Un réel travail de mémoire devrait davantage consister à évoquer les raisons de la défaite de juin 1940, plutôt qu'à célébrer en grande pompe la Victoire du 8 mai 1945. A quoi bon en effet se féliciter d'avoir triomphé des fascismes, si plus personne ne sait de quoi il s'agit, ni pourquoi et comment ils accédèrent au pouvoir, de Rome à Berlin en passant par Madrid et Paris. Et ce n'est pas non plus s'auto-flageller que de rappeler qu'en 1939 la moitié des Français réclamaient à l'Etat plus d'ordre et plus d'autorité ; aussi qu'une majeure partie des dirigeants de cette époque — hommes politiques de droite, intellectuels, brasseurs d'affaires — avaient des sympathies marquées pour Hitler, Franco ou Mussolini ; et enfin qu'il était devenu monnaie courante d'afficher ouvertement sa haine envers les juifs ou les métèques, aussi les francs-maçons, les fonctionnaires, les communistes, le Front populaire... tous accusés d'être à l'origine des maux dont souffrait la société d'alors. De sorte que l'avènement du régime de Vichy n'est rien moins que le fruit d’un malencontreux hasard, mais bien l'expression d'une volonté, sinon générale, du moins très majoritaire, ne jamais l'oublier.
Ce sont les cinq années parmi les plus troubles de notre histoire, de 1935 à 1940, que retrace ici l'écrivain soviétique Ilya Ehrenbourg dans ce livre écrit sur le vif alors qu'il résidait à Paris. Tous les principaux événements de la période y sont relatés de manière romancée, mais convaincante, avec en point central les accords de Munich et, au final, les prémisses de la Résistance à l'occupation nazie. On y retrouve quantité de personnages tirés des milieux les plus divers, de l'ouvrier d'usine au député-girouette, dont les attitudes évoluent au fil d'une histoire que tous contribuent à écrire à travers leurs actes ou leur passivité. Ce sont des gens comme vous et moi, avec leurs parts de courage et de conviction, de lâcheté et de compromission... A eux tous, ils dressent le portrait pas vraiment reluisant, mais fidèle, d'une France d'avant-guerre attirée par les sirènes du fascisme ; d'une France qui, ne sachant plus trop où se situait le bien et où se situait le mal, décida d'ouvrir sa porte à la bête immonde.
Et puis, lire la Chute de Paris, c'est aussi replonger en un temps pas si lointain où les rues étaient encore éclairées par des becs de gaz ; où l'on pouvait fumer sa gauldo dans un café en écoutant la TSF ; où les ouvriers et les employés, instruits de qui défendait leurs intérêts, ne défilaient pas le bras tendu au premier rang des ligues d'extrême-droite... mais plutôt le poing levé sous un drapeau rouge.
Ilya Ehrenbourg (1891- 1967) |
Extraits :
1935 marqua pour la France un tournant. Le Front populaire, né au lendemain de l’émeute fasciste, devint le souffle, la colère, l’espoir du pays ; le 14 juillet et le 7 septembre — jour des funérailles de Barbusse — un million d’hommes emplirent les rues de Paris ; ils brûlaient du désir de combattre. On leur parlait des élections prochaines, des urnes où tout allait se décider ; mais ils serraient les poings d’impatience. Pour la première fois, le peuple voyait se dresser devant lui le spectre de la guerre ; l’Allemagne avait fait entrer ses troupes dans la Rhénanie limitrophe ; les Italiens soumettaient la malheureuse Ethiopie. La France était gouvernée par des hommes de rien qui craignaient, tout à la fois, les pays voisins et leur propre peuple. Ils se croyaient des stratèges astucieux ; ils disaient des douceurs aux Anglais, nullement sentimentaux, pour ensuite exciter Rome contre Londres. Ces sages étaient des naïfs ; l’un après l’autre, les petits États se détournaient de la France ; et l’heure n’était pas éloignée où elle allait rester seule. L’approche des élections préoccupait les ministres infiniment plus que les destinées du pays. Ils cherchaient à scinder le Front populaire. Les préfets achetaient les hésitants, intimidaient les pusillanimes. Chaque jour voyait naître de nouvelles organisations fascistes. Le soir, les fils de famille parcouraient les quartiers de la capitale au cri de : « À bas les sanctions ! À bas l’Angleterre ! Vive Mussolini ! » Dans les faubourgs ouvriers, on parlait de la révolution prochaine. Le petit bourgeois terrifié redoutait tout : la guerre civile et l’invasion allemande, les espions et les émigrés politiques, la prolongation du service militaire et les grèves.
