

La plume épique d’Henry Bauchau se prête admirablement bien à cette dramaturgie riche en rebondissements et en péripéties, aux décors somptueux et à la distribution si pléthorique qu’on finit par s’y perdre un peu. De cet essaim de personnages en quête de pouvoir on retient surtout la figure du maître : Sun Yat-sen, celle du traître : Chiang Kaï-shek, de l’allié de toujours : Zhou Enlai, ou de circonstance : Lin Biao. Apparaissent aussi au fil des pages des seigneurs de guerre, des mandarins mandchous, des triades secrètes, de sages confucéens et des conseillers soviétiques. Sont examinées à la loupe les intrigues, les complots, les manœuvres, les rivalités… mais sont hélas minimisées les séquelles du maoïsme, édulcorées les responsabilités de Mao et sous-évaluées ses victimes : excès de bienveillance du biographe qui, tout au long de son œuvre, s’est toujours refusé à juger. 

En conclusion de son essai, Henry Bauchau esquisse toutefois deux ou trois critiques qui auraient gagné à être mieux développées. Il rappelle également la nécessité de la révolution chinoise, en soulignant ses ruptures et ses continuités :

« L’acte révolutionnaire de Mao a joint les impératifs nationaux et la revendication sociale. Il s’agissait pour lui de répondre aux menaces qui pesaient sur l’indépendance de son pays et d’éveiller le peuple chinois en l’appelant à renverser des structures oppressives et surannées […] Profondément frappé durant sa jeunesse par l’exploitation des travailleurs, l’inégalité sociale et les dangers que couraient la Chine, Mao a consacré à ces injustices et à ces malheurs ses forces et son attention. S’il n’a pas délivré les paysans et les ouvriers chinois de tous leurs oppresseurs, il les a du moins libérés des plus cruels et des plus archaïques. Il n’a pas apporté à son peuple les libertés individuelles ni le respect des droits de l’homme, mais la liberté nationale. Contrairement à ce qu’ont cru beaucoup de ses sympathisants occidentaux, il n’était pas à cet égard au-delà mais en deçà de l’évolution des esprits en Occident. […] Partant du pire, la longue et dure révolution chinoise en a charrié une partie avec elle. Elle a traîné son lot de souffrances, d’injustices et d’erreurs avec le lourd héritage du passé. Elle a pourtant diminué l’oppression de l’homme par l’homme pour la grande majorité des Chinois. […] Il faut se rappeler la misère, la déchéance, l’exploitation du peuple chinois avant la libération, et l’orgueil, l’incapacité, l’avarice abjecte de ceux qui l’opprimaient. »


Rédigé et publié à la charnière des années 70-80, Henry Bauchau dira de ce livre, une trentaine d’années plus tard, qu’il matérialisait « La hantise d’un père fort et puissant… aussi le mouvement de faiblesse de quelqu’un qui ne se sentait pas capable de percer par lui-même »

Pour l’anecdote, ce tableau représentant Mao guidant la Révolution est resté accroché quelques années sur les murs du Vatican avec la légende suivante : « Jeune missionnaire chinois partant évangéliser un village ». J'adore.

2012/12/22

Dictionnaire de la bêtise et des idées reçues


Suis tombé sur un Marianne au titre accrocheur en rangeant mon placard à vieux papiers : « Nouveau dictionnaire de la bêtise et des idées reçues ». Dix ans déjà que la revue traînait là, coincée sous une pile d’Action Française des sieurs Maurras, Daudet et Pujo, qui question bêtises en connaissaient eux aussi un rayon, et même un fameux, mais c’est une autre histoire, faut pas tout mélanger. Pour ceux qui ont un peu de bouteille, Marianne c’est d’abord une figure, celle de Jean-François Kahn, l’empêcheur de tourner en rond des années 80 à 90, l’indispensable histrion des plateaux télé de l’époque. Même que je le revois encore, postillonnant, soubresautant et grimaçant à l’antenne, façon clown médiatique ou bonimenteur de foire… agité du bocal, comme aurait dit Céline, bonne plume et langue de pute... ne pas tout mélanger, bis repetita ! Oui mais voilà, Marianne c’est des souvenirs qui remontent et s’entremêlent. Qu’est-ce qu’on y peut si je me souviens qu’il y a dix ans, en 2002, la bêtise avait pour nom Le Pen et qu’aujourd’hui encore elle s’appelle toujours pareil.

