De taille modeste, les cheveux
ras, le visage rond et juvénile parfois secoué d'un tic nerveux, Guillermo ressemblait
trait pour trait à l'idée que l'on se fait d'un intellectuel de gauche abonné à
Libération. Quiconque le croisait dans la rue le prenait volontiers pour un
professeur de lettres ou d'histoire, ce qu'il n'était pas, à son grand
désarroi. Sa profession ? Journaliste. Après avoir passé dix ans à la rubrique
"chiens-écrasés" d'une gazette provinciale, Guillermo était monté à
Paris dans l'espoir d'y faire fortune et d'y trouver la gloire. Jeune homme
ambitieux, il se rêvait alors chroniqueur au Nouvel-Obs, ou équivalent, mais
n'aurait jamais imaginé se retrouver douze ans plus tard faisant des piges au
Figaro-Madame, où il pissait de la copie pour un salaire de misère.
- Vraiment, tu ne remarque rien ?
demanda-t-il à Vicente.
Assis derrière le comptoir de sa
librairie, Vicente scruta une nouvelle fois l'allure de son compère, sans rien
y déceler d'anormal et encore moins de remarquable, si ce n'est l'anorak
d'un mauvais goût certain qu'il portait ce jour-là et qui non seulement le
boudinait façon paupiette, mais était d'une couleur marronasse un peu
nauséeuse.
- Alors, rien de rien ? insista la
paupiette.
- Ton nouvel anorak ? répondit
Vicente, le cœur au bord des lèvres.
- Pfff... souffla Guillermo. J'ai
rasé mon bouc et personne pour s'en apercevoir, ni un vieux copain comme toi,
ni même ma propre mère. A croire que je suis devenu pour tout le monde
complètement transparent, que je ne suis plus qu'une image éthérée, sans
contour et sans consistance (et comme pour se prouver à lui-même qu'il avait
raison, Guillermo se palpait le corps de bas en haut, puis sa voix enfla soudain
jusqu'à devenir un cri) Ah ! je suis en voie d'extinction, je m'efface, me
dissous, disparais... je suis... je suis... aaah, je ne suis déjà plus rien !
Vicente regardait Guillermo avec bonhomie.
Il connaissait suffisamment son ami pour savoir à quel point son amour des
mots et son goût du théâtre le conduisaient parfois
à l'exagération, mais il savait également que derrière cette emphase se
dissimulait un sentiment d'échec bien réel. Aussi est-ce en psychologue nourri
aux œuvres de Gustav & Sigmund qu'il lui répliqua :
- Pour quelqu'un qui prétendument n'est
plus, je trouve que tu l'ouvres encore bien fort. Je dirais donc que tu
mets en scène ta pseudo-disparition à seule fin d'occuper l'espace et accaparer
ainsi toute mon attention...
Puis, désignant d'un mouvement
circulaire de la main les rayonnages de sa librairie, il ajouta :
- Les livres, Guillermo, ou plutôt
la culture, voilà l'espèce réellement menacée ! Regarde autour de toi : Erasme,
Voltaire, Goethe, Hugo, Camus, six siècles d'humanité pensante... aujourd'hui
remplacée par des Musso, des Levy et des Gavalda en veux-tu en-voilà ! Plus de
50 millions d'exemplaires vendus à eux trois ! Et des adaptations au ciné, en
BD, des blogs et des forums à travers le monde entier...
- Oui-da, opina Guillermo, c'est
l'abêtissement généralisé, la pensée sous-vide, la dictature marchande et la
culture de masse...
- L'ère du tout-numérique, du
jetable et du zapping à tout-va...
- Le triomphe annoncé de la Société
du Spectacle...
- Et donc, par voie de
conséquence, la mort du p'tit libraire !
Ils se turent tous les deux, avec un
même sourire de dépit vissé au coin de la bouche.
Du fond de la boutique, João da
Setubal, silencieux jusque-là mais jugeant sans doute le moment propice à une
intervention, lança alors aux deux autres acolytes :
- On peut être situ et pas
sectaire, figurez-vous.
Puis il replongea derechef son
museau dans les œuvres complètes de Ludwig Wittgenstein, mâchant et
remâchant le Tractatus tout en fumant des Gitanes. Quand il releva à
nouveau la tête, la salle était pleine et bruyante. Il y avait là, outre
Vicente et Guillermo, le discret Jeremías, le maladroit Henrique, les deux
Lourenço et le grand Estêvão, l'équipe au complet, laquelle dissertait de
choses et d'autres aux quatre coins de la boutique, se découvrant et
s'appréciant toujours un peu plus dans un climat de partage, de chaleur humaine et de fraternelle amitié, soit précisément ce que chacun d'entre-eux était venu
chercher ici, par cette soirée printanière encore un peu fraîche.
Plutôt la thune amère des crève-au-loin, que l'amertume au coin des lèvres, pour cette reprise de la moustache. Entre la lippe du haut et celle du bas, c'est long comme lacune. Cultivons notre jardin en drôle de zèbre, si la littérature est lasse. C'est con comme la Lune.
RépondreSupprimerMagnifique compte rendu distordu à la sauce de tes obsessions brésiliennes, Bruno : merci !
RépondreSupprimerEt Laurent, je ne te savais pas si poète ni contrepéteur…
Uniquement du collage
RépondreSupprimerEt dire que j'ai failli venir en anorak !!
RépondreSupprimerAh mais bon sang, en plus vous êtes des magiciens de Photochoppe !
RépondreSupprimerBravo pour ce montage remarquable !