À tous l’année nouvelle s’annonçait décisive.
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Le financier Jacques Dessère frisait la cinquantaine : visage légèrement empâté, regard perçant sous les sourcils épais et plantés bas. Parfois ses bajoues, son dos voûté, son teint terreux, maladif, le faisaient paraître beaucoup plus âgé ; d'autres fois on lui aurait à peine donné quarante ans : il avait les mouvements d'un jeune homme, et dans les yeux une étonnante vivacité. Il négligeait sa mise, buvait sec et ne lâchait jamais sa pipe, courte et culottée.
A la différence des autres représentants de l'oligarchie d'argent, Dessère méprisait toute gloire spectaculaire ; il tenait à distance les reporters et les photographes, il se refusait obstinément aux gestes politiques, niait son influence sur les affaires de l'Etat, bien que sans son approbation aucun gouvernement n'eût pu tenir un mois. Dessère préférait rester dans la coulisse. Invisible, avec le concours d'hommes payés grassement et qui lui étaient dévoués, il dictait ses lois, donnait à la politique étrangère son orientation, faisait et défaisait les ministres.
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La victoire du Front populaire avait jeté l'émoi parmi les philistins. On parlait de grèves imminentes, de crises, de désordres. Ces dames chuchotaient, angoissées : « Depuis ce jour-là, la bonne est d'une insolence !... » Les petits commerçants cachaient leurs marchandises. Les hauts fonctionnaires déclaraient dédaigneusement qu'ils n'obéiraient pas aux nouveaux ministres, ces « califes d'une heure ». Breteuil invita « tous les bons Français » à arborer à leurs fenêtres le drapeau national pour protester contre le Front populaire. Telles façades s'ornaient de drapeaux tricolores, telles autres de drapeaux rouges, et on eût dit que les pierres, de même que les hommes, allaient se jeter les unes sur les autres. Dans les milieux financiers régnait le désarroi ; on parlait de lourds impôts sur le capital, et même de nationalisation des banques. Les capitalistes se hâtaient de faire passer leur argent en Amérique...
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La carrière diplomatique ne fut pas du goût de Lucien. A la vérité, ses obligations lui prenaient peu de temps, mais il ne savait que faire de ses loisirs. D'un oeil indifférent il regardait les somptueuses façades Renaissance, les étudiants et les mulets. Il ne pouvait vivre loin de Paris et de ses cafés, avec leurs discussions futiles ; loin des potins et des drames, qui lui étaient aussi familiers que son fume-cigarette ou que son lit. Et déjà Lucien se disposait à renoncer à ses beaux émoluments, lorsque les événements d'Espagne vinrent tout à coup l'accaparer. Une fois de plus, cet homme pareil aux signaux de la route que la lumière des phares semble allumer soudain, décida qu'il avait trouvé la vérité.
La rébellion passionna Lucien avant tout par ses effets extérieurs ; il lui semblait parfois assister à la représentation de quelques vieux mystère. Des hommes aux longs visages ascétiques tuaient et brûlaient les mécréants ; certains, brandissant la croix, se fiançaient à la mort ; de partout sortaient de ces êtres difformes : bossus, aveugles et innocents, qui pullulent en Espagne ; des femmes en mantille étreignaient des mitrailleurs et les éventails de dentelle se déployaient au-dessus des grenades. Tout cela était nouveau pour Lucien ; ce bariolage, cette absence de goût, cette emphase le séduisaient.
