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2015/08/16

Franck Lepage : Incultures

« Un philosophe aujourd’hui oublié, Herbert Marcuse, nous mettait en garde : nous ne pourrons bientôt plus critiquer efficacement le capitalisme, parce que nous n’aurons bientôt plus de mots pour le désigner négativement » (F. Lepage)


Bien qu'il maîtrise parfaitement toutes les ficelles du métier d'amuseur et qu'il ne ménage pas les effets de scène, Franck Lepage préfère se voir en militant politique plutôt qu'en artiste humoriste. Je crois qu'il est à la fois l'un et l'autre, et que ses longs one-man-show ne servent pas, en effet, qu'à faire rire un public déjà conquis, mais qu'ils nourrissent également la réflexion et donc appellent la contradiction.

Ex-travailleur social et ancien instituteur démissionnaire, Franck Lepage, qui n'est pas sans rappeler le Morpheus des frères Wachowski, s'est lancé depuis bientôt trente ans dans une entreprise de démolition de la Machine à reproduire les inégalités : l'école. Mais il cible aussi la culture, les médias, le managment, les socialos, le consumérisme... et tous les rouages d'une société mise entièrement au service du Capitalisme, vu comme le grand méchant loup du conte de Perrault, celui qui a de grands bras pour mieux t'embrasser... et de grandes dents pour mieux te manger.
Certes, le discours radical de Lepage peut paraître excessif à certains endroits et on peut même considérer qu'il en vient parfois à caricaturer l'adversaire pour les besoins de sa démonstration, mais comme les ultra-libéraux ne sont pas non plus les derniers à truquer la réalité ou à manipuler l'opinion par le biais du langage, on peut dire que c'est de bonne guerre, voire même salutaire. Propagande contre propagande, je préfère encore les excès d'un Lepage à cette foutue langue de bois élaborée dans d'obscures officines, les think tanks, afin que les hommes de pouvoir et leurs valets médiatiques en usent et en rabusent, à tel point que d'évidentes élucubrations finissent par devenir d’incontestables paroles d'évangile que chacun d'entre nous répète ensuite à loisir. Ainsi, parmi quelques-uns des exemples de novlangue évoqués par Lepage, on peut citer le fameux "dégât collatéral" utilisé en lieu et place du "massacre de civils"; aussi les "plans de sauvegarde de l’emploi" qui ne sont rien d'autre que des "licenciements collectifs"; et même le capitalisme qui, par la grâce de la nouvelle sémantique, n'est plus défini en tant "qu'exploitation des pauvres par les riches", mais comme "un système de développement économique dans lequel la gestion des ressources humaines permet aux plus défavorisés l'ascension sociale dans un processus d'épanouissement et de libre partenariat blabla..." Autant d'expressions qui n'offrent plus aucune prise à la critique, puisque chaque mot, savamment choisi, a la miraculeuse propriété de masquer ou falsifier ce qu'il est censé désigner. Anodin ? Dramatique, oui ! Surtout lorsque cette technique de communication, qui en d'autres temps s'appelait de l'endoctrinement, s'applique à des catégories d'individus tels que, par exemple, les chômeurs, les retraités, les fonctionnaires qui, par la magie du verbe, se transforment ipso-facto en "assistés", "improductifs", "parasites", etc.
Et donc, renommer les choses par leur nom pour réapprendre à les penser politiquement et contradictoirement, commencer ce travail dès l'école puis le poursuivre au sein des entreprises, voilà ce à quoi rêve Franck Lepage et c'est vraiment la meilleure partie de ses conférences-spectacles.

