« Chez Machado de Assis, conteur
né, le mélange d'humour léger et de scepticisme délibéré donne à chaque roman
un charme tout spécial » (Stefan Zweig)
Bento parviendra-t-il à contrecarrer un destin tout
tracé par sa mère ? Fera-t-il de Capitou sa chère et tendre épouse ? Suivant
quel stratagème, avec quels soutiens et quelles complicités ? Capitou est-elle
vraiment celle qu'il croit qu'elle est, ou bien n'est-ce pas plutôt l'amour qui
l'aveugle ? Voilà, en gros, de quoi il retourne dans ce roman d'un conteur-né,
au style bien léché et à l'humour léger — Zweig a raison. Sauf que la légèreté
de Machado de Assis confine parfois à de la superficialité, son humour à du
cynisme, et son style soigné à une forme de dandysme littéraire. De sorte que
cette lecture m'a été tout à la fois agréable et pénible, et qu'elle me laisse
finalement l'impression d'avoir été convié à déguster des feuilletés Fauchon dans un salon bourgeois, le cul coincé sur un fauteuil Empire, entouré de
personnages ni attachants ni repoussants, mais simplement transparents...
On regrette surtout que l'auteur aborde ici des
questions de fond — notamment la prépondérance de la religion dans la société
brésilienne à la fin du 19ème siècle, ou encore l'opposition entre déterminisme
familial et libre-arbitre — qu'il les aborde mais avec des pincettes à sucre,
sans jamais vraiment les saisir à bras-le-corps, ni prendre parti, me laissant
ainsi sur ma faim, c'est dommage.
Enfin, par un curieux hasard de l'Histoire, le siège
de l'académicien Joaquim Maria Machado de Assis sera occupé 64 ans plus tard
par un certain Jorge Amado de Faria, lequel Amado déclara en 1961, lors de son
discours de réception à l'A.B.L., ce qu'il avait déjà dit de son prédécesseur,
en 1941, et donc de manière moins "académique", dans Le Bateau Négrier, la Vie d'un Poète :
[...] Le romancier de Dom
Casmurro était un métis, qui, de très basse origine, désirait avant tout
s'élever dans l'échelle sociale. Cette classe supérieure [...] était pour le
métis carioca la seule chose belle et désirable. Il considérait comme la
victoire de sa vie de s'intégrer à cette classe et d'en être le chef de file
[...] Machado, homme de faible nature, mettait ses sentiments en sourdine. Non
seulement il ne mentionna jamais les grands problèmes de l'époque, mais
il oublia aussi, c'était son caractère, ses petits détails sentimentaux, ce qui
dénote [...] une idolâtrie pour une classe sociale qui l'éblouissait. Il ne
s'éleva pas à force d'audace, en s'imposant comme un égal, en réclamant une
place due à son talent. Il quémanda sa place, dans une démarche faite de
tristes flatteries, de mesquineries, de silences et de réticences. Cet homme
au talent remarquable avait de petits sentiments où n'entrait que l'amour de
lui-même. Il voulait parvenir à une place importante dans la classe
dominante, mais cela sans blesser personne [...] Même parvenu à son but,
entouré de respect et d'admiration, reconnu par tous, il ne se sentait pas en
sécurité. Sa voix ne s'élève jamais, elle reste toujours en sourdine, et
même si c'est une belle voix, elle est, sur beaucoup de points, une voix
stérile. Aucun des grands hommes de notre patrie ne nous donne une telle
impression de peureuse neutralité que le romancier carioca. On dit qu'il est
timide, mais c'est un adjectif bien faible. Il est peureux et même plus que
peureux, il est lâche. C'est pour cela que le peuple l'admire mais de loin.
Aucun écrivain n'a été moins aimé que cet homme qui aurait pu être le plus
grand de tous. Personne ne se retrouve en lui, il a traversé l'histoire
politique du Brésil sans en prendre connaissance. Comme si seuls les petits
évènements trouvaient un écho dans son cœur. Même son bonheur fut fait de
petites choses, petit homme jamais sûr de lui-même. Il se complaisait à rendre
hommage à ceux qui ne pouvaient le concurrencer, craignant toujours
l'apparition d'un nom qui pourrait l'éclipser. Fier d'être considéré comme le
meilleur romancier de langue portugaise de son temps, il gardait un silence
prudent sur tous ceux qui auraient pu lui faire de l'ombre. Rien de plus triste
dans l'histoire de notre littérature que le spectacle mélancolique de cet
homme de talent qui ne croyait pas à la force de ce talent, qui ne participait
pas à la défense des grandes causes, qui avait peur de la vie et n'a jamais
voulu l'affronter. Une pénombre triste que le soleil ne réchauffe pas.
On ne saurait mieux dire.
Extraits de Dom Casmurro :
[...] Un certificat qui me
donnerait l'âge de vingt ans pourrait tromper les étrangers, comme tous les
faux-papiers, mais ne me tromperait pas. Les amis qui me restent le sont depuis
peu ; les anciens sont tous allés étudier la géologie des cimetières. Quant à
mes amies, certaines datent de quinze ans, d'autres de moins, et presque toutes
croient à leur jeunesse. Deux ou trois d'entre elles y feraient croire les
autres, mais la langue qu'elles parlent oblige souvent à consulter les
dictionnaires, ce qui finit par être lassant.
