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2013/12/22

Jorge Amado : La Terre aux Fruits d'Or

«Si j'étais directeur d'école, je me débarrasserais du professeur d'histoire et je le remplacerais par un professeur de chocolat ; mes élèves étudieraient au moins un sujet qui les concerne tous» (Roald Dahl)

Ecrit dans la foulée des Terres du bout du monde (1942), la Terre aux fruits d'or (1944) est pour ainsi dire la suite et la fin d'une espèce de diptyque consacré à celui qu'on appelait autrefois l'or jaune du Brésil, autrement dit : le cacao.
Entre la fin du premier roman — où le tribunal d'Ilhéus acquittait le colonel Horacio du crime de son rival — et le début du second — marqué par le survol de la ville à bord d'un avion de l'American Airlines —, trente ans se sont écoulés sans qu'on les ait vus passer, manière pour l'auteur d'accentuer le contraste entre les archaïsmes des années 20 et la prétendue modernité des fifties. Fini en effet le temps où les fazendeiros s’entre-tuaient pour des fèves aussi précieuses que des pépites... rangés aux râteliers et dans leurs fourreaux les armes et les couteaux... blanchis les cheveux d'Antonio Vitor, du capitaine Magalhaes et de son épouse, Don'Ana Badaro, pour citer quelques-uns des personnages des Terres du bout du monde que l'on retrouve ici vieillis et affaiblis, et dont les exploits d'antan sont désormais chantés par des aveugles le long des routes du sertão.

Entrés de leur vivant dans la légende du pays, mais dépassés par le progrès et le cours de l'Histoire, le temps est à présent venu pour ces défricheurs de forêts de laisser place à la génération suivante avec laquelle ils n'ont apparemment plus rien en commun, si ce n'est parfois un patronyme lorsqu'il s'agit des fils. Ces derniers, souvent mieux instruits et plus raffinés que leur père, sont en revanche beaucoup moins courageux et volontaires qu'eux (un peu comme si leur force de caractère était inversement proportionnelle au luxe dans lequel ils avaient grandi.) Ils se démarquent également par leur passion qui n'est plus celle de la terre, mais celle autrement plus à la mode des mots et des idées. Ainsi, tandis que certains des rejetons embrassent une carrière politique, un autre se fait avocaillon et versificateur à ses moments perdus. Tout semble donc séparer les pères de leur progéniture et pourtant, si l'on creuse un peu, on s'aperçoit assez vite que Joaquim Vitor, militant communiste, tient de son père sa loyauté et de sa mère son incroyable entêtement ; ou encore que Silveirinha da Silveira, militant fasciste, a quant à lui hérité du colonel Horacio quelques-unes de ses velléités autoritaristes, mais sans l'audace et la résolution nécessaires à leur application, etc. Le thème de la transmission, de ses continuités et de ses ruptures, fait donc de la Terre aux Fruits d'Or un roman de l'hérédité — un peu à la manière de Zola et de ses Rougon-Macquart — mais n'en constitue pas pour autant la trame principale, qui est l'économie cacaoyère et l'incoercible avidité des hommes.
Car si la lutte fratricide entre fazendeiros pour la conquête des terres s'achevait dans un bain de sang il y a de cela trente ans, si l'ordre et la paix ont semble-t-il succédé à la terreur et à la barbarie, ce n'est là qu'un simple jeu d'apparence auquel on fait semblant de croire afin de ne pas désespérer complètement. En fait, les plantations sont toujours aussi convoitées et les nouveaux prédateurs à peine moins violents, mais beaucoup plus retors et sournois, que ne l'étaient les fazendeiros. Ils se nomment désormais Carlos Zude (un brésilien), Karbanks (un américain), Rauschnings et Schwarz (des allemands). Ce sont tous des exportateurs de cacao, à la tête d'entreprises florissantes, donc richissimes eux aussi, mais pas assez, sans doute. Et les voilà donc lancés à leur tour à la conquête des fazendas avec leur arsenal de civilisés qui ne se salissent plus les mains : spéculation boursière, entente illicite, clauses cachées, prêts usuraires, endettement, mise en demeure des propriétaires et finalement spoliation. C'est propre, net et sans bavure, bien qu'on déplore toutefois quelques victimes collatérales : ouvriers mis au chômage, grève sur le tas, intervention militaire, tir à vue et morts en pagaille, oh pas de quoi fouetter un chat ni empêcher ces nouveaux maîtres du cacao de dormir tranquillement sur leurs deux oreilles.

