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2014/10/12

Jorge Amado : Le pays du carnaval

Longtemps resté inédit hors le Brésil, ce premier roman de Jorge Amado de Faria, écrit à l'âge de seulement 18 ans, comporte assurément tous les défauts de forme et de fond d'une oeuvre de jeunesse, mais laisse également percer l'écrivain en devenir. On se montrera donc indulgent pour les figures de style un peu naïves qui émaillent le récit, à commencer par celle-ci : "Entre le bleu du ciel et le vert de la mer, le navire cingle droit sur le vert et jaune de la Patrie...". On excusera aussi l'auteur, pourtant à peine pubère, de nous parler d'amour comme s'il en avait déjà fait le tour, ou encore de politique à la façon d'un vieux briscard. Et on lui pardonnera surtout, au vu de son âge, la simplicité un peu scolaire avec laquelle il aborde une des questions philosophiques les plus complexes qui soient, à savoir : La vie a-t-elle un sens et, si oui, lequel ?
Pour répondre à cette interrogation aux accents existentialistes avant l'heure, Amado met en scène une petite bande d'intellos en quête d'identité et cherchant tous une finalité à la vie en vue d'atteindre la Félicité. Différentes voies possibles sont donc successivement explorées par les uns et les autres — politique, art, sexe, amour, religion... — mais sans qu'aucune d'entre-elles ne parvienne jamais à les satisfaire entièrement.
Incapables de saisir le bonheur, même lorsque celui-ci se trouve à portée de main, ces jeunes gens, sans doute un peu trop cérébraux, sont foncièrement malheureux et font contraste avec le carnaval de Rio, où tout n'est que chant et danse, simple plaisir des sens d'un peuple en fête avec lequel, par sentiment de supériorité, ils ne veulent pas communier. Contraste aussi avec une sorte de vieux gourou lettré et incrédule, nommé Pedro Ticiano, qui jusque sur son lit de mort restera fidèle au principe philosophique ayant guidé sa vie :

- Réponds-moi, Ticiano. Quelle est la solution du problème ? Pour quelle fin vit-on ?
- On vit pour vivre. La Félicité c'est tout ce qu'on n'atteint pas, ce qu'on désire...
- Et le secret pour être serein ?
- Ne pas désirer. Arriver au suprême renoncement de ne pas vouloir. Vivre pour mourir...


Les dernières paroles du mourant sont adressées à une autre figure majeure du roman, sans doute la plus désabusée d'entre toutes : Paulo Rigger, l'héritier d'un riche fazendeiro, de retour à Rio après avoir étudié sept ans à Paris :

Paulo Rigger [...] était un blasé, contaminé par toute la littérature d'avant-guerre, un esprit fort qui avait des amis parmi les intellectuels et fréquentait les cercles de journalistes, faisant des phrases, discutant, apportant toujours la contradiction.
L'attitude opposée était toujours la sienne [...] Il n'avait pas de philosophie et blaguait l'esprit de sérieux de la génération qui apparaissait. Il disait que l'homme de talent n'a pas besoin de philosophie.
[...] Il avait couru tout Paris, des salons les plus aristocratiques aux cabarets les plus sordides, dans la volupté de fouiller les âmes, de mettre à nu les sentiments, de les étudier...
[...] Sybarite, il avait pour ses instincts une quasi-adoration. Il connaissait ainsi tous les vices. Dans son regard las, très triste, semblait vivre la tragédie de l'homme qui a épuisé toutes les voluptés et ne s'en est pas satisfait.
Sur ses lèvres fines flottait toujours un sourire mauvais, sarcastique, qui agaçait.
Il ne croyait plus au bonheur. Au fond, pourtant, Paulo Rigger sentait qu'il était un insatisfait. Il comprenait que quelque chose manquait à sa vie. Quoi ? Il ne le savait pas. Ça le torturait. Et il dédiait toute sa vie à la recherche de la Fin. «Oui, murmurait-il sur le pont en regardant les flots, car toute vie doit nécessairement avoir une Fin... Laquelle ?»
Mais la mer, indifférente, ne lui répondait pas. Le soleil qui mourrait dessinait à l'horizon des paysages aux couleurs hurlantes. Le soleil fut le premier cubiste du monde...

