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2015/04/09

Alexandre Soljenitsyne : Août quatorze (I et II)

« Pour réduire en miettes une compagnie ou une section, pour faire d'un homme isolé un infirme, il n'est pas besoin de toute une guerre, de toute une campagne, de tout un mois, de toute une semaine, ni même de toute une journée : un quart d'heure y suffit. » (A. Soljenitsyne)

Illustration de...
De toutes les "grandes batailles" de la Première Guerre mondiale, nous connaissons principalement celles de Verdun, de la Somme et du Chemin des Dames, sans oublier la Marne et ses fameux taxis. Et d'ailleurs, pour nous, 14-18 se résume essentiellement à une histoire de rivalité franco-allemande mettant aux prises des boches et des poilus. A tel point que Tannenberg nous fait davantage et bêtement songer à un opéra de Wagner, plutôt qu'à une bataille pourtant capitale entre l'armée du tsar et celle de son cousin le kaiser Guillaume II, au tout début du conflit.

Août 1914, sur le front de l'Est : deux armées russes, sous les ordres des généraux Samsonov et Rennenkampf, pénètrent en territoire ennemi sans difficulté majeure — y gagnant même quelques succès d'estime face à des autrichiens sous-équipés et des allemands surbookés par ailleurs — avant d'être écrasées, défaites, littéralement anéanties à Tannenberg, en Prusse orientale. Voilà résumé en une phrase ce qu'Alexandre Soljenitsyne nous raconte en près d'un millier de pages, dont les 3/4 sont consacrées à la stratégie militaire, il est bon de le savoir. Manœuvres d'encerclement, tentative de percée sur les flancs, en tenaille, contournement tactique, marche et contre-marche... rien ne nous est épargné des opérations, le but de l'auteur étant manifestement d'exposer l'incompétence du commandement suprême ainsi que les rivalités d'ordre personnel entre généraux russes (lesquelles valaient bien celles de leurs équivalents français, soit dit au passage). Mais, au-delà de l'aspect militaire un peu indigeste de ces deux gros pavés, Soljenitsyne nous aide aussi à mieux appréhender une spécificité de l'âme russe telle qu'il la perçoit, l'imagine ou la souhaite, à savoir une âme dotée d'un sens élevé du sacrifice.

... Tibor Csernus
De fait, durant le seul mois d'août 1914, plus de 100 000 soldats russes seront tués ou grièvement blessés au combat. Et lorsque nous disons "soldats", il faut entendre ici de braves et pauvrissimes paysans, des moujiks qui n'avaient strictement rien à gagner ni même à défendre en se sacrifiant, mais sans lesquels la France aurait probablement perdu la guerre un mois seulement après son déclenchement : pour contrer l'offensive russe à l'est, l'Etat-Major allemand dut en effet dégarnir le Front ouest de deux corps d'armée, d'où la victoire française de la Marne et la progression allemande sur Paris stoppée nette.
Se rappeler aussi que les pertes russes s'élevèrent à près de 2 millions d'hommes au total et que, ramenées à la durée d'engagement de la Russie dans le conflit, ces pertes représentent, et de loin, le plus fort taux de mortalité de tous les belligérants. Un triste record, certes ! Mais aussi une boucherie d'hommes injustement relégués aux oubliettes de l'Histoire pour cause de Révolution bolchevique.
De tous ces jeunes russes envoyés au casse-pipe de 14 à 17, de leurs souffrances comme de leur sacrifice, pas un seul chef d'Etat ou de gouvernement de l'époque ne s'en souciait déjà plus à peine onze mois plus tard. Et tandis que la France contre-déployait une partie de ses troupes aux frontières d'un pays devenu subitement menaçant parce que devenu "soviétique", les soldats de l'Oncle Sam, bien qu'ayant comparativement beaucoup moins soufferts, infiniment moins, défilaient quant à eux en triomphateurs sur les grands boulevards parisiens pavoisés aux couleurs des Etats-Unis. Peu importait alors que l'entrée en guerre des States n'ait été dictée que par de vils intérêts industrio-financiers camouflés derrière de généreux principes (toutes les nations firent et font de même), peu importait, oui, car le peuple français, après avoir pleuré ses morts, avait besoin de fêter des héros au son des flonflons...

Rendre hommage aux grands oubliés de la Victoire et de la commémoration, voilà au moins une bonne raison de lire Août quatorze d'Alexandre Soljenitsyne :

Dans une guerre qui a duré quatre ans et qui a brisé le moral de la nation, qui pourrait dire quelle a été la bataille décisive ? Il y en a eu d'innombrables, d'obscures plus que de glorieuses, qui ont bu nos forces et notre foi en nous-mêmes, qui nous ont enlevé inutilement et sans rien nous donner en échange, les plus hardis et les plus résistants de nos hommes, nous laissant plutôt le second choix. Et pourtant, on peut affirmer que la "première" défaite russe a été déterminante, a donné le ton à toute la suite de la guerre et au tour qu'elle a pris pour la Russie : on s'était lancé dans la première bataille sans avoir rassemblé ses forces — et on ne devait plus réussir à les rassembler à temps ; comme on l'avait fait la première fois, on devait toujours continuer par la suite à jeter dans la bataille des hommes qui n'avaient pas été instruits, que l'on venait d'amener sur le terrain, sans leur laisser le temps de respirer ; on colmatait la brèche, on bouchait le trou, on s'évertuait à rattraper ce qu'on avait perdu, sans se poser de questions, sans compter les victimes ; dès la première fois, notre moral était abattu et il ne devait jamais retrouver son assurance d'antan ; dès la première fois, ennemis et alliés ont commencé à nous regarder avec un petit sourire pincé : « Drôles de combattants ! » — et c'est marqué du sceau de ce mépris que nous avons combattu jusqu'à l'effondrement ; dès la première fois, nous avons été pris nous-mêmes d'un doute : avions-nous les généraux qu'il fallait ? Sauraient-ils y faire ?

Alexandre Soljénitsyne : Août quatorze - I & II (1971-1972)
Traduction de Georges Nivat, Jean-Paul Sémon, Alfreda et Michel Aucouturier
Aux Editions du Seuil



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