Extraits :

Antifascisme : Ultime cause militante qui demeure quand on a bradé toutes les autres. D’où la nécessité de cultiver la menace « fasciste » pour pouvoir au moins continuer à pratiquer l’antifascisme.

Best-seller : Ouvrage généralement écrit par une autre personne que celle qui le signe. Celui qui le signe aurait été incapable de l’écrire, celui qui l’a écrit aurait été incapable de le vendre.

Communisme : Système effroyable où, par exemple, des milliers de restaurants conçus sur le même moule et affichant la même façade embauchent un personnel sous-payé portant le même uniforme et vendant les même hamburgers accompagnés de la même boisson pétillante.

Concurrence : Le choix chez MacDo, ou à Euro-Disney, entre Coca-Cola et Coca-Cola light.

Johnny Hallyday : Cinquante ans de service. Chanteur préféré des tenants de la modernité.

Mozzarella : Fromage absolument sans aucun goût, devenu pour cette raison assez consensuel pour devenir furieusement à la mode.

Niquer : Terme jeune et branché, contrairement à « enculer » qui est une expression beauf.

Poulet fermier : Poulet généralement élevé en batterie… mais dans une ferme.

Rentrée littéraire : Correspond pour 580 auteurs à la date de la sortie.

Sade : Ajouter « le divin marquis », même si on ne sait pas pourquoi. 

Sans-papiers : Expression imaginée par l’extrême-gauche pour la substituer à celle « d’immigré clandestin », afin de transformer une transgression de la loi en une privation d’un droit. Par extension : certains anars considèrent que les cambrioleurs sont des sans-clés. Ce qui n’est pas faux non plus.

Soldes : Moment de l’année où les marchandises sont vendues à leur juste prix.

(Les auteurs de ce Nouveau Dictionnaire étaient Bénédicte Charles, Philippe Cohen, Jack Dion, Eric Dior, Nicolas Domenach, Guy Konopnicki et Jean-François Kahn)

2012/12/14

José Saramago (notes)


L’homme marque ici une pause, regarde attentivement son auditoire – têtes couronnées, fine fleur politique et barons d’industrie – puis il ajoute :

« L'hiver, quand le froid de la nuit était si intense que l'eau gelait dans les jarres, ils allaient chercher les cochonnets les plus faibles et les mettaient dans leur lit. Sous les couvertures grossières, la chaleur des humains protégeait les animaux du gel et les enlevait à une mort assurée. Ils étaient de bonnes personnes mais leur action, en cette occasion, n'était pas dictée par la compassion : Sans sentimentalisme ni rhétorique, ils agissaient pour maintenir leur gagne-pain avec le comportement naturel de celui qui, pour survivre, n'a pas appris à penser plus loin que l'indispensable »

Ainsi parlait Saramago, le 7 décembre 1998, sous les lambris de l’Académie royale de Suède, à l’occasion de la remise de son Prix Nobel. Une récompense hautement méritée pour cet ancien mécano devenu gratte-papier, puis traducteur-correcteur (Histoire du siège de Lisbonne), journaliste engagé et enfin, tardivement, auteur de romans reconnu, ce qu’il souhaitait devenir depuis ses 17 ans.
Si l’on cherche maintenant à définir quelle fut sa principale source d’inspiration, on citera volontiers Pessoa (L’année de la mort de Ricardo Reis), et on aura probablement raison, mais on aurait tort d’oublier ses grands-parents maternels, Jerónimo Melrinho et Josefa Caixinha, desquels il a hérité l’essentiel, faisant de leur manière de vivre sa manière d’écrire : « sans sentimentalisme ni rhétorique » Usant de mots simples et d’images fortes, son écriture est en effet proprement paysanne : toute teintée d’oralité et de polyphonie, proche de la nature et voisine de la fable. D’eux aussi, de Jerónimo et de Josefa, de l’affection et de l’estime qu’il avait pour eux, est né son désir de raconter la vie ordinaire des déshérités, de ceux qui ne possèdent rien d’autre qu’un nom qu’ils savent d’ailleurs à peine écrire.