Extraits :

Une série de cinq portraits, à commencer par celui de Carlos Zude, directeur de la Zude Irmao & Cie, l'une des principales maisons d'exportation de cacao :

Carlos enfila son slip de bain, passa dans la salle à manger, se versa un verre de vermouth puis s'éloigna sur l'asphalte chaud de l'avenue en sifflant un air de samba à la mode. Il marchait d'un pas rapide en sautillant sur l'asphalte que le soleil rendait brûlant. Un gosse assis sur un banc, qui s'entraînait au sport passionnant qui consiste à cracher sur le sable, interrompit son jeu pour voir Carlos passer. Il ne put retenir un éclat de rire insolent tant il trouvait comique cet homme bedonnant dont le ventre débordait du slip de bain qui sautillait sur l'asphalte avec ses jambes maigres. Cette moquerie altéra la joie de Carlos Zude, mettant une note de déplaisir sur cette matinée qui s'annonçait si heureuse. [...]
Carlos Zude court sur le sable, ses jambes grêles supportant son gros ventre. Des gosses jouent au football un peu plus loin. Carlos halète. Il vieillit... Quarante-quatre ans... Une simple petite course le fatigue, son ventre est lourd. Il distingue la silhouette de Julieta sous le grand parasol rouge. Ses cheveux noirs tranchent parmi les têtes blondes du couple Gerson, les Suédois du consulat. Un homme debout mange une glace, c'est Mister Brown, l'ingénieur en chef du chemin de fer. Un corps d'athlète. Cependant il doit avoir le même âge que Carlos, sinon plus. Carlos pense à la différence de leur éducation. Lui, il n'a jamais fait de sport, il a passé son enfance penché sur des livres difficiles et peu plaisants pour apprendre à lire. A quarante-quatre ans il est obèse, avec des jambes grêles, un visage bouffi. Quand il a ses vêtements il est bien, mais en slip de bain, il ne peut rien cacher... Il est fini... L'Anglais est un athlète. Carlos pense que s'il a un fils il sera élevé dans un collège anglais, Carlos l'enverra en Angleterre ou aux Etats-Unis.
Mister Brown l'aperçoit, Julieta se lève et lui fait signe de la main. Carlos s'arrête en la voyant ainsi debout, sur la pointe des pieds, le saluant de son bras levé, dressée comme une statue sous le soleil tropical. Cette image émeut Carlos Zude. Il pense qu'elle ne vieillira jamais, grâce au sport, et que son corps adoré ne sera jamais un corps flétri de vieille femme... Carlos se précipite et court vers Julieta. Les Suédois et les Anglais peuvent bien le trouver ridicule mais il prend sa femme dans ses bras et l'embrasse à pleine bouche. Un long baiser, les lèvres de Julieta disparaissent sous la moustache de son mari. L'un des gosses qui jouait au football vient chercher son ballon égaré et s'arrête pour observer la scène excitante. Carlos a fermé les yeux, Julieta aussi, mais elle voit malgré elle les corps athlétiques de l'Anglais et du Suédois et le jeune corps désirable de Guni, pareil à celui d'un adolescent.
Le gosse, avant de donner un coup de pied dans le ballon pour continuer la partie, crie à Carlos Zude :
- Profites-en, Pépère !

Le portrait de Julieta, femme de Carlos Zude, mari cocu :

