Rarement transition
entre deux livres que tout paraissait pourtant opposer, Relevé de Terre
et Mao Zedong, n’aura été si parfaite. A tel point que les deux
épigraphes ci-dessous, l’une placée dans le roman de Saramago, l’autre dans
l’essai de Bauchau, semblent se faire écho :
«Je demande aux économistes politiques, aux moralistes, s’ils ont déjà calculé le nombre d’individus qu’il est nécessaire de condamner à la misère, à un travail disproportionné, au découragement, à l’infantilisation, à une ignorance crapuleuse, à une détresse invincible, à la pénurie absolue, pour produire un riche ?» (Du poète et romancier portugais Almeida Garret, en 1843)
«Personne n’a jamais calculé le coût en vies humaines des grandes fortunes amassées sur le dos des travailleurs de Shanghai… Aujourd’hui encore, des fourgons mortuaires parcourent chaque jour les rues de Shanghai pour enlever les cadavres. On en ramasse ainsi tous les ans de trente à cinquante mille que l’on enterre dans les fosses communes» (Du militaire et homme politique chinois Zhu De, en 1937)
Entre Lisbonne et
Pékin, 11000 kilomètres et seize heures d’avion ! Au Portugal, des toits
de chaume, des murs en argile, de la morue salée et des airs de fado. En Chine,
des maisons en bambou, de vastes rizières, le timbre des flûtes, des lyres et
des cymbales. Ici et là, la même misère paysanne au début du siècle dernier.
Aussi les mêmes soulèvements populaires et la même répression policière
s’abattant soudain sur les manifestants. Autres lieux, autres dieux, et
cependant, des rives de l’Atlantique à celles de la mer Jaune, partout sur
terre, des plaies d’un homme blessé le sang coulait pareillement rouge.
Superficie, ressources
et population, en République populaire de Chine tout est décuplé, sinon
davantage. Aussi, pour son essai consacré à Mao Zedong, Henry Bauchau ne
pouvait-il faire moins qu’un
pavé de 1048 pages et de près d’un milliard de signes, soit quasiment autant
que de Chinois sur terre. Publié chez Flammarion en 1982, ce livre a coûté à
son auteur, aidé de son épouse, huit ans d’un patient et monstrueux travail.
D’abord collecter et rassembler l’ensemble des documents existants sur le
sujet, ensuite les passer un à un au fil d’une minutieuse étude, puis
s’aventurer enfin dans cette folle entreprise : raconter in extenso
la vie d’un homme ayant si profondément marqué son temps bien au-delà des
frontières de l’Asie. Au final, en 200 chapitres passionnants et plutôt bien
rythmés, la fresque apparaît, vivante et gigantesque. On y découvre tout à la
fois un portrait du Grand Timonier, sa lourde empreinte déposée sur le
siècle et ses tribulations d’un bout à l’autre de l’empire du Milieu. De sorte
qu’à travers cette biographie de Mao, c’est aussi à un voyage en Chine auquel
nous convie Bauchau, contribuant ainsi à nous rendre un peu plus familier
ce pays lointain et mystérieux.