Très intéressante aussi, l'histoire méconnue de l'Education populaire versus le Ministère de la culture, ou comment, de Mlle Christianne Faure à Mme Fleur Pellerin, en passant par messieurs Lang et Malraux, à travers tout un enchevêtrement de causes et d'effets, on aboutit à l'art contemporain, son marché et ses spéculations. Là-dessus, rien à redire. En revanche, réduire l'art contemporain à ses seuls aspects marchand et snobinard, laisser planer les ambiguïtés en plaçant de-ci de-là de petites incises aux accents parfois réactionnaires, c'est moche.
Evidemment, Lepage n'est pas Zemmour, loin s'en faut, ils ne partagent ni les mêmes attentes ni les mêmes analyses sociales, mais ils prononcent l'un et l'autre des paroles d'exclusion qui font pareillement froid dans le dos. Aussi, à l'un comme à l'autre avons-nous envie de rétorquer que l'art contemporain est un univers tellement vaste, hétéroclite et profus, qu'il n'est tout simplement pas possible de tout détester, sauf à adopter la posture de celui qui ne juge pas les œuvres pour ce qu'elles sont, mais pour ce que son obsession lui dit qu'elles sont : dans un cas, la preuve par neuf de notre décadence et, dans l'autre cas, l'évidente manifestation de la domination bourgeoise. Leur dire encore qu'entre les apologistes béats de l'art contemporain et ses détracteurs sans nuance, il y a de la place pour l'amateur capable de se faire sa propre opinion sans l'aide de personne et d'exercer sa liberté de jugement en allant voir les œuvres sur pièces plutôt que sur web (sinon c'est comme critiquer un livre d'après sa couverture). Et que dirait cet amateur ? Qu'il ne comprend rien à la production de Jeff Koons et déteste les oreilles de Mickey d'un Darren Lago, mais qu'il apprécie assez les travaux d'Adel Abdessemed et beaucoup ceux de Seo Young Deok ; qu'il est insensible aux toiles de Velasquez mais est ébloui par
celles de William Turner ; qu'il peut s'émouvoir devant Guernica et ne rien ressentir devant la Femme au chapeau ; qu'il préfère Munch à Miró, Miró à Dali, et Dali à Magritte ; qu'il aime tout à la fois Cândido Portinari et Zao Wou-Ki, Rodin et Ousmane Sow, Giacometti et Giuseppe Penone, l'ancien et le nouveau... Aussi qu'il frémit aux premières notes d'une symphonie de Malher, remue la tête en écoutant du rap et tape du pied sur Count Basie ; qu'il aime les romans d'Aragon et de Romain Rolland, mais qu'il s'ennuie en lisant Proust, etc. Et ce qu'il dirait pour conclure ? 
Que la culture devrait consister à ajouter plutôt qu'à retrancher... à s'agrandir plutôt qu'à se racornir... à apprendre à aimer plutôt qu'à haïr. Mais c'est pas gagné.

(*) Him, de Maurizio Cattelan : statue hyper-réaliste d'1m10 représentant Adolph Hitler figé dans une attitude de pieux recueillement. Bof ! Oui, sauf qu'il faut l'imaginer in-situ, c'est-à-dire dans une salle immensément vide et blanche du centre Beaubourg, et placé face à un mur, loin de l'entrée, donc de dos pour les visiteurs, de sorte qu'une partie d'entre eux passent devant la statue (ou plutôt derrière), croient voir un enfant en prière, puis, craignant peut-être de le déranger, poursuivent leur visite en chuchotant à l'oreille de leur compagnon... Quant à l'autre partie, d'évidence plus curieuse, elle s'avance d'une dizaine de mètres, puis contourne l'enfant et reçoit alors un petit choc au cerveau en se trouvant face-à-face avec le Mal absolu... Et enfin, après digestion, quelques-uns se mettent à observer comportements et réactions des visiteurs suivants : indifférence, effroi, indignation, colère... c'est intéressant, comme une sorte de musée Grévin mais en beaucoup mieux.
Maintenant, que des Pinault, des Arnault ou des Perrotin soient en mesure d'acheter ça plusieurs millions d'euros pour les revendre encore davantage, évidemment ça fait chier, oups ! disons plutôt que ça soulève une problématique. On peut aussi se demander de temps à autre si l'on est en présence d'une oeuvre d'art ou d'une supercherie : à chacun son avis, il y a des trucs qui touchent, qui choquent ou font réfléchir... des trucs qui ouvrent l’œil et l'esprit... et d'autres pas du tout, mais ceux-là on s'en bat les balloches.

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