Il fit la connaissance d'un des dirigeants de la phalange, le major José Guarnez, maigre et taciturne. C'était un frénétique et pourtant un être froid. Il fusillait le jour et prêchait la nuit. Avec stupeur Lucien retrouvait chez cet officier espagnol ses pensées les plus secrètes. José parlait du caractère sacré de la hiérarchie, du sublime de l'inégalité, de la subordination de la foule à l'intelligence, au talent, à la volonté. Et Lucien se rappelait son humiliation à Paris, le butor de l'Humanité, la médiocrité de Pierre, de tous les Pierre, l’arithmétique électorale, sa supériorité méconnue de tous. Les phalangistes s'imposaient par le feu. José écrivait des pamphlets sans compter avec l'opinion des tailleurs ou des terrassiers. Lucien l'avait toujours dit : le vieux monde ne pourrait être renversé que par l'audace de quelques-uns — par un complot. Pour toute réponse, les communistes lui avaient ri au nez ; ils parlaient du l'éducation du peuple, de l'activité des masses. Ils vivaient dans le passé : Marx, la Commune, la démocratie, le progrès... Vieillerie que tout cela ! Ne voyaient-ils donc pas que le marxisme procède de la Déclaration des droits de l'homme, des Encyclopédistes, de la foi dans la science, de cette détestable idée que l'homme est naturellement bon. La société n'est pas un édifice carré comme cette maison, c'est une pyramide ! Le fascisme apporte des normes nouvelles : l'exaltation de la force physique ; au lieu de livres, des records sportifs ; au lieu de rapports et de débats, l'occupation armées des édifices gouvernementaux ; au lieu d'élections, des fusils-mitrailleurs.
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Il y avait près de deux ans que le Front populaire avait triomphé. Comme disait Dessère, tout était rentré dans l'ordre. Les affaires allaient bien. Les usines étaient débordées de commandes. Dans les magasins les vendeuses ne suffisaient pas à la tâche. Les avis « A louer » avaient disparu : plus d'immeubles vacants. Les économistes saluaient la fin de la crise et prédisaient une longue période de prospérité.
Mais sous ce calme apparent couvait un mécontentement général. Les bourgeois n'avaient pas oublié les grève de juin ; ils ne pardonnaient pas au Front populaire la peur qu'ils avaient eue. Les 40 heures et les congés payés, voilà d'où venait tout le mal : ainsi parlaient non seulement les commensaux de M. Montigny, mais encore bien des petites gens sur la foi des journaux. Et la boutiquière, en annonçant à ses clientes que le savon avait encore renchéri de quatre sous, ne manquait pas d'ajouter : « Que voulez-vous ? Messieurs les ouvriers prennent les eaux !... » « Tas de feignants ! » grondait le fermier en déclarant ses revenus. Les « feignants », pour lui, c'était l'instituteur, les deux employés de la poste et les ouvriers du bourg voisin. A leur tour les ouvriers s'indignaient. La vie augmentait tous les jours et le relèvement des salaires qu'ils avaient arraché deux années auparavant, se trouvait annulé. A tout moment, des grèves éclataient. Les patrons ne cédaient pas. Au vu et au su de tous, les fascistes organisaient des détachements de combat, et les ouvriers se demandaient : « Qui donc nous défendra ? La police ? Elle n'attend qu'une occasion pour régler avec nous de vieux comptes ! » En Espagne, on se battait toujours ; mais la Catalogne était coupée de Madrid, et les ouvriers murmuraient, pleins de rancœur : « On les a livrés aux fascistes... » La trahison, telle une rouille, rongeait l'âme de la nation. Toute la presse parlait du danger de guerre. A Vienne, les divisions allemandes défilaient sur le Ring. On se perdait en conjectures : et maintenant, à qui le tour ? On s'alarmait, on discutait le soir dans les cafés, et puis on s'endormait paisiblement. Le printemps si extraordinairement froid de 1938 trouva Paris tranquille et désemparé, rassasié et mécontent.
