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2013/01/19

Victor Hugo : Les Misérables (France Culture, 2013)


Monument du patrimoine national, peut-être plus célèbre encore que le Louvre, la Tour Eiffel ou Notre-Dame : Les Misérables, de Victor Hugo. Maçonné et ferraillé à l’ancienne, l’édifice, bâti en 1862, il y a déjà 150 ans, est encore solide sur ses fondations que sont la misère et l’injustice. Inaltérable au temps et à l’usure, incorruptible aux modes et aux critiques, si le chef d’œuvre d’Hugo paraît ne pas vieillir c’est sans doute parce que la société n’avance que pour mieux reculer et finalement stagne (ou bien qu’elle évolue moins vite qu’on ne le souhaiterait).

L’histoire des Misérables est archi-connue, elle a nourri de mots et d’images plusieurs générations d’enfants et marqué à jamais leur mémoire à la manière d’une catéchèse (la cohérence et le réalisme en plus). Inoubliables personnages : Gavroche, tout chant et tout sourire sous le feu de la mitraille devant les barricades ; Fantine, fille-mère contrainte à la prostitution jusqu’à ce que mort s’ensuive ; Thénardier-père, mauvais de bout en bout et de fond en comble ; Cosette, s’en allant pieds nus puiser l’eau à la nuit tombée ; Javert, stupide, borné, pathétique, haïssable ; et Jean Valjean, bien sûr, alias monsieur Madeleine, matricule 24601.
Interprété par les plus grands noms du 7ème art, le rôle de l’ancien bagnard est à nouveau merveilleusement servi, mais cette fois-ci par la voix de Jean-Marie Winling, dans l’adaptation radiophonique que voici :


Ci-dessous, en extrait sonore, la scène où monsieur Madeleine se rend à Montfermeil pour sortir Cosette des griffes des Thénardier :


Enfin, les 14 épisodes du feuilleton sont disponibles ici, au format MP3 :

http://www.mediafire.com/download.php?17uudhc7618ee9n

http://www.mediafire.com/download.php?zvs2088uqz0zumk



2013/01/15

Jean-Bertrand Pontalis (1924 - 2013)


« Les êtres que nous aimons s’en vont, ils s’éloignent de nous, je m’éloigne d’eux, nous les perdons de vue, les lieux où nous avons été heureux sont occupés par d’autres, ce que nous appelons notre mémoire n’est peuplée que de fantômes mais elle en est peuplée, preuve que rien de ce qui a compté pour nous ni personne ne disparaît à jamais. »
(J.-B. Pontalis, in Un homme disparaît)


« Il détestait les boulevards périphériques, les supermarchés, les foules, les hauts-parleurs, les congrès internationaux, les restaurants où les tables sont serrées les unes contre les autres : un enfer à la portée de tous les individus qui choisissent de s’y dissoudre. »

« Quand, sur l’écran d’un cinéma, il voyait un homme et une femme découvrir dans le même instant qu’ils s’aimaient sans se l’être avoué et sans qu’ils aient besoin de se dire Je t’aime, il était ému aux larmes. »

« Il détestait ceux qui se battent pour une place où garer leur voiture tout en pensant que, ces gens-là, il faudrait les tuer. »

« Il se disait qu’il avait cessé d’être un enfant du jour où il n’avait plus couru dans la rue sans raison, en allant chercher le pain ou voir un copain. »

« Il n’aime pas ressentir en lui la tristesse, mais il est sensible à celle des autres, il pense qu’ils sont alors plus dans le vrai que lorsqu’ils ont constamment le sourire aux lèvres. »
(J.-B. Pontalis, in L’enfant des limbes)

« Parler, enseigner, m'avait toujours été facile : les pensées suscitent des mots qui appellent d'autres mots d'où découlent des phrases, lesquelles construisent un discours : j'ai longtemps entretenu cette illusion qui d'ailleurs m'entretenait. J'étais payé pour témoigner de cette succession logique, pour faire partager cette certitude simple, universelle. [...] Dans des milliers d'établissement, partout dans le monde, c'était pareil. Des gens de mon espèce étaient payés pour parler à d'autres qui se taisaient afin de mieux assimiler le mode d'emploi de la grande machine à penser. [...] Dans les premiers temps de mon séjour, il m'était bien arrivé de me demander : où vont-ils, tous ces mots prononcés ? Si, à peine proférés, ils allaient se dissoudre, se volatiliser dans l'air ? Et où les mettre ? Il n'y avait  pas de place pour eux. Devant moi, les auditeurs prenaient des notes sur des feuilles de papier qu'ils rangeraient dans des tiroirs puis dans des cartons puis dans des greniers et qu'ils jetteraient à l'occasion d'un déménagement ou d'un départ vers une autre terre. Il y avait toujours à Mymia comme un air d'absence qui rendait les mots encore plus précaires. Mais je ne m'en souciais guère alors. Le sourire d'une élève qui se laissait doucement effleurer par mes paroles faisait rapidement tourner court mes interrogations sur la vanité du métier. » 
(J.-B. Pontalis, in Loin) 