[...] A la maison, je jouais à la
messe, — un peu en cachette, car ma mère disait que la messe n'était pas un
jeu. Capitou et moi, nous installions un autel. Elle faisait le sacristain, et
nous altérions le rituel, en ce sens que nous nous partagions l'hostie ;
l'hostie était toujours un gâteau. A l'époque où nous nous amusions ainsi, ma
voisine me posait très souvent la question : « Est-ce qu'il y a messe
aujourd'hui ? » Je savais bien ce que cela voulait dire, je répondais
affirmativement et j'allais demander une hostie sous un autre nom. Je revenais
avec, nous arrangions l'autel, nous écorchions le latin et nous accélérions la
liturgie. Dominus, non sum dignus... Cette phrase, que je devais dire
trois fois, je crois bien que je ne la disais qu'une seule, telle était la
gourmandise du prêtre et du sacristain.
[...] Je bondis, et avant qu'elle
eût gratté le mur, je lus ces deux noms, gravés au clou, et disposés ainsi :
BENTO
CAPITOLINA
Je me tournai vers elle ; Capitou
avait les yeux baissés. Elle les leva aussitôt, lentement, et nous restâmes à
nous regarder l'un l'autre... Aveu d'enfants, tu mériterais bien deux ou trois
pages, mais je veux être concis. En vérité, nous ne dîmes pas un mot ; le mur
parla pour nous. Nous ne fîmes pas un mouvement, nos mains seules se tendirent
peu à peu, toutes les quatre, se saisirent, se pressèrent, se fondirent. Je ne
notai pas l'heure exacte de ce geste. J'aurais dû la noter ; je regrette de ne
pas avoir une note, écrite dès ce soir-là, et que je placerais ici avec ses
fautes d'orthographe, mais il n'y en aurait aucune, tant il y avait de distance
entre l'étudiant et l'adolescent. Il connaissait les règles de l'écriture, et
ne soupçonnait pas celles de l'amour ; il faisait des orgies de latin et ne
savait pas ce qu'était une femme.
[...] - Je n'aime que vous, maman.
Il n'y eut pas de calcul dans
cette phrase, mais je fus heureux de l'avoir dite, pour lui faire croire
qu'elle était ma seule affection ; je détournais les soupçons qui pesaient sur
Capitou. Combien n'y a-t-il pas d'intentions perverses qui embarquent ainsi, en
cours de route, dans une phrase innocente et pure ! On en arrive à se demander
si le mensonge, souvent, n'est pas aussi involontaire que la transpiration.
[...] Escobar ne savait pas
seulement louer et penser, il savait aussi calculer vite et bien. Il était de
ces têtes arithmétiques de Holmes (2 + 2 = 4). On n'imagine pas avec quelle
facilité il additionnait ou multipliait mentalement. La division, qui a
toujours été pour moi une opération difficile, était pour lui une bagatelle :
il fermait à demi les yeux, les tournait vers le plafond, et murmurait le nom
des chiffres : c'était tout. Et cela avec sept, treize, vingt chiffres. Sa
vocation était telle qu'elle lui faisait aimer jusqu'aux signes des additions,
et il affichait cette opinion que les chiffres en raison de leur petit nombre,
étaient plus chargés de sens que les vingt-cinq lettres de l'alphabet.
- Il y a des lettres inutiles et
des lettres dont on peut se passer, disait-il. Le d et le t,
ont-ils chacun leur utilité ? Ils ont presque le même son. Même chose pour b
et p, même chose pour s, c et z, même chose pour k
et g, etc. Ce sont des embrouilles calligraphiques. Regarde les chiffres: il n'y en a pas deux qui servent au même usage ; 4 c'est 4 et 7 c'est 7. Et
admire avec quelle beauté un 4 et un 7 forment cette chose qui s'exprime par
11. Maintenant double 11 et tu auras 22 ; multiplie 22 par lui-même, cela donne
484, et ainsi de suite. Mais le comble de la perfection, c'est l'emploi du zéro.
La valeur du zéro en lui-même est nulle ; mais le rôle de ce signe
négatif est justement d'augmenter les autres. Un 5 tout seul c'est un 5 ;
ajoute-lui deux 00, c'est 500. Ainsi ce qui ne vaut rien fait valoir beaucoup,
ce que ne font pas les doubles lettres, car moi, j'approuve aussi bien
avec un p qu'avec deux pp.
[...] Là où le charme et le
mystère étaient les plus grands, c'était aux heures de l'allaitement. Quand je
voyais mon fils sucer le lait de sa mère, et toute la nature communiant dans le
but de nourrir et de faire vivre un être qui avait été néant, mais dont notre
destin avait affirmé qu'il serait, et dont notre constance et notre amour
avaient fait qu'il finît par être, j'étais dans un état que je ne saurais dire
et que je ne dis pas.
J.M. Machado de Assis : Dom Casmurro et les yeux de ressac
(1899)
330 pages - Editions Métailié.
Traduit par Anne-Marie Quint.
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