« Par définition, la vaccination de la plupart des Européens contre le fascisme originel, à la suite de son humiliation et de sa déchéance publiques en 1945, est temporaire. Les tabous de l'époque vont inévitablement disparaître avec la génération des témoins oculaires des faits. De toute façon, le fascisme du futur – réaction en catastrophe à quelque crise non encore imaginée – n'a nul besoin de ressembler trait pour trait, par ses signes extérieurs et ses symboles, au fascisme classique. Un mouvement qui, dans une société en proie à des troubles, voudrait "se débarrasser des institutions libres" afin d'assurer les mêmes fonctions de mobilisation des masses pour sa réunification, sa purification et sa régénération, prendrait sans aucun doute un autre nom et adopterait de nouveaux symboles. Il n'en serait pas moins dangereux pour autant. » (Paxton, 2004)
Très bon livre de Robert O. Paxton à qui l'on devait déjà La France de Vichy, paru en 1973, et dans lequel l'historien new-yorkais démontait pas à pas la légende alors communément admise selon laquelle Pétain aurait joué double-jeu avec l'occupant nazi et mené durant quatre ans une politique dite de "moindre mal". Moindre mal : l'ensemble des lois portant sur le statut des Juifs de France et d'ailleurs, la fin du multipartisme, du parlementarisme et du suffrage universel, aussi la traque faite aux communistes et autres "anti-français", l'interdiction des syndicats et du droit de grève, l'exaltation de la hiérarchie, des chefs et des traditions datant d'avant la Bastille... toutes choses qui en disent long sur les actuels défenseurs du régime de Vichy et d'une politique (de droite) jadis mise en oeuvre par un vieux Maréchal, mais préalablement prônée par une partie des intellectuels, cooptée par les milieux industrio-financiers et finalement acceptée par une fraction de la population française de l'entre-deux-guerres.
Moins sulfureux, mais non moins intéressant, Le fascisme en action s'attache à définir le fascisme et à déterminer son essence sur la base de ses actions concrètes plutôt qu'à l'aune de ses discours ou de sa seule apparence. Et ça change tout. Parce qu'au-delà les grandes cérémonies de Nuremberg, avec feux de joie, retraite aux flambeaux et flonflons d'orchestre en culottes bavaroises, au-delà aussi les stimuli lancés en pâture à la foule depuis un balcon de la piazza Venezia, le fascisme est une mécanique aux rouages autrement plus complexes et perfides que nous ne sommes généralement portés à le croire par paresse et facilité d'esprit. D'où ça vient ? Comment ça marche ? Selon quelles règles et sous quelles conditions ? Voilà ce à quoi répond d'abord l'historien avant de livrer sa propre définition, puis de conclure sur les possibles résurgences...
Robert O. Paxton |
Pour qui n'a pas encore compris que le diable avançait masqué, ces quelques extraits à méditer tranquillement :
«Autre caractère supposément fondamental du fascisme, son esprit foncièrement anticapitaliste et antibourgeois. Les premiers mouvements fascistes affichaient en effet leur mépris pour les valeurs bourgeoises et tous ceux qui ne pensaient qu'à "gagner de l'argent, de l'argent, du sale argent". Ils attaquaient le "capitalisme financier international" presque aussi bruyamment que les socialistes. Ils promirent même d'exproprier les propriétaires de grands magasins au profit d'artisans patriotes, et les grands domaines fonciers au profit des paysans.
Cependant, les partis fascistes qui ont accédé au pouvoir n'ont jamais rien fait pour concrétiser ces menaces anticapitalistes, alors qu'ils ont au contraire mis en oeuvre, avec une violence inouïe et sans le moindre compromis, toutes celles qu'ils avaient proférées contre le socialisme [...] Une fois au pouvoir, les régimes fascistes ont interdit les grèves, dissous les syndicats indépendants, abaissé le pouvoir d'achat des salariés et généreusement financé les industries de l'armement, pour le plus grand bonheur des employeurs.»
«Hitler maîtrisait l'art de manipuler un électorat de masse. Il joua habilement des ressentiments et des peurs des Allemands ordinaires, au cours d'innombrables réunions publiques, rendues plus excitantes encore par la présence de sbires en uniforme, par l'intimidation physique des ennemis, par une ambiance électrique surchauffée, et par des harangues fiévreuses et des arrivées spectaculaires en avion ou en grosse Mercedes décapotable. Les partis traditionnels, eux, s'en tenaient, sans en démordre, aux longs discours argumentés, convenant davantage à un électorat réduit et cultivé [...] Alors que les autres partis s'identifiaient clairement à un intérêt, à une classe ou à une approche politique, les nazis s'arrangeaient pour promettre quelque chose à tout le monde. Ils furent les premiers, en Allemagne, à cibler différentes professions par des promesses sans mesure, sans se soucier de savoir si les unes ne contredisaient pas les autres.»
