« Ce livre [...] est un
morceau d'antihistoire, en ceci que j'ai cherché à ramener un événement historique majeur à sa plus petite composante, sa particule élémentaire :
l'individu et son vécu. »
Probablement l'un des livres les plus atypiques
parus sur la Grande Guerre au cours de ces dernières années, car si l'on
ne peut pas dire de l'historien suédois Peter Englund qu'il renouvelle ici
l'Histoire, force est de reconnaître qu'il la recycle avec talent et
sensibilité. Son idée ? Toute simple : raconter les 51 mois de guerre en se
servant des traces écrites laissées par une vingtaine de témoins venant
d'horizons divers, mais tous pris dans la même et tragique tourmente. Journaux
intimes, carnets, correspondances... aucune des nombreuses sources utilisées
par Englund n'est inédite, mais la manière toute personnelle dont il les
agrège, voilà le petit plus qui rend son livre intéressant
et très original.
En 212 chapitres ne dépassant pas cinq pages,
l'auteur nous bringuebale en effet par sauts de puce en différents points du
globe : des Dolomites aux Balkans et de la Meuse à l'Oural, mais aussi de la brousse
africaine au marigot moyen-oriental, en passant par la Lorraine et par les
Dardanelles... Il nous met tantôt dans la peau d'un engagé volontaire venu des
grands froids nordiques, tantôt dans celle d'un artilleur de Sa très gracieuse
Majesté, ou encore dans celle d'une infirmière russe, d'un marin
allemand, d'un aviateur belge, d'un cavalier ottoman, d'un chirurgien ricain, d'un
fantassin rital, d'une collégienne boche, d'un fonctionnaire de Paname, et cetera... Le résultat de ce grand melting-pot ? Une prise de conscience beaucoup plus fine
de l'étendue du conflit, de sa dimension réellement mondiale et, au final,
l'impression d'avoir vraiment plongé au cœur de la mêlée... d'avoir moi aussi espéré
la Victoire, um einen schnellen Sieg, mais d'être monté si souvent à
l'assaut de positions imprenables où mes camarades tombaient comme des mouches, d'avoir également si souvent éprouvé la disette et la
peur, si cruellement souffert du froid et de la boue, tellement subi la censure,
le bourrage de crâne et les ordres imbéciles... qu'à la fin j'ai perdu tout espoir.
Historien de formation, Peter Englund maîtrise bien
évidemment la chronologie de la Grande Guerre, ainsi que la mise en
perspective et les notes en bas de page, mais il ajoute encore à cette qualité
celle du romancier, ou du dramaturge, qui fait saisir par les sens, plutôt que
par l'esprit, ce qui a été ressenti durant quatre ans par la vingtaine
d'acteurs de cette tragédie. Au fond, la seule critique que l'on puisse
éventuellement faire à son travail, la même qu'à Paroles de Poilus (de Guénot
et Laplume) : laisser croire que les personnages du corpus sont des "gens
tout à fait ordinaires", et donc représentatifs, alors qu'ils sortent
visiblement du lot, tant par leur destin hors du commun, que par leur origine
sociale, leur degré d'instruction et leur qualité d'expression. Il convient
donc de rappeler cette évidence toute simple que sont exclusivement publiés les
témoignages de Poilus présentant un intérêt historique, émotionnel ou
littéraire. Aussi que l'immense majorité des combattants étaient des paysans plus ou moins instruits, lesquels tenaient rarement un journal intime, mais correspondaient régulièrement
avec leurs proches, s'enquérant des récoltes ou des semis, de la santé de
l'épouse, des enfants, du temps qu'il faisait au pays... Rien de bien
excitant, ni de bien exaltant. Et pourtant, c'est aussi et surtout à travers ces "vies
minuscules", comme dirait Michon, que se donne à lire l'ordinaire de
la guerre.
"C'est vraiment la lutte déclarée entre les
peuples et leurs maîtres. Les peuples qui veulent savoir pourquoi leurs maîtres
les font battre. Il fallut attendre quatre ans pour que perçât ce légitime
désir. En Russie, il s'est imposé. Il s'affirme en Angleterre Il éclate en
Autriche. Nous ignorons sa force en Allemagne... et en France. Mais une
nouvelle phase de la guerre s'ouvre, le choc des troupeaux et de leurs bergers" (in l'Envers de la
guerre — Journal inédit 1914-1918, Flammarion, 1932)
Du même Paolo Monelli, un jour de l'été 1918, dans
un camp de prisonniers :
"On piétine, on bat la semelle dans les
couloirs sans fin des baraques attenantes éclairées par le toit, saisis
parfois par ce cauchemar d'être déjà morts et enterrés, cadavres fébriles
sortis de leurs tombes pour bavarder un peu à la promenade avec les autres
défunts"
(in Le scarpe al sole — Cronaca di gaie e tristi avventure di alpini di muli
et di vino, Milan, 2008)
Peter Englund : La beauté
et la douleur des combats (2009)
Traduction de Rémi Cassaigne
Aux Editions Denoël (2011)
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