De la fertile vallée de Shangshan, où Mao est né, jusqu’à Pékin, où il est mort, 83 années s’écoulent. A sa naissance, la dynastie des Qing règne sur un pays de haute mais désuète culture. La misère y est générale, les famines récurrentes et les divisions trop profondes pour résister aux impérialismes étrangers. Déchirée et affaiblie, la Chine doit donc subir les quatre volontés de vingt-et-une puissances coloniales, aux premiers rangs desquels figurent bien évidemment la France et l’Angleterre. Blessés dans leur orgueil national à de multiples reprises, les Chinois ruminent entre eux à longueur de temps leurs rancœurs et leurs vexations : les deux guerres perdues de l’opium (1839-1842/1856-1860), l’écrasement des Taiping (1851-1864), les défaites militaires contre les armées française puis japonaise (1881-1885/1894-1895) ou encore l’échec du soulèvement des Boxeurs (1899-1901). Cinq décennies d’agressions permanentes, de perte progressive de souveraineté et d’humiliations successives que les anciens racontent à leurs cadets au fil des générations. L’enfance de Mao est si profondément marquée par ces récits qu’à l’âge de 17 ans il se rallie tout naturellement aux idées républicaines de Sun Yat-sen, puis s’engage dans son armée révolutionnaire et participe ainsi, mais très modestement, à la chute de la monarchie. Ce sont là les premiers pas dans la vie d’un adolescent révolté, entiché de liberté, de justice et de modernisme, encore tout empli d’espoir et d’illusions comme on l’est souvent à cet âge si propice à l’idéalisme. Personne, pour l’instant, ne peut voir en ce jeune homme si semblable à des milliers d’autres le futur Libérateur de la Chine. Nul ne peut alors imaginer que cet obscur Chinois traitera bientôt d’égal à égal avec les grands de ce monde. Rien de particulier non plus ne le prédispose à devenir un tyran. Rien, ni personne, et pourtant l’Histoire est déjà en marche…
La plume épique d’Henry Bauchau se prête admirablement bien à cette dramaturgie riche en rebondissements et en péripéties, aux décors somptueux et à la distribution si pléthorique qu’on finit par s’y perdre un peu. De cet essaim de personnages en quête de pouvoir on retient surtout la figure du maître : Sun Yat-sen, celle du traître : Chiang Kaï-shek, de l’allié de toujours : Zhou Enlai, ou de circonstance : Lin Biao. Apparaissent aussi au fil des pages des seigneurs de guerre, des mandarins mandchous, des triades secrètes, de sages confucéens et des conseillers soviétiques. Sont examinées à la loupe les intrigues, les complots, les manœuvres, les rivalités… mais sont hélas minimisées les séquelles du maoïsme, édulcorées les responsabilités de Mao et sous-évaluées ses victimes : excès de bienveillance du biographe qui, tout au long de son œuvre, s’est toujours refusé à juger.
En conclusion de son essai, Henry Bauchau esquisse toutefois deux ou trois critiques qui auraient gagné à être mieux développées. Il rappelle également la nécessité de la révolution chinoise, en soulignant ses ruptures et ses continuités :
« L’acte révolutionnaire de Mao a joint les
impératifs nationaux et la revendication sociale. Il s’agissait pour lui de
répondre aux menaces qui pesaient sur l’indépendance de son pays et d’éveiller
le peuple chinois en l’appelant à renverser des structures oppressives et
surannées […] Profondément frappé durant sa jeunesse par l’exploitation des
travailleurs, l’inégalité sociale et les dangers que couraient la Chine, Mao a
consacré à ces injustices et à ces malheurs ses forces et son attention. S’il
n’a pas délivré les paysans et les ouvriers chinois de tous leurs oppresseurs,
il les a du moins libérés des plus cruels et des plus archaïques. Il n’a pas apporté
à son peuple les libertés individuelles ni le respect des droits de l’homme,
mais la liberté nationale. Contrairement à ce qu’ont cru beaucoup de ses
sympathisants occidentaux, il n’était pas à cet égard au-delà mais en deçà de
l’évolution des esprits en Occident. […] Partant du pire, la longue et dure
révolution chinoise en a charrié une partie avec elle. Elle a traîné son lot de
souffrances, d’injustices et d’erreurs avec le lourd héritage du passé. Elle a
pourtant diminué l’oppression de l’homme par l’homme pour la grande majorité
des Chinois. […] Il faut se rappeler la misère, la déchéance, l’exploitation du
peuple chinois avant la libération, et l’orgueil, l’incapacité, l’avarice
abjecte de ceux qui l’opprimaient. »
Rédigé et publié à la charnière des années 70-80, Henry Bauchau dira de ce livre, une trentaine d’années plus tard, qu’il matérialisait « La hantise d’un père fort et puissant… aussi le mouvement de faiblesse de quelqu’un qui ne se sentait pas capable de percer par lui-même »
Pour l’anecdote, ce tableau représentant Mao guidant la Révolution est resté accroché
quelques années sur les murs du Vatican avec la légende suivante : « Jeune
missionnaire chinois partant évangéliser un village ». J'adore.