- J'ai le cafard...
C'est Octavio qui lui avait dit cela lors des derniers jours de leur aventure à Rio. Comme elle se plaignait de sa fatigue, de sa curieuse lassitude, il riait, la prenait dans ses bras et expliquait :
- Ma chérie, tu as le cafard. De la neurasthénie... Une maladie de millionnaire comme toi... La maladie des gens qui n'ont rien d'autre à faire...
N'importe, c'était terrible. Cela s'approchait à pas de loup, prenait peu à peu possession de son corps, elle se sentait baignée de tristesse, indifférente à tout, désirant mourir. « De gens qui n'ont rien d'autre à faire... » Julieta aurait aimé rendre la ville d'Ilhéus, où elle était obligée de vivre, responsable de cette neurasthénie. Il y eut un temps où elle le faisait, harcelant Carlos, réclamant des voyages, des séjours à Rio. Mais ici où là, dans cette petite ville ou dans la grande capitale, le cafard revenait, prenait possession d'elle, pesait sur son cœur. Parfois c'était au moment le plus amusant d'une fête. Tout le monde était joyeux et elle, subitement, devenait grave, distante et lasse de tout, tout l'ennuyait. Elle avait essayé de boire mais c'était pire. Il lui venait alors une envie de pleurer, une agonie, un désespoir infini. Madame Lisboa — si belle et si douce — à qui elle s'était confiée lors de son premier séjour à Rio lui avait pris la tête entre ses mains, lui avait embrassé maternellement le front et lui avait dit :
- Vous avez besoin d'amour, mon enfant. J'ai été aussi comme vous, lasse de tout, inquiète et triste. Finalement j'ai découvert que j'étais seulement fatiguée de Jeronimo. Alors j'ai pris des amants. Je me suis sentie bien mieux après...
Puis elle lui avait présenté Octavio sous prétexte d'une consultation médicale. Le cabinet ressemblait plutôt à un boudoir. Et ce fut là, lors de sa deuxième visite, quand elle y retourna toute seule, qu'il la posséda. C'était son premier amant, mais ce qui était incroyable — bien qu'il ait à peine trente ans — c'est qu'il ressemblait de manière frappante à son mari ; les mêmes conversations, les mêmes mots, les mêmes ambitions, le même égoïsme démesuré. Ils se ressemblaient même jusque dans leur façon de faire l'amour. Et Julieta sombra de nouveau dans sa neurasthénie. [...]
- Un jour, je me tuerai...
Le crépuscule éveillait une souffrance dans son corps. Maintenant les gosses quittent la plage, fatigués du jeu. Ils coucheront sous les ponts, sur les bancs des jardins, dans les maisons abandonnées. « Ah ! si je pouvais les suivre... » Une maladie de gens riches, avait dit Octavio. Tout est si compliqué ! Julieta s'efforce d'analyser ses sentiments. Elle aime passionnément aimer. Son sang bouillonne de désir et au moment où elle se donne elle perd toute retenue et se laisse aller à ses plus bas instincts. Elle désire souvent des hommes qui croisent sa vie et si elle ne les prend pas tous pour amants c'est parce que cela lui est impossible. Mais quand elle sort du délire de l'acte sexuel, son partenaire — qu'il soit Carlos, Octavio ou Jack — ne l'intéresse plus. Ou bien est-ce elle qui n'intéresse plus l'homme ? L'étreinte seule peut la combler et ce n'est pas suffisant. Carlos l'aime mais ne se soucie que de son confort. Il n'a jamais soupçonné que Julieta puisse se sentir si triste, qu'elle puisse avoir envie de se tuer...

Un couple de petits planteurs déjà croisés dans Les Terres du bout du monde :

Antonio Vitor et Raimunda [...] rentrèrent le soir par la route, silencieux et graves, côte à côte mais écartés l'un de l'autre, sans échanger un mot. Il est vrai qu'il la posséda cette nuit-là mais ce fut pareil à tant d'autres nuits, leurs corps roulant sur le lit, terrassés par un sommeil lourd.
Ce jour-là aussi, regardant le ciel où s'approchaient en grandissant le nuage lourd de pluie, ils éprouvaient le besoin de se dire des mots qu'ils ignoraient, d'échanger des caresses qu'ils ne connaissaient pas et cette impuissance tant de fois ressentie les rendait timides et embarrassés. Le visage de Raimunda se ferma à nouveau, ce même visage éternellement revêche, devenu à présent un visage de vieille femme flétri par le soleil de trente récoltes. Sa bouche de mulâtresse perdit le sourire qui l'avait embellie quand Antonio Vitor lui avait montré le nuage. Mais son cœur était si plein de joie que ses grosses lèvres s’entrouvrirent de nouveau dans un sourire et qu'elle dit en se tournant vers lui :
- Antonho !
- Munda !
Il la regarda et attendit. Raimunda aussi éprouvait ce besoin de mots et de caresses, pour commenter et fêter la pluie imminente. Ils se regardèrent, ils ne connaissaient pas de mots, ils ne connaissaient pas de caresses, ils ne savaient pas comment montrer leur joie. Elle répéta :
- Antonho !
- Oui ?
Pendant un infime moment une certaine angoisse née de l'impuissance à s'exprimer passa sur son visage. Puis elle sourit de nouveau :
- Il va pleuvoir, Antonho !
- Oui, Munda !
- Ça va être une bonne récolte !
- Très bonne, Munda !
Et ce fut tout. Ils regardèrent de nouveau le ciel. Le nuage grandissait, bientôt il recouvrirait leur plantation. Peut-être, cette année, récolteraient-ils neuf cents arobes de cacao ? Peut-être même plus, qui sait ?

