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2013/08/17

Jorge Amado : L'Invitation à Bahia


Un livre d'amour peu commun, celui d'un homme pour sa ville, sa population, sa culture et ses traditions, l'ensemble ne formant qu'un seul corps enlacé, uni et indivis. Viens ! les lèvres de Bahia s'entrouvrent, pulpeuses et charnues, son appel est pressant. Viens ! Invité à l'aimer à son tour, le lecteur aguiché cède à l'exhortation, explore des yeux les coins et recoins, puis se laisse guider par elle à travers ses rues et ses ruelles, ses plages de sable blanc, sa lagune aux eaux claires, découvre ici un pli mystérieux, là une saveur inconnue, appétissante, savoureuse. Viens ! Et lorsqu'il pénètre enfin dans les jardins secrets ou les temples sacrés, lorsqu'il s'abandonne soudain et tout entier aux seuls plaisirs des sens, le lecteur se surprend à être lui aussi amoureux de Bahia, les jambes nouées aux siennes, les corps enlacés, unis et indivis. Viens ! ...

Beaucoup de sensualité dans ce voyage loin d'ici, aussi toute la tendresse et la sensibilité d'Amado, grand connaisseur de Bahia, de son histoire, souvent douloureuse, de sa géographie, bénie des Dieux, de son peuple et de sa gastronomie, aujourd'hui métissés, de ses nombreuses croyances et autres superstitions, sur lesquelles l'auteur, expert en ce domaine, s'attarde peut-être un peu trop, détaillant les rituels et recensant les divinités, mais ne parvenant pas, hélas, à les rendre accessibles à un non-initié. On a donc sauté quelques pages, mais on en copie-colle quelques autres qui, elles, méritent le détour :

~ A T M O S P H E R E    DE    L A    V I L L E ~

[...] C'est une ville où l'on parle beaucoup. Où le temps n'a pas encore acquis la vitesse hallucinante des villes du sud. Personne ne sait bavarder aussi bien qu'un Bahiannais. Il utilise une prose calme aux phrases bien tournées, de longues pauses pour réfléchir, des gestes mesurés et précis, des sourires tranquilles et de larges éclats de rire. Lorsqu'un de ces gros métis bahiannais, un peu solennel mais aussi un peu gamin, le visage jovial, commence à bavarder, si vous fermez les yeux et si vous faites un petit effort d'imagination, vous pourrez parfaitement distinguer son lointain ascendant portugais et son non moins lointain ascendant noir, l'un nouvellement arrivé d'une patrie colonisatrice, l'autre des forêts d'Afrique. A qui appartient ce sonore éclat de rire, sinon au Noir ? A qui appartient cette solennelle considération pour le docteur, personnage sordide de l'histoire qu'il raconte, sinon de l'émigrant portugais, frustre admirateur des hommes savants ? Ce métissage bahiannais, où le sang noir entre pour une bonne part, n'a pas produit le classique mulâtre loquace, sentencieux, égoïste, servile, violent envers les inférieurs. Chaque fois que je pense au mulâtre bahiannais je vois un homme gras, mais pas seulement au physique. Par le caractère aussi : bon, aimable, gourmand, sensuel, à l'intelligence aiguë, parlant bien mais doucement, sachant traiter aussi bien ses inférieurs que ses supérieurs, ou peut-être mieux encore. Il aime manger des nourritures riches, huileuses et pimentées. Voilà le portrait de l'homme de Bahia, un peu bavard, un peu distrait, on pourrait dire un peu poète, mais aussi politicien astucieux, le plus habile politicien du Brésil. [...]

~ I M P O R T A N C E    D E    L A    C U L T U R E ~

Ce qui est important à Bahia c'est son peuple. D'une force vitale démesurée, artiste à sa naissance, aimable de caractère, capable de résister aux plus misérables conditions de vie et de continuer son chemin, aimant le rire et la fête, créateur de civilisation et de culture, le peuple bahiannais marque et atteste toute oeuvre de création réalisée ici.
Point de rencontre de races et de coutumes, première capitale du pays, riche et célèbre à l'aube de la nation brésilienne, port ouvert aux navires du monde entier, aux idées et aux voyageurs, ces conditions rendirent favorables le métissage et le syncrétisme culturel (et religieux), l'interpénétration de sources et de courants de pensée dans le mélange de sang — noir, blanc et indigène —, mélange toujours croissant, jusqu'à devenir la caractéristique dominante du panorama social, donnant à Bahia une vigoureuse culture populaire, visible dans les divers aspects de la vie de l'Etat et particulièrement florissante dans sa capitale. C'est de cette culture que nous nous nourrissons, nous tous, créateurs ici de littérature et d'art.
Plus d'une fois j'ai écrit que l'Afrique était notre ombilic, pour notre sensibilité, notre façon de voir la vie et le monde, de réagir devant les événements, de vivre avec les autres, de penser et d'agir, nous sommes au moins aussi ibériques qu'africains. La contribution des Noirs à la formation de notre culture nationale fut définitive. Malgré les terribles et monstrueuses conditions dans lesquelles se trouva la culture noire en débarquant des navires négriers — cette culture d'esclaves, vilipendée, méprisée, combattue, violée, dont la substitution violente, basée sur la massue et le baptême, fut tentée lorsque les maîtres d'esclaves voulurent imposer aux Noirs dans son intégralité la culture des colons, la langue des dieux.
La force de vivre des Noirs fut plus forte que le fouet et l'eau bénite, gardant vivant et toujours présent, au milieu des plus incroyables conditions d'esclavage, un aspect original, le mêlant au long du temps aux deux autres matrices de la nation brésilienne, pour donner comme résultat l'originalité de la culture métisse du Brésil, peut-être unique au monde. Ici tout fut mélangé, les langues parlées dans les maisons de maîtres, dans les cabanes des Noirs et dans la forêt, les saints venus de la péninsule Ibérique, les orixas d'Afrique, les iaras et les caboclos cachés dans la forêt et les fleuves. Nous sommes des métis, que le Seigneur de Bonfim et Oxala soient loués, amen, axé.
A Bahia la culture populaire entre par les yeux, par les oreilles, par la bouche (son art culinaire est riche, coloré, savoureux), pénètre par nos sens, détermine la création littéraire et artistique, c'est sa poutre maîtresse. Elle détermine ainsi la condition nationale de la littérature et de l'art : le caractère populaire reste présent même dans l'oeuvre la plus spécifiquement intellectuelle.