2013/01/13

René Depestre : Le mât de cocagne


En guise d’avertissement :

« Le mât de cocagne n’est ni une chronique historique, ni un roman à clés, ni une œuvre d’origine autobiographique. Les évènements et les personnages de ce récit appartiennent à la pure fiction […] »

Il est bien connu que plus un auteur souligne le caractère fictif de son livre et plus les éléments autobiographiques y foisonnent. La suite :

« […] Toute ressemblance avec des êtres, des animaux, des arbres, vivants ou ayant vécu, toute similitude, proche ou lointaine, de noms, de situations, de lieux, de systèmes, de roues dentées de fer ou de feu, ou bien avec tout autre scandale de la vie réelle, ne peuvent être l’effet que d’une coïncidence non seulement fortuite, mais proprement scandaleuse. L’auteur en décline fermement la responsabilité, au nom de ce que des esprits éclatant de rigueur et de tendresse ont appelé les droits imprescriptibles de l’imagination »

Voilà d’emblée de quoi mettre un lecteur en appétit. Ça pétille, c’est léger et c’est drôle, ça fond dans la bouche avec une pointe de vanille et un petit brin d’acidité, ça ravit aussi les naseaux et les mirettes jusqu’à l’arrière-boutique. La preuve en page vinte :

« Henri Postel évita la rue principale de Tête-Bœuf, populeuse et jacassante. Il s’engagea dans un dédale de corridors qu’il semblait parfaitement connaître. De partout, dans les cours sans clôtures, montait vers lui, pénétrant dans son nez, sa bouche, ses yeux, l’odeur propre au quartier, faite de fritures, de fientes de poules, d’urine, de crotte d’animaux, de latrines pleines de matières végétales en putréfaction, de résine de pin qui brûle et de lampe à kérosine qui charbonne. C’était la senteur des débuts de soirée. Plus tard, à ce bouquet s’ajouteront la térébenthine, l’encens, l’assa-fœtida, les infusions de feuilles d’oranger ou de corossolier, le parfum du gingembre et du petit-baume. Vers minuit, avec la sueur des couples qui ont fait l’amour, la brise marine et l’aigreur des adolescentes qui dorment les cuisses écartées, cet éventail d’arômes ouvrira à l’odorat un nouveau palier d’aventures. Postel avait l’habitude de mesurer la nuit à ses divers relents. Rien qu’à humer l’air, il savait qu’en ce moment la demie de sept heures n’avait pas encore sonné au clocher des Sœurs de la Sagesse. »

Jusqu’alors, pour moi, Haïti n’était qu’un confetti sur la planisphère, une île perdue sur la mer Caraïbe, avec une langue, le créole, et une capitale, Port-au-Prince. C’était aussi les Duvalier père et fils, les Tontons Macoutes, le Père Aristide et le séisme de l’hiver 2010. Quoi d’autre ? un pays de cannes à sucre et de taxis tap-tap, de Mardi gras endiablés et de rituels vaudous, Baron-Samedi et zombies z’errants.
Aujourd’hui, pou mwen, Haïti c’est misyé Depestre, poète-écrivain-mulâtre, né à Jacmel en 1926, bientôt 87 ans mais toujou bon pié bon zié.

En creusant un peu la bio du bonhomme, on s’aperçoit qu’il n’a pourtant passé que le premier tiers de sa vie en Haïti - c’est dire l’importance des racines - et tout le second à bourlinguer d’exil en exil à travers un monde qu’en bon communiste il espérait changer. Le dernier tiers de sa vie nous amène en 1978, année où il se pose à Paris-Orly en provenance de Cuba. Il a 52 ans révolus, une femme et deux enfants, un bureau attitré qui l’attend au siège parisien de l’UNESCO et surtout l’envie de se fixer enfin dans un pays doté d’un régime politique non moins tempéré que son climat : la France. Le voilà donc qui débarque en démocratie par un matin d’automne, avec dans ses malles de vagabond défroqué le fouillis des vieilles illusions et de la nouvelle espérance : l’écriture, sa passion de toujours mais à laquelle il souhaiterait désormais consacrer librement l’essentiel de son temps. A son actif déjà, pas moins d’une dizaine de recueils poétiques, la plupart couronné de succès, et les deux-cent feuillets d’un manuscrit ronéotypé à La Havane : La Cucaña, une fable tragi-comique où s’entremêlent les expériences cubaine et haïtienne du bonhomme.

