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2013/06/15

Jorge Amado : La découverte de l'Amérique par les Turcs

Une heure et des broutilles, c'est le temps nécessaire à la lecture de ce mini-roman, puisque c'est ainsi qu'Amado qualifie  lui-même son avant-dernier livre, un petit opuscule paru en 1991, à l'occasion de la très pimpante et pompeuse célébration du Cinquième Centenaire de la découverte de l'Amérique par les navigateurs portugais, espagnols, voire même italiens, sans parler des Vikings écumant les mers et les océans à bord de leurs drakkars à tête de dragon. Découverte ? Vraiment ? Et pourquoi pas conquête, invasion, colonisation des terres, massacre des autochtones ? La question est posée d'emblée, sans détour, et Amado y répond à sa façon, en romancier, sans polémiquer ni controverser : d'abord en dédiant son mini-roman à deux de ses amis, deux artistes lusitaniens ayant eux aussi découvert le Brésil et fait la conquête des indigènes, mais avec les armes de l'attachement et de l'amitié, ce qui demeure sans doute le meilleur moyen de conquérir un cœur ; puis, à contre-courant de la commémoration officielle, en célébrant non pas les illustres découvreurs du Brésil mais ces obscurs défricheurs, ces milliers de femmes et d'hommes qui, venus des cinq autres continents pour faire fortune à Rio, São Paulo ou Salvador da Bahia, contribuèrent à la prospérité du pays autant qu'à la leur, s'imprégnèrent des coutumes locales tout en prodiguant les leurs, et dont la descendance, crescendo e multiplicando-se au fil des générations, constitue aujourd'hui l'une des multiples facettes d'un Brésil bigrement bigarré.
Parmi ces milliers d'émigrants débarquant sur les côtes auriverde au début du siècle dernier, des hommes à la peau cuivrée, aux cheveux noirs de jais, à l'accent âpre et néanmoins chantant : des Turcs, nous dit la jaquette, en réalité des syro-libanais arrivés-là du temps où la Syrie et le Liban étaient encore sous domination ottomane, ainsi que le précise l'auteur. Donc des arabes. Le livre en est d'ailleurs si bien peuplé qu'on n'y trouvera pas trace de João Manuel Vieira Pinto da Sousa, ni de Manuel Pereira Da Ponte Martins, mais plutôt des Raduan, Jamil, Ibrahim, Samira, Fárida... prénoms aux sonorités orientales et cependant personnages 100% brésiliens, miracle de l'intégration et du métissage, source d'une histoire humaine souvent complexe et toujours en marche, au grand dam des bourricots et des bouriquettes, le dos bâté de haine et de bêtise, et ne sachant que braire sans relâche la pureté des races aux pieds de la Pucelle ou bien du Maréchal, au nom du Christ, amen... là n'est pas le sujet du livre.

Des montagnes alaouites aux forêts vierges d'Amazonie, ou bien des plages de Beyrouth à celles d'Ilhéus, pas moins de 11.000km à vol d'oiseau et presque deux fois plus par voie maritime, la seule en vigueur en 1903, l'année où Jamil Bichara et Raduan Murad entreprennent la traversée de la Méditerranée, puis des deux Atlantiques, le Nord et le Sud, à bord d'un bateau chargé d'émigrants. Au cours de leur voyage, les deux hommes se lient rapidement d'amitié et font peu à peu connaissance : Raduan a déjà 40 ans, c'est un philosophe à la langue verte et plutôt bien pendue, aussi un habitué des tables de jeux et des coups si tordus qu'il a la justice turque à ses trousses ; quant à Jamil, un peu plus jeune, c'est à Allah et à son prophète Mahomet qu'il confie son destin, lequel, à n'en pas douter, sera bientôt parsemé d'or et d'amour. Aussi de pièges et d'embûches. Notamment celle tendue par sidi Ibrahim Jafet, un autre de ses compatriotes, installé à Bahia depuis déjà quelques années et dont la fille aînée, une laideronne acariâtre, revêche et puritaine, qui lui rend la vie impossible, reste encore à marier. Pas facile. Mais, en commerçant habile et retors, il essaiera quand même de fourguer la donzelle dans les bras du beau Jamil sur qui veille Allah. Jamil acceptera-t-il de prendre pour épouse la vieille fille en échange de l'épicerie du papa ? voilà le sujet de ce petit livre plutôt divertissant.

Pour info : contrairement aux anciennes éditions, les plus récentes bénéficient d'une préface de José Saramago.

Pour infobis : environ 6% de la population brésilienne est d’origine arabe, venant majoritairement de Syrie ou du Liban. Et près d'un quart des parlementaires le sont également (140 sur 594, en l'an 2006).

Pour qui souhaite creuser le sujet, un article de la Revue Européenne des Migrations Internationales, Libanais et Syriens au Brésil (1880-1950), par Oswaldo Truzzi  :  http://remi.revues.org/1694?lang=en

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