«
Pour Jorge qui m'a ouvert les barrières du monde avec tout son amour » (Zélia Gattai, en dédicace à son époux)
Années 1948-1949 : en pleine apogée de la Guerre
froide entre l'Est et l'Ouest, dans un monde idéologiquement scindé en deux
blocs se menaçant réciproquement de l'atome, des hommes et des femmes sont
traqués, persécutés, torturés, et parfois même assassinés pour raisons
politiques ; y compris en démocratie, laquelle a ses limites aussi.
Au Brésil, l'écrivain communiste Jorge Amado, bien
que démocratiquement élu député de São Paulo en 1945, voit son mandat révoqué à
peine trois ans plus tard par un gouvernement brésilien aux abois, sous la pression des
States et de son administration. Déclaré hors-la-loi en son propre
pays et recherché par la police fédérale, Amado décide alors de se réfugier en
France, où Zélia le rejoindra peu après, sitôt leur bébé en âge
de supporter la traversée de l'océan par laquelle débutent ces Mémoires
marquées du sceau des voyages.
D'abord