Emblématique de toute une génération d'intellectuels brésiliens (celle des années 30), Paulo Rigger est un personnage dont Jorge Amado dira, 60 ans après l'avoir créé, qu'il fut celui dans lequel il s'était le moins "projeté". C'est possible. Mais possible aussi que le temps, et la vieillesse aidant, aient peu à peu gommé les liens de parenté unissant le créateur à sa créature. Ni tout à fait mêmes, ni tout à fait autres, la vie d'Amado commence quand l'existence romanesque de Paulo Rigger s'achève... et les chemins empruntés par l'un seront bientôt suivis par l'autre, un peu comme si le personnage intimait à l'auteur de réussir là où lui-même avait échoué : mettre son âme en paix. Longtemps encarté au PC, puis nommé obà de candomblé et reconnu en tant qu'écrivain, Jorge Amado aura donc, lui aussi, beaucoup cherché la Félicité tout au long des années, mais, à la différence de Rigger je crois pouvoir dire qu'il l'aura finalement trouvé en la personne de Zélia Gattai, le grand amour de sa vie.
Disons enfin de ce premier roman qu'il a plus de qualités que la première tête de gondole venue, qu'il contient en germe toute l'oeuvre à venir, aussi qu'il se termine sur l'appel que Rigger murmure à l'oreille du Christ : "Seigneur, je veux être bon ! Seigneur, je veux être serein..." et que le Seigneur, un jour, exauça sa prière.

Dialogue au sommet :

[...] Peut-être y aurait-il dans l'amour quelque chose qui ne serait pas la chair. L'amour n'était pas seulement l'acte de se mettre au lit, côte à côte, tête contre tête, dans une mêlée de bras et de sentiments. Repriser un bas, gratter un chat noir, dire des choses agréables, être jaloux des sourires accordés aux mots galants des passants, se disputer à propos du nom du premier enfant, c'était aussi l'amour, affirmait à grands cris Ricardo, tout rouge, ses lunettes se balançant sur le bout de son nez.
Et il continuait, véhément :
- D'ailleurs non ! Cet amour est le véritable, l'unique amour... la Félicité... La satisfaction de la chair ne donne la félicité à personne.
- Foutaises ! rétorquait Rigger qui ne voulait pas approuver son ami pour ne pas avoir à douter de l'amour de Julie. Alors, on naît pour cet amour... C'est la finalité de notre vie ?
- Exactement. Le sens de la vie, la finalité se trouve dans l'amour. Mais dans cet amour dont je parle : l'amour-sentiment.
José Lopes, arbitre de toutes les questions, ne manifestait ni accord ni désaccord. Le moyen terme... L'amour devait être un composé du coeur et du sexe. Il n'était pas d'accord pour dire que l'amour fût la finalité de la vie...
- Cest quoi, alors ? s'étranglait Ricardo, défendant son point de vue.
- Est-ce que je sais !
- Peut-être la religion... Dieu..., risquait Jerônimo.
Et Ticiano, furieux de ce qu'il jugeait une ânerie :
- La religion et quoi encore, mon garçon ! Alors ta finalité, la finalité de l'homme intelligent est la même que celle de tous les imbéciles ?
- Mais le thomisme... insistait l'autre.
- Le thomisme est un rajeunissement très voronovien du catholicisme. A la fin les écrivains thomistes et les curés instruits se retrouveront dans une lutte corps à corps avec les vieilles bigotes.
Jerônimo, vaincu, se faisait tout petit sur sa chaise. Il buvait son café en tâchant de dissimuler son visage.
José Lopes venait au secours de Jerônimo.
- Qui sait ? Peut-être...
- Les religions sont des ramassis de fables, de mensonges...
- Ce n'est pas la vérité qui donne la Félicité. L'homme a le devoir d'arriver à la Félicité par le chemin le plus court. Et la religion peut apporter la paix, la joie...
Pedro Ticiano faisait des phrases :
- La félicité consiste dans l'infélicité même, dans l'insatisfaction. C'est cette insatisfaction, ce doute, ce scepticisme qui doivent être la philosophie de l'homme de talent. Le sophisme, toujours. Nier quand on affirme, affirmer quand on nie. La fin est de ne pas avoir de fins.
- Tout ça est très vieux, Ticiano. Aujourd'hui ça ne marche plus... Aujourd'hui on veut des choses sérieuses, une oeuvre utile.
- Et ce sérieux est nouveau ? Déjà Socrate voulait être sérieux. Furent sérieux Aristote, saint Thomas. Des hommes inimaginables... La finalité de l'artiste est de vivre, pas plus... Vivre pour vivre, par obligation, parce qu'on est né...
José Lopes réfléchissait... Réfléchissait beaucoup. Pedro Ticiano aurait-il raison ? Il cherchait à se libérer de son influence. Et il murmurait :
- Des blagues !
Au fond, Jerônimo Soares contemplait ébloui Pedro Ticiano qui avait l'air d'un démon, gesticulant, ses rares cheveux blancs s'échappant de la prison de son chapeau, prêts à s'envoler, avec des airs de chevelure de poète...

Jorge Amado : Le pays du carnaval (1931)
Traduction de Alice Raillard (1990)
Aux Editions Gallimard

Peinture de Christine Drummond, artiste franco-brésilienne.
Présentation, contact et galerie d’œuvres à découvrir ici.

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