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2013/08/13

Jorge Amado : Tereza Batista

Couverture :
Isabelle Dejoie
« Le capitão fait un pas, Tereza s'esquive, reçoit une tape sur la figure. Le capitão rit à nouveaux, voilà le bon moment des larmes. Les larmes réchauffent le cœur, activent le sang de Justiniano. Au lieu de pleurer, Tereza répond par un coup de pied; entraînée dans les batailles de gamins, elle atteint l'os au milieu de la jambe nue, l'ongle du pouce griffe la peau — une éraflure, une goutte de sang : c'est Tereza qui a fait saigner la première. Le capitão se baisse pour regarder, quand il se redresse son poing s'abat sur l'épaule de la fillette. De toute ses forces, pour lui apprendre. [...]
L'heure est venue de la première leçon. Tereza reçoit dans la figure sa main ouverte, combien de fois, elle ne sait pas, elle n'a pas compté, le capitão Justo non plus. La fillette tente de défendre son visage avec le bras, ça ne sert pas à grand-chose : la main de Justiniano Duarte da Rosa est lourde et elle frappe de la paume et du revers, des doigts bagués. Tereza a fait couler le sang la première, une goutte, rien du tout. Maintenant c'est le tour du capitão, le sang de la fillette lui salit les mains : tu apprendras à me respecter, malheureuse, tu apprendras à m'obéir, quand je te dis de te coucher, tu te couches, quand je te dis d'ouvrir les jambes, tu les ouvres en vitesse, honorée et heureuse. [...]
Il retire son caleçon, balance ses bourses au-dessus de la fillette : regarde, ma fille, tout ça est à toi, allons, quitte ta robe, j'ai dit. Tereza tend la main vers le bord de sa robe, le capitão suit son geste d'obéissance. Il a vaincu la rébellion de ce démon. Plus vite, allez, quitte ta robe, enfin docile, ça fait plaisir : plus vite, allons ! Alors, d'une main, Tereza prend appui sur le sol, se lève d'un saut de gamin, à nouveau dressée dans l'angle du mur. Le capitão perd la tête, je vais t'apprendre, chienne ! Il fait un pas, reçoit le pied de Tereza dans les bourses, une douleur pas croyable, la pire des douleurs. Il pousse un cri affreux, se tord et se contorsionne. Tereza arrive à la porte, frappe avec les poings, appelle au secours, pour l'amour de Dieu, à moi, il veut me tuer. C'est là qu'elle reçoit la première morsure de la lanière de cuir cru. Une lanière faite sur commande, sept cordes de cuir de bœuf, tressées, traitées à la graisse, à chaque corde dix nœuds. Fou furieux, écumant, avec cette douleur atroce, le capitão ne pense qu'à battre. La lanière atteint Tereza aux jambes, au ventre, à la poitrine, aux épaules, sur le dos, sur les fesses, sur les cuisses, sur la figure, à chaque sifflement des sept fouets, à chaque morsure des nœuds, une zébrure, une déchirure, une tache de sang. Le cuir est une lame coupante, les fouets sifflent dans l'air. Haletant, aveugle de haine, le capitão fouette comme il n'a jamais fouetté, même la petite négresse Ondinha n'a pas été battue autant. Tereza défend son visage, les mains emportées, elle ne doit pas pleurer, mais les cris et les larmes sortent et coulent indépendamment de sa volonté, il ne suffit pas de vouloir : Tereza hurle de douleur, ah ! pour l'amour de Dieu ! »

S'il y en a bien une qui s'en prend plein la tronche dans l'œuvre d'Amado, c'est Tereza Batista, une fillette orpheline élevée par sa tante jusqu'à l'âge de treize ans, puis cédée à bon prix à Justiniano-Duarte-da-Rosa, dit le Capitão. Certes, la vendeuse éprouve de légers remords à monnayer sa nièce encore prépubère à un homme dont elle connaît la réputation de brute épaisse, mais elle s'y résout malgré tout, tant qu'il est encore temps : avant que la marchandise ne perde sa valeur mercantile en perdant sa fleur dans un fourré des environs. L'acheteur, lui, est un quadra bedonnant, riche et redouté collectionneur de jeunes vierges, à la fois sadique et vicieux : une pourriture d'homme que l'on aimerait voir mort au plus vite. Ce qui viendra. Mais en attendant, pour Tereza Batista, finis les rires et les jeux, les courses folles, les comptines à tue-tête : l'enfance de la fillette s'achève brutalement pour 15.000 cruzeiros et quelques 100.000 reis.