En deux mots, l'histoire de ce roman est celle du duel à distance auquel se livrent le dictateur d'une île tropicale et son principal adversaire, l’ancien sénateur Henri Postel. Ce dernier, pour s’être opposé au tyran cinq ans plus tôt s’est vu condamner à l’impuissance, je ne dis pas comment, juste qu’il s’empâte et s’épaissit depuis lors derrière un comptoir d’épicier, coincé entre des mottes de beurre et des paquets d’harengs saurs. Oubliés depuis longtemps les discours enflammés tenus à la tribune du Sénat, enterrés les projets, les programmes, les résolutions : de corps et d’esprit, Henri Postel n’est plus que l’ombre de ce qu’il fut, c’est un homme vidé, brisé, anéanti, qui s’adonne à l’alcool et à la paresse, autant dire un mort-vivant. Et puis, tandis qu’il s’apprête à quitter clandestinement son île, voilà que surgit soudain devant lui un immense poteau autour duquel s’attroupent les badauds : c’est le mât de cocagne. Réduit à devenir un objet de foire et de curiosité, ce gigantesque tronc d’arbre à la sève hier encore débordante a perdu aujourd’hui sa vigueur. Abattu, écorcé, émondé, l’épineux, ou le feuillu, va savoir, n’a même plus l’apparence d’un arbre, tout comme Henri Postel et ses concitoyens n’ont plus apparence humaine depuis qu’ils ont renoncé à lutter contre l’imperator. Une évidence s’impose alors presqu’aussitôt à l’esprit du sénateur déchu : inscrire son nom à l’épreuve du mât suiffé, histoire de prouver à chacun, et d’abord à lui-même, qu’il n’y a de vaincu que celui qui croit l’être.
Le surlendemain, jour de fête nationale, la foule se presse, nombreuse et dense, au pied du géant totem. En tribune officielle et costume d’apparat, le gouvernement, au complet et sous bonne garde, se pavane devant les photographes. Un peu à l’écart, assis sur un banc, les huit candidats retenus pour le concours s’évaluent du regard : sept merveilleux athlètes, le corps taillé pour l’effort, les muscles souples et puissants, le souffle profond, les reins solides : des Hercule de foire. Sept ! Plus un quinquagénaire ventru mais ô combien déterminé : Henri Postel. Après avoir courue la ville de bouche à oreille la rumeur de sa participation, à présent confirmée, alimente les conversations du public : Pourquoi, comment, qu’est-ce que cela veut dire ? On s’interroge encore entre soi cependant que le premier des huit concurrents s’élance déjà vers le mât en crachant dans ses mains et en roulant virilement des biceps. Ainsi débute le tournoi. Il va durer deux jours et une nuit.
En l’espace de ces quelques heures bien des choses vont se passer, je ne dis pas lesquelles, sauf qu’elles sont l’occasion d’acrobaties sportives, de scènes érotiques et de pratiques vaudous toujours aussi peu crédibles pour qui descend des Lumières. Mais ici, en terre d’esclavage, sorts et contre-sorts participent de la vie sociale depuis deux ou trois siècles. Rien n’est plus banal, dans ce pays de sorciers, que le maniement des philtres et les appels aux divinités : Papa-Loko, Mami-Wata, Cousin-Zaka, Erzili-Freda… les dieux et les démons sont légion là où la misère est reine et la tyrannie prospère. Henri Postel, lui, ne croit pas à la magie. Ou plus exactement il ne croit ni aux maléfices ni aux incantations, mais il reconnaît cependant à ces superstitions une capacité à influer le réel, par la fascination qu’elles exercent sur la population, comme par la peur ou l’espoir qu’elles suscitent en son sein. Il n’a beau croire qu’en la seule force de ses bras, il n’empêche qu’autour de lui des énergies se libèrent et des soutiens s’organisent au nom d’une foi qu’il ne partage pas mais qui le propulse pourtant jusqu’au sommet du mât. Un triomphe ! qu’Henri Postel ponctue d’un rire nietzschéen et d’un jet de mitraille à destination du tyran. Raté ! Dommage. Posté sur le toit de la tribune officielle, un sniper vise et tire à son tour. Un seul coup suffit. Et c’est la fin d’Henri Postel. Son combat, sa victoire, sa mort appartiennent désormais à ses partisans. A ses lecteurs aussi.

(Un livre envoûtant dont il est quasiment impossible de faire le tour, tant sont nombreuses les lectures possibles, et innombrables leurs interprétations. Phallique par excellence, le mât de cocagne regorge bien évidemment d’images sexuelles, mais il peut être également symbole du roman lui-même et des efforts de l’auteur pour le mener à son terme. Quant à l’aspect politique du livre, il est à la fois essentiel et pour ainsi dire anecdotique, prétexte à une prose jouissive et débridée où le réel s’efface au profit du merveilleux. Difficile en effet de ne pas voir, à travers les aventures et la mort d’Henri Postel, les désillusions politiques de René Depestre, sa volonté d’en finir avec les chimères socialio-libéro-capitalo-marxiste et son désir de renouer avec la seule utopie digne d’un homme : l’amour)