Pages

2014/03/30

ANPéRo : A voix nue (28/03/2014)


«  I n    g i r u m    i m u s    n o c t e    e t    c o n s u m i m u r    i g n i  »

De taille modeste, les cheveux ras, le visage rond et juvénile parfois secoué d'un tic nerveux, Guillermo ressemblait trait pour trait à l'idée que l'on se fait d'un intellectuel de gauche abonné à Libération. Quiconque le croisait dans la rue le prenait volontiers pour un professeur de lettres ou d'histoire, ce qu'il n'était pas, à son grand désarroi. Sa profession ? Journaliste. Après avoir passé dix ans à la rubrique "chiens-écrasés" d'une gazette provinciale, Guillermo était monté à Paris dans l'espoir d'y faire fortune et d'y trouver la gloire. Jeune homme ambitieux, il se rêvait alors chroniqueur au Nouvel-Obs, ou équivalent, mais n'aurait jamais imaginé se retrouver douze ans plus tard faisant des piges au Figaro-Madame, où il pissait de la copie pour un salaire de misère.
- Vraiment, tu ne remarque rien ? demanda-t-il à Vicente.
Assis derrière le comptoir de sa librairie, Vicente scruta une nouvelle fois l'allure de son compère, sans rien y déceler d'anormal et encore moins de remarquable, si ce n'est l'anorak d'un mauvais goût certain qu'il portait ce jour-là et qui non seulement le boudinait façon paupiette, mais était d'une couleur marronasse un peu nauséeuse.
- Alors, rien de rien ? insista la paupiette.
- Ton nouvel anorak ? répondit Vicente, le cœur au bord des lèvres.
- Pfff... souffla Guillermo. J'ai rasé mon bouc et personne pour s'en apercevoir, ni un vieux copain comme toi, ni même ma propre mère. A croire que je suis devenu pour tout le monde complètement transparent, que je ne suis plus qu'une image éthérée, sans contour et sans consistance (et comme pour se prouver à lui-même qu'il avait raison, Guillermo se palpait le corps de bas en haut, puis sa voix enfla soudain jusqu'à devenir un cri) Ah ! je suis en voie d'extinction, je m'efface, me dissous, disparais... je suis... je suis... aaah, je ne suis déjà plus rien !
Vicente regardait Guillermo avec bonhomie. Il connaissait suffisamment son ami pour savoir à quel point son amour des mots et son goût du théâtre le conduisaient parfois à l'exagération, mais il savait également que derrière cette emphase se dissimulait un sentiment d'échec bien réel. Aussi est-ce en psychologue nourri aux œuvres de Gustav & Sigmund qu'il lui répliqua :
- Pour quelqu'un qui prétendument n'est plus, je trouve que tu l'ouvres encore bien fort. Je dirais donc que tu mets en scène ta pseudo-disparition à seule fin d'occuper l'espace et accaparer ainsi toute mon attention...
Puis, désignant d'un mouvement circulaire de la main les rayonnages de sa librairie, il ajouta :
- Les livres, Guillermo, ou plutôt la culture, voilà l'espèce réellement menacée ! Regarde autour de toi : Erasme, Voltaire, Goethe, Hugo, Camus, six siècles d'humanité pensante... aujourd'hui remplacée par des Musso, des Levy et des Gavalda en veux-tu en-voilà ! Plus de 50 millions d'exemplaires vendus à eux trois ! Et des adaptations au ciné, en BD, des blogs et des forums à travers le monde entier...
- Oui-da, opina Guillermo, c'est l'abêtissement généralisé, la pensée sous-vide, la dictature marchande et la culture de masse...
- L'ère du tout-numérique, du jetable et du zapping à tout-va...
- Le triomphe annoncé de la Société du Spectacle...
- Et donc, par voie de conséquence, la mort du p'tit libraire !
Ils se turent tous les deux, avec un même sourire de dépit vissé au coin de la bouche.
Du fond de la boutique, João da Setubal, silencieux jusque-là mais jugeant sans doute le moment propice à une intervention, lança alors aux deux autres acolytes :
- On peut être situ et pas sectaire, figurez-vous.
Puis il replongea derechef son museau dans les œuvres complètes de Ludwig Wittgenstein, mâchant et remâchant le Tractatus tout en fumant des Gitanes. Quand il releva à nouveau la tête, la salle était pleine et bruyante. Il y avait là, outre Vicente et Guillermo, le discret Jeremías, le maladroit Henrique, les deux Lourenço et le grand Estêvão, l'équipe au complet, laquelle dissertait de choses et d'autres aux quatre coins de la boutique, se découvrant et s'appréciant toujours un peu plus dans un climat de partage, de chaleur humaine et de fraternelle amitié, soit précisément ce que chacun d'entre-eux était venu chercher ici, par cette soirée printanière encore un peu fraîche.

5 commentaires:

  1. Plutôt la thune amère des crève-au-loin, que l'amertume au coin des lèvres, pour cette reprise de la moustache. Entre la lippe du haut et celle du bas, c'est long comme lacune. Cultivons notre jardin en drôle de zèbre, si la littérature est lasse. C'est con comme la Lune.

    RépondreSupprimer
  2. Magnifique compte rendu distordu à la sauce de tes obsessions brésiliennes, Bruno : merci !

    Et Laurent, je ne te savais pas si poète ni contrepéteur…

    RépondreSupprimer
  3. Et dire que j'ai failli venir en anorak !!

    RépondreSupprimer
  4. Ah mais bon sang, en plus vous êtes des magiciens de Photochoppe !
    Bravo pour ce montage remarquable !

    RépondreSupprimer