~ A V E N U E S ~

Proches des quartiers riches, derrière les maisons élégantes, il y a parfois de nombreux et misérables taudis, amoncelés comme les anciens villages noirs, où vit une population prolétaire dans la plus grande saleté. Bonne source de rente pour les propriétaires qui donnent à ces endroits le nom pompeux d'avenues...

~ Q U A R T I E R S    O U V R I E R S ~

[...] Si vous voulez connaître la qualité qui domine dans ces quartiers, ces maisons infâmes, ces taudis, je vous dirais un seul mot : résistance. Résistance à la faim et à la maladie, au travail mal payé, à la mort des enfants, à l'hôpital, aux malheurs de la vie. Résistance. La résistance du peuple dépasse toutes les limites. Malgré tout, il survit. Et donne à ces quartiers immondes des noms d'espoir qui sont comme un drapeau qu'il dresse avec ses mains maigres, mais encore puissantes : Route de la Liberté !
[...] La faim, les maladies, la mortalité infantile, l'analphabétisme, sont la réalité fondamentale de ces quartiers. Dans des espaces réduits au minimum s'entassent, hommes, femmes et enfants. Les mots sont fragiles, pauvres, incapables de révéler toute la grandeur du drame quotidien de ces rues et de ces impasses. Et les zones marécageuses ? Les Algados ? L'immense ville lacustre bâtie sur la boue n'a rien de pittoresque. C'est la misère nue et crue, un spectacle déprimant et révoltant.
Avez-vous déjà assisté à l'enterrement des "anges" — des enfants qui meurent par dizaines chaque jour ? Ils n'eurent droit ni au lait, ni à l'assistance médicale ni aux médicaments. Ils ne pèsent pas lourd dans le petit cercueil porté par d'autres enfants. Parfois quelques voisins les accompagnent, parfois personne. Souvent il n'y a même pas de cercueil, seulement un père pressé qui n'a pas de temps pour la douleur ou la nostalgie et qui porte sous son bras une boîte en carton ou un paquet enveloppé de papier. En le voyant on peut penser que l'homme pauvrement vêtu transporte des souliers, des chemises, du linge à laver. Qui pourrait imaginer le véritable contenu du paquet, de la boîte en carton ? [statistiques]

~ N U I T    D E S    C H A T S ~

Une confrérie de chats envahit au crépuscule les toits, les recoins des impasses, les ombres de la cité. La nuit des chats va commencer, longue et lancinante, dans la cruauté et la luxure de l'amour. Une mafia de chats — la beauté explose dans les caniveaux, le félin traverse l'espace vide comme un bolide, pareil au plus incroyable des danseurs. Dès que tombe la nuit avec son obscurité et sa faim d'amour, s'élève le miaulement de la chatte en chaleur. Il n'y a pas au monde de clameur où s'exprime autant de désespoir, une invite aussi violente, une voix plus caressante, une demande aussi langoureuse, appel plus terrible. Tout maintenant dans cette petite chatte timide est une fleur de sexe épanouie, rauque de désir, ouverte en rage et en caresse. Tout a disparu en elle : le poil brillant et lustré, la paresse de la race, l'élégance, la gentillesse et la fierté. Il ne reste que le désir et le sexe rutilant — un rayon de lumière, un rougeoiment d'incendie.
Sur la trace de cet incendie se déploie la croisade des chats, tous revêtus de leur armure, de leurs habits médiévaux, de leurs harnais de guerre. Ils surgissent de façon inattendue, un bond, une apparition, un cri d'agonie, ils s'observent, haineux, sages, féroces, mâles, pleins de subtilité et de force vitale. La bataille va commencer : la petite chatte explose la fleur de son sexe brûlant d'un feu de poignards, se roule par terre dans une invite langoureuse et fait de son miaulement une tendre et douce musique. Les chats arrivent, champions invincibles. Mais il ne doit en rester qu'un seul.
Il n'y a pas au monde de bataille plus violente, de combat plus terrible, de rencontre plus féroce, de sang plus généreux versé en l'honneur du désir, que cette bataille engagée par les chats dans l'obscurité de la nuit, sur le bord des toits, dans le mystère des caniveaux. Tout devient couleur de sang et chaque miaulement de victoire reçoit en réponse un cri de douleur. Puis, sans oreilles, presque aveugle, ongles et dents arrachés, le vainqueur s'avance pour recevoir son prix. Les deux amoureux s'éloignent sur les toits, la plus magnifique des fêtes va commencer, l'amour fulgurant sans interdits ni limites, un amour de chats en chaleur, rien de plus sensuel ni de plus dense, de plus terrible et de plus doux. Dans l'ombre de la nuit, dans les coins de rue où règne Exu une confrérie de chats livre bataille par amour.

Edité chez Messidor en 1989, et sans doute trop daté pour être réimprimé aujourd'hui, le livre est traduit par Isabel Meyrelles et enrichi de nombreuses illustrations de Carlos Bastos (1925-2004) :

Illustrations de Carlos Bastos (1925-2004)







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