Les cabarets de la ville d'Ilhéus (par quelqu'un qui, apparemment, les connaissait bien) :

[...] Les employés de commerce en goguette se réunissaient à l'Eldorado. C'était un endroit gai et familier, on y buvait modestement de la bière et il était fréquenté par les putains du quartier. Le Far West, rue du Sapo, attirait les régisseurs des fazendas, les petits agriculteurs, les dockers et les marins. Le propriétaire tenait lui-même une table de jeu dans l'arrière-salle où l'on jouait avec des cartes particulièrement crasseuses. Il fut même fermé quelque temps. Rita Tanajura, qui avait un derrière monumental, était la reine du Far West. Elle chantait des sambas et dansait sur une table. Elle était présentée par un animateur maigre et efféminé comme « la grande vedette de la samba », quoiqu'elle n'eût jamais exercé cette profession. Elle était arrivée à Ilhéus, engagée comme cuisinière par une riche famille, et un jour un régisseur ivre et amoureux avait tiré un coup de feu sur ses fesses qui le tentaient tellement. Au Bataclan brillait la célèbre Agripana, une femme maigre et vicieuse qui assassinait les tangos et rendait fous d'amour les étudiants romantiques. On l'avait surnommée la « Goule » en raison de son regard chaviré, regard qui avait inspiré un sonnet à un étudiant fou d'amour. Les plus pauvres fréquentaient le Retiro, un cabaret sordide situé au bord du quai où la bière était un luxe. Il était fréquenté par des ouvriers, des travailleurs des fazendas de passage en ville, des truands, des vagabonds et des voleurs. Un aveugle y jouait de la flûte et, de temps en temps, un client jouait de la guitare [...]

Aussi le très espiègle perroquet du capitaine João Magalhaes :

Le perroquet déchirait le silence du terre-plein avec son cri strident, répétant la phrase apprise depuis longtemps :
- Attention à ce cacao, nègre de malheur !
Il avait entendu Teodoro des Baraunas dire cela durant des années. Quand celui-ci s'était sauvé lors des luttes de Sequeiro-Grande le perroquet avait été abandonné dans la maison de maître des Baraunas et les Badaro l'avaient recueilli [...] C'était un petit perroquet de la race de ceux qui parlent beaucoup. Il s'appelait Chico et il répétait son nom toute la sainte journée.
- Don'Ana, disait-il, Chico a faim...
Il n'avait pas faim du tout, ce qu'il voulait c'était parler. D'après les calculs de Don'Ana, il devait avoir plus de quarante ans. Les travailleurs disaient que le perroquet est un oiseau qui vit très vieux, plus de cent ans. Chico, quand il vint vivre chez les Badaro était un spécialiste en injures que Teodoro lui avait patiemment enseignées. De la véranda de la maison de maître il insultait indifféremment travailleurs et visiteurs, pour le plus grand plaisir de Teodoro. Dans son nouveau foyer Chico n'abandonna pas ses habitudes et en acquit de nouvelles, comme celle d'imiter le sonore éclat de rire du capitaine João Magalhaes, éclat de rire retentissant qui allait se perdre dans les plantations, emporté par le vent. Il apprit aussi avec Don'Ana à appeler les poules, les canards et les dindons pour qu'ils viennent manger les grains de maïs.
C'était l'une de ses distractions préférées. Il s'échappait de la cage de la cuisine, se demeure habituelle, et venait de sa démarche chaloupée de marin jusqu'à la véranda. De là il insultait les Noirs qui travaillaient dans les séchoirs. Lorsqu'il était fatigué de crier des injures, d'encourager par ses cris l'effort des travailleurs, il commençait à appeler la volaille, imitant le bruit que Don'Ana faisait avec ses lèvres et copiant admirablement le bruit du maïs dans la boîte. Poules, dindes, canards et oies accouraient de partout et se réunissaient devant la véranda, attendant leur ration de maïs. Chico les appelait jusqu'à ce qu'il les vît tous réunis. Et alors il riait avec ce grand éclat de rire du capitaine João Magalhaes. Cette histoire faisait dire au capitaine que Chico avait hérité de Teodoro des Baraunas non seulement les jurons mais aussi certains traits pervers de son caractère.

Jorge Amado : La terre aux fruits d'or  (1944)
Traduction d'Isabel Meyrelles (1986)
Aux Editions Messidor

Deux toiles de Candido Portinari (1903-1962)

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