Lorsque Saramago vient au monde, en novembre 1922, le Portugal compte 70% d’analphabètes, dont sa propre mère, Maria de Piedade. Quant à son père, lui aussi prénommé José, il a péniblement acquis  quelques rudiments de connaissances, à peine de quoi déchiffrer un journal et vérifier sa paye, mais largement trop peu pour oser affronter les employeurs qui l’exploitent. Paysan pauvre et précaire des plaines du Ribatejo, il loue ses bras à de riches propriétaires fonciers, lesquels, outre les hommes, la terre et l’argent, possèdent également l’éloquence, cet art du bien dire et du bien asservir. Pouvoir des mots, puissance du verbe, et déterminisme social, Saramago va y être sensibilisé dès ses premières années.
En 1924, la famille s’en va vivre à Lisbonne, dans une chambre perchée sous les toits d’un quartier populaire. La capitale est alors en pleine expansion démographique et soumise à de graves troubles socio-politique. Manifestations ouvrières, émeutes et attentats à la bombe se multipliant, la police recrute à tour de bras parmi les ruraux des campagnes avoisinantes. De paysan pauvre, Saramago-père devient donc gardien de la paix d’un Etat militaire et bientôt dictatorial. Comment ce fonctionnaire de la P.S.P (sécurité publique) se comporte-t-il durant les années de plomb ? Mystère. La discrétion entourant cet aspect de la saga familiale attise d’autant plus la curiosité que Saramago-fils a toujours témoigné infiniment plus de reconnaissance envers son grand-père maternel que de la plus élémentaire gratitude à l’égard de son père. Personnage occulté, ce dernier joue pourtant un rôle de première importance dans la vie et l’œuvre de Saramago, toutes deux marquées par un constant souci d’émancipation. L’enfant a-t-il grandi sous la férule d’un père abusif ? Nouveau mystère. Toujours est-il que la décision paternelle de quitter le village d’Azinhaga va s’avérer décisive pour la suite de l’histoire.
En 1929, tandis que la bourse s’effondre à Wall Street, et qu’ici et là progressent les fascismes, Saramago commence à user ses fonds de culotte sur les bancs des écoles primaires de Lisbonne. Il a bientôt sept ans, de gros yeux ronds et les oreilles légèrement décollées. Le visage est sérieux, presque triste, empreint de mâle gravité et de douceur féminine. De l’avis général de ses professeurs, l’élève est studieux, brillant, promis à un bel avenir. Mais c’est sans compter sur les difficultés financières des parents qui, faute de moyens, préfèrent l’orienter vers un lycée technique où il apprendra le métier de serrurier. Faute de moyens ? Peut-être aussi sous l’influence d’un régime autoritaire encourageant ce type d’enseignement. Quoiqu’il en soit, à dix-huit ans, diplôme en poche, Saramago commence à travailler en tant que mécano dans un garage auto où, le nez continûment dans les gaz, il va étouffer durant deux longues années. Sans doute songe-t-il alors avec amertume aux vacances scolaires passées au grand air d’Azinhaga, aux travaux des champs qui rythmaient ses journées et aux histoires fabuleuses que lui contait son grand-père, le soir, sous les figuiers. Ce temps-là n’est pas si loin et pourtant, déjà, au milieu du vacarme assourdissant de l’atelier, la mémoire du jeune homme embellit probablement le passé. C’est dire combien la vie qu’il mène et surtout l’activité qu’il exerce l’affligent durant ces deux ans. Car Saramago aspire à tout autre chose qu’à tremper toute sa vie ses mains dans le cambouis. Quoi donc ? Il suffit de le suivre, le soir venu, à travers les ruelles sombres de Lisbonne. Il marche vite, comme pressé d’arriver à un rendez-vous amoureux. D’ailleurs le voilà déjà rendu avenue João XXI, qu’il avale d’une traite, avant de s’arrêter au 53 Campo Pequeno, où se trouve, non pas sa promise, mais la bibliothèque municipale Palácio Galveias. C’est elle qu’il fréquente assidûment, écumant ses rayons les uns après les autres, dévorant livre sur livre avec enthousiasme et avidité, ce qui, après une journée de travail qu’on suppose harassante, dénote une volonté plutôt hors du commun. Quoi que veuille cet homme, on peut parier qu’il l’aura.
Deux ans plus tard, on retrouve José Saramago assis derrière un bureau, employé aux écritures d’un premier service administratif, où il s’ennuie ferme, puis d’un second service, où il rêve toujours d’évasion (Tous les noms).
En 1947, à seulement 25 ans, il publie son premier roman, Terra do Pecado, lequel est vite oublié.
S’ensuivent alors trente années de relatif silence. Saramago n’a rien à raconter, c’est le temps de la germination, nous dit la légende. Et si l’image est belle pour cet enfant précocement arraché à la terre, elle n’est cependant pas tout à fait juste. En vérité, Saramago n’a jamais cessé d’écrire. En 1953, il envoie aux éditeurs un second manuscrit, Clarabóia, qui ne sera publié qu’après sa mort. En 1955, embauché par la maison d’éditions Estúdios Cor, il traduit plusieurs dizaines d’ouvrages, notamment ceux de Tolstoï, Colette, Baudelaire et Maupassant. En 1968, il est critique littéraire pour la revue Seara Nova, puis éditorialiste du quotidien Diário de Lisboa (1972) et directeur de son supplément littéraire (1973). Paraissent également trois recueils de poésies et quatre essais entre 1966 et 1976. Non seulement Saramago n’a jamais cessé d’écrire, mais tout semble indiquer qu’il avance à la rencontre de son destin, au pas lent, lourd et têtu des paysans. 