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Comme au début de la guerre en Espagne, Paris était partagé en deux camps. Le « pacifisme » triomphait aux Champs-Elysées : on y maudissait les horreurs de la guerre, on en appelait à l'humanité et même à la « fraternité ». Avec une facilité déconcertante, les gens oubliaient non seulement des paroles tout récemment prononcées, mais encore leurs antécédents, les traditions de leur milieu, les mythes de leur caste. La haine obtuse des « feignants » (c'est ainsi que les fascistes continuaient à appeler les ouvriers) dominait tout. Des officiers coloniaux qui avaient combattu dans le Rif, des durs-à-cuire qu'une vie humaine de plus ou de moins ne troublait guère, juraient maintenant leurs grands dieux que rien ne pouvait justifier une effusion de sang. Des académiciens qui hier encore exaltaient avec morgue la « France invincible » et ne juraient que par le maréchal Foch, affirmaient à présent qu'il était impossible que l'on s'embarquât dans la guerre : les Allemands n'avaient qu'à souffler et toute la ligne Maginot s'écroulerait comme un château de cartes. Et Breteuil, le Lorrain qui considérait comme la plus belle heure de sa vie celle où le premier détachement français était entré dans Metz, Breteuil disait : « La question des frontières passe à l'arrière-plan quand il s'agit de défendre notre civilisation occidentale contre les bolchéviks. »
Les quartiers riches se vidaient rapidement : les villes d'eaux avaient été délaissées et les villégiateurs alarmés par les nouvelles des journaux avaient regagné la capitale ; mais une fois la mobilisation affichée, la ville fut plongée dans l'obscurité, les bourgeois recommencèrent à quitter Paris ; ils expédiaient leurs familles au loin. Et on vit se ranimer en cette saison insolite les plages et les hameaux dans la montagne [...]
Mais dans les quartiers populeux, on tenait d'autres propos. Là non plus, la guerre ne faisait plaisir à personne ; mais les hommes partaient en silence défendre leur patrie ; le pays était mis au pied du mur, on le savait ; et on ne voulait pas continuer à vivre ainsi.
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Le gouvernement s'était fixé à Clermont-Ferrand, parce que tout autour ce ne sont que villes d'eaux avec hôtels confortables. Laval resta à Clermont ; les autres ministres avaient arrêté leur choix qui sur Vichy, qui sur le Mont-Dore, qui sur La Bourboule. Tessat jugea plus digne de choisir Royat : c'était là qu'on avait retenu des chambres pour le président de la République.
La spacieuse confiserie A la Marquise de Sévigné regorgeait de monde. Dans la rue les gens se pressaient, attendant qu'une petite table fût libre. Ce qui attirait les réfugiés à la confiserie, ce n'était pas tant le chocolat réputé que la société qui s'y réunissait : après les terribles épreuves traversées, il était agréable de rencontrer des amis, de se retrouver en pays de connaissance. On eût dit que tous les cafés des Champs-Elysées s'étaient donné rendez-vous ici : le Rond-Point et Marigny, le bar Carlton et le Fouquet's.
Madame Montigny, suffoquant de chaleur et de chagrin, racontait :
— Une semaine avant la catastrophe j'ai dû rentrer à Paris : mon mari avait une angine. Et puis nous avons eu bien du mal à repartir. Quel voyage affreux ! Près de Nevers il a fallu abandonner notre Cadillac : plus d'essence. Une espèce de filou nous a conduits jusqu'à Vichy. Mais j'espère que ma voiture est intacte.
A une autre table, un auteur dramatique en vogue se lamentait :
— La première avait été fixée au seize... Et le dix, tout à commencé... Maintenant on ne sait plus quand s'ouvrira la saison théâtrale...
Un boursier criait à son interlocuteur, un sourd qui tenait un cornet acoustique :
— Sans avoir les cours de New-York, il est difficile de dire quelque chose de précis. Mais, à votre place, j'attendrais pour vendre... Quand tout se calmera, ces valeurs remonteront.
Dessère entendait tous ces récits, ces lamentations, ces prophéties, et souriait amèrement. Ces gens n'avaient pas encore compris ce qui était arrivé ; ils croyaient qu'au bout d'une semaine ou d'un mois la vie d'autrefois reprendrait.
Ilya Ehrenbourg : La chute de Paris (1941)
Traduction d'Alice Orane et Marguerite Liénard (1944)
Aux Editions d'Hier et Aujourd'hui
excellent livre qui abercé ma trentaine !
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