Dans les pattes du capitão, Tereza va souffrir le martyre durant deux longues années : réduite à l'état d'esclave sexuelle, elle se pliera aux caprices de son maître et seigneur, encaissera les coups et les humiliations, découvrira la vie sans imaginer qu'elle puisse être autrement qu'impitoyable et cruelle. Cependant, jamais le fouet du capitão ne parviendra à lui enseigner ni la peur ni le respect, mais seulement le courage et la haine dont elle armera son bras à l'heure du châtiment dernier, saignant enfin le pourceau par là où il péchait.

Entre les mains de son deuxième homme, un bel étudiant en droit et en Kâma-Sûtra, Tereza apprendra des choses dont elle ne soupçonnait pas même l'existence : les caresses et les gestes tendres, les baisers dans le cou, la nuque, le creux des reins, etc. Son corps, jusqu'alors simple objet de torture, s'ouvrira peu à peu au désir, à la sensualité, au plaisir partagé. Mais elle apprendra aussi à ses dépens, la naïve enfant, qu'un séducteur ne recule devant rien pour parvenir à ses fins : de belles paroles et des promesses en l'air, ça oui, autant qu'on en veut, pis des serments d'amour susurrés sous les draps, les yeux dans les yeux, les corps enlacés : ah ! mon chéri ! gémira plus d'une fois Tereza Batista à l'oreille de son bien-aimé, de ce jeune homme prodigue en ruses et en mensonges, aussi intrépide au lit que poltron dans la vie, le visage d'un ange et l'âme d'un salaud, oh ! pas vraiment méchant, non, mais assez bien représentatif du mâle dans toute sa splendeur imbécile, ce dont Tereza finira fatalement par s'apercevoir.

Avec le banquier Emiliano Guedes, homme raffiné s'il en est, Tereza goûtera enfin au bonheur infini d'aimer et d'être aimée. Aimée non seulement pour son exceptionnelle beauté, mais pour une chose plus admirable encore : sa personnalité. Très rare, en effet, cachée sous les guenilles de la gueuse, la noblesse de son âme, et plus que précieuse l'étincelle dans les yeux, l'éclat de diamant brut que seul Emiliano Guedes saura déceler dans toute sa pureté. Pour elle, il se fera tour à tour protecteur et pygmalion, reniera sa famille, délaissera ses affaires ; pour lui, elle se révèlera peu à peu telle qu'il la voyait : intelligente, courageuse, honnête et généreuse. Une grande dame dans les mains d'un grand homme, un bijou dans celles d'un joaillier, le couple parfait. Et tout autour d'eux, les cancans des envieux, des petites gens qui ne peuvent rien comprendre ni rien apprécier, leurs yeux n'étant pas faits pour voir, mais seulement pour juger, et leur langue pour déblatérer, faut bien s'occuper.

Après la mort du banquier, survenue comme il se doit dans les bras de sa maîtresse, les héritiers se disputeront sa fortune, cependant que Tereza, digne et droite, retournera au ruisseau d'où elle vient, dans un bordel de Muricapeba. Là, quantité d'autres hommes traverseront encore sa vie, aussi la peste et la variole, terribles épidémies contre lesquelles se dressera une infirmière pleine d'énergie et de compassion, une femme à la fois sainte et putain, celle dont le nom sonne comme celui d'une redoutable guerrière : Tereza Batista.
Longtemps, cette inoubliable figure pétrie par les mains d'Amado, cette égale d'Antigone — en qui l'amour et l'espoir étaient plus forts que la mort ou la résignation —, longtemps Tereza Batista hantera nos jours et nos nuits, ou comme le dit joliment Georges Raillard, le préfacier : Peu de livres entreprennent si puissamment sur notre chair, au foyer primitif où la sensibilité s'épanouit en intelligence. Et c'est dire combien le cœur prédomine ici, dans cette espèce de lexique des relations amoureuses qu'Amado décline sous toutes leurs formes et coutures : du simple assouvissement sexuel à l'amour fusionnel, en passant par l'amour filial, paternel, égotique, donjuanesque, adultérin, obsessif, romantique, sadique, érotique, altruiste, hygiénique, tarifé... La liste est longue.

Enfin, puisqu'il est dit que des milliers de Brésiliennes ont reconnu leur propre destin dans celui de Tereza Batista, voici donc, pour les illustrer, un petit florilège des femmes de Rio, de Bahia, Recife, Manaus, Belèm... toutes vues par le regard un chouïa lubrique de Lanfranco Aldo Ricardo Vaselli Cortellini Rossi Rossini, plus connu sous le nom de Lan, un caricaturiste d'origine italienne installé au Brésil depuis déjà soixante ans.

Illustrations de Lan (Lanfranco Aldo Ricardo Vaselli Cortellini Rossi Rossini)

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