«Les propagandistes fascistes ont cherché à créer l'image d'un chef solitaire sur son pinacle : ils y ont remarquablement réussi. Cette image d'un pouvoir monolithique fut plus tard renforcée, pendant la guerre, par l'effroi que la machine de guerre allemande suscitait chez les Alliés, ainsi que par l'insistance des élites conservatrices allemandes et italiennes à proclamer, après la guerre, qu'elles avaient davantage été les victimes des fascistes que leurs complices. L'idée que la plupart des gens se font aujourd'hui du règne fasciste est encore influencée par cette représentation.
Les observateurs les plus perspicaces ont toutefois rapidement perçu que les dictatures fascistes n'avaient rien de monolithique ni de statique. Aucun dictateur ne règne sans partage. Il doit obtenir la collaboration, ou au moins l'accord, des différents éléments décisifs du pouvoir — armée, police, juges, hauts fonctionnaires — et des puissantes forces sociales et économiques. Dans le cas particulier du fascisme, qui avait dépendu des élites conservatrices pour accéder au pouvoir, les nouveaux dirigeants ne pouvaient mettre tranquillement ces élites au rancart. L'obligation d'avoir, au moins dans une certaine mesure, à partager le pouvoir avec l'establishment conservateur préexistant a rendu les dictatures fascistes fondamentalement différentes, dans leurs origines, leur développement et leurs pratiques, de celle de Staline.»
«Les signes avant-coureurs bien connus – propagande nationaliste exacerbée et crimes haineux – sont importants, mais insuffisants. Avec ce que nous savons aujourd'hui sur le cycle fasciste, nous sommes en mesure de découvrir des signes avant-coureurs beaucoup plus menaçants dans des situations de paralysie politique lors d'une crise, dans l'attitude de conservateurs à la recherche d'alliés plus énergiques et prêts à renoncer aux procédures légales et au respect de la loi afin d'obtenir un support de masse via la démagogie nationaliste et raciste. Les fascistes sont proches du pouvoir lorsque les conservateurs commencent à leur emprunter leurs méthodes, font appel aux passions mobilisatrices et essaient de coopter la clientèle fasciste.»
«Toute nouvelle forme de fascisme diaboliserait forcément un ennemi, intérieur et/ou extérieur: mais cet ennemi ne serait pas forcément les Juifs. Un mouvement fasciste américain authentique serait religieux, anti-Noirs et, depuis le 11 septembre 2001, de surcroît anti-islamique; en Europe occidentale, il serait séculier et, ces temps-ci, sans doute plus anti-islamique qu'antisémite; en Russie et en Europe de l'Est, il serait religieux, antisémite, slavophile et anti-occidental.»
Et enfin, établie au terme d'une étude comparative entre l'Allemagne hitlérienne et l'Italie musolinienne, la liste de tous les ressorts susceptibles de hisser à nouveau la bête au sommet du pouvoir :
- Un sentiment de crise d'une telle ampleur qu'aucune solution ne pourrait en venir à bout;
- La primauté du groupe, envers lequel les devoirs de chacun sont supérieurs à tous les droits, individuels ou universels, et la subordination à lui de l'individu;
- La croyance que le groupe d'appartenance est une victime, sentiment qui justifie n'importe quelle action, sans limitations légales ou morales, menée contre les ennemis, internes ou externes;
- La peur du déclin du groupe sous les effets corrosifs du libéralisme individualiste, des conflits de classe et des influences étrangères;
- Le besoin d'une intégration plus étroite, d'une communauté plus pure, par consentement si possible, ou par la violence exclusiviste, si nécessaire;
- Le besoin d'une autorité exercée par des chefs naturels (toujours de sexe masculin), culminant dans un super-chef national, seul capable d'incarner la destinée historique du groupe;
- La supériorité des instincts du chef sur la raison abstraite et universelle;
- La beauté de la violence et l'efficacité de la volonté, quand elles sont consacrées à la réussite du groupe;
- Le droit du peuple élu de dominer les autres sans contraintes de la part d'une loi divine ou humaine, la loi étant décidée sur le seul critère des réussites du groupe dans un combat darwinien.
Robert O. Paxton : Le fascisme en action (2004)
Traduction de William Olivier Desmond (2004)
Aux Editions du Seuil
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