[...]

2012/12/07

Peter Handke : Par les villages (extrait)

2013/07/08 : L'actualité théâtrale d'Avignon remet au goût du jour "Par les villages" de Peter Handke. Stanislas Nordey évoque la création de cette pièce : Gregor, Hans et Sophie, une histoire universelle d'héritage, infusée de la relecture par Peter Handke du théâtre d'Eschyle. La mesure des écarts que le temps et la condition sociale creuse entre les êtres. Entre des mondes dits ouvriers ou intellectuels, le passé et l'avenir qui point. "Par les villages" est un  poème dramatique. Joue le jeu.  Peter Handke a par ailleurs les honneurs de l'émission "A voix nue" (France Culture, Sandrine Treiner), en cinq épisodes :
Tandis que dans la Cour d’honneur du festival d’Avignon, Stanislas Nordey met en scène Par les villages, le poème dramatique de Peter Handke, l’auteur de L’Angoisse du gardien de but au moment du pénalty, dont Wim Wenders fit un film, La Chevauchée sur le lac de Constance, La Femme gauchère ou La Nuit Morave est l’invité d’ «A voix nue». Né en 1942 en Autriche, dans le Land de Carinthie, Peter Handke écrit en allemand mais vit en France depuis 23 ans dans les Hauts-de-Seine.

Dans un exergue à ses premières pièces de théâtre, publiées alors qu’il n’a que 24 ans, Peter Handke écrit : « elles ne veulent pas constituer une révolution, mais seulement rendre attentif ». Au cours de ces d’entretiens, nous pouvons entendre l’attention de Peter Handke aux lieux, aux gestes, aux enfants, au rythme des phrases et aux sentiments purs, naïfs - la joie ou le malheur - débarrassés de l’ironie. Il faut être sensible, très attentif aux détails et avoir de l’humour pour écrire ces trois essais : Essai sur la fatigue, Essai sur le Juke-box et Essai sur la journée réussie. En Allemagne, Peter Handke vient de publier un essai sur ce que l’on appelle le petit coin, qui n’est pas encore traduit en français.
1. L'Autriche
2. Le Théâtre
3. L'Amour
4. L’Épopée
5. La Marche

Et puis d'abord, un extrait vidéo à l'INA de "Par les villages", pièce de Peter Handke. Le 14/11/1983, mais non ma brave dame, mon brave monsieur, m.. brave autre, ça ne nous rajeunit pas. Un entretien de Claude Régy (metteur en scène) et une lecture de Christine Boisson. Mais le texte.
Spiele das Spiel. Gefährde die Arbeit noch mehr.
Sei nicht die Hauptperson. Such die Gegenüberstellung. Aber sei absichtslos.
Vermeide die Hintergedanken, Verschweige nichts. Sei weich und stark. Sei schlau, lass Dich ein und verachte den Sieg. Beobachte nicht, prüfe nicht, sondern bleib geistesgegenwärtig bereit für die zeichen. Sei erschütterbar. Zeig deine Augen, wink die andern ins Tiefe, sorge für den Raum und betrachte einen jeden in seinem Bild. Entscheide nur begeistert. Scheitere ruhig. Vor allem hab' Zeit und nimm Umwege. Lass dich ablenken. Mach sozusagen Urlaub. Überhör keinen Baum und kein Wasser. Kehr ein, wo du Lust hast und gönn dir die Sonne. Vergiss die Angehörigen, bestärke die Unbekannten, bück dich nach Nebensachen, weich aus in die Menschenleere, pfeif auf das Schicksalsdrama, missachte das Unglück, zerlach den Konflikt. Beweg dich in deinen Eigenfarben, bis du im Recht bist und das Rauschen der Blätter süss wird. Geh über die Dörfer. Ich folge dir nach.

Joue le jeu.
Menace le travail encore plus.
Ne sois pas le personnage principal.
Cherche la confrontation.
Mais n’aie pas d’intention.
Évite les arrière-pensées.
Ne tais rien.
Sois doux et fort.
Sois malin, interviens et méprise la victoire.
N’observe pas, n’examine pas, mais reste prêt pour les signes, vigilant.
Sois ébranlable.
Montre tes yeux, entraîne les autres dans ce qui est profond,
prends soin de l’espace
et considère chacun dans son image.
Ne décide qu’enthousiasmé.
Échoue avec tranquillité.
Surtout aie du temps et fais des détours.
Laisse-toi distraire.
Mets-toi pour ainsi dire en congé.
Ne néglige la voix d’aucun arbre, d’aucune eau.
Entre où tu as envie et accorde-toi le soleil.
Oublie ta famille, donne des forces aux inconnus,
penche-toi sur les détails, pars où il n’y a personne,
fous-toi du drame du destin, dédaigne le malheur,
apaise le conflit de ton rire.
Mets-toi dans tes couleurs, sois dans ton droit,
et que le bruit des feuilles devienne doux.

Passe par les villages, je te suis.

2012/12/02

José Saramago : Relevé de Terre

Si j’avais à qualifier la petite musique de José de Souza, dit Saramago, je la dirais médiévale : à mi-chemin entre le plain-chant d’un oratorio et la poésie profane d’un trouvère occitan. Puis, précisant davantage ma pensée, j’ajouterais peut-être ceci : une espèce de croisement entre Bach et Bernard de Ventadour : entre la Passion selon Saint Matthieu (interprétée par le philharmonique de Berlin) et Can vei la lauzeta (exécuté par l’Ensemble-Unicorn). Et puis, quand mon petit singe savant en aurait fini avec ses cabrioles, je dirais à peu près la même chose, mais de façon beaucoup plus sobre : lire Saramago, c’est comme écouter quelqu’un. Impression de se retrouver dans un café Maure, assis en face d’un vieux chibani à la langue bien pendue. Rien que lui et vous. Et le silence autour alors que la nuit tombe sur l’Alentejo. 

« Parler, c’est faire de la musique » dirait-il de sa voix grave et mélodieuse, où s’entremêleraient le gazouillis d’une alouette, le tic-tac d’une horloge et le babillage d’un enfant. Sur la table, outre deux verres de Vinho verde déjà bien entamés, se trouveraient également un épi de blé séché et une poignée de terre ocre amassée en tas. Ses dents crisseraient un peu : « Celui qui se tait autant que je me suis tu ne pourra mourir sans tout dire » Le peuple des opprimés parlerait ici à travers lui et donnerait à son murmure la puissance d’une clameur. « J’ai en mémoire ma traversée de la vie » Une mémoire encombrée de milliers d’ombres anonymes, qui auraient pour nom : Domingos, Maria, João, Joaquim, Alberto, Faustina, António, Requinta… Tous, le dos courbé sur la glèbe, du lever au coucher du soleil et du premier jour au dernier soir de leur vie. « Jerónimo Melrinho et Josefa Caixinha… » apparaîtraient deux vagues silhouettes à l’horizon, des humiliés parmi d’autres, oubliés comme tant d’autres, mais que les souvenirs impérissables d’un enfant ramèneraient à la vie. Rien qu’eux et nous. Et le silence alentour, alors que des trombes d’eau s’abattraient soudain sur l’Alentejo : « Il commença à pleuvoir sur eux vers la fin de l'après-midi… » ainsi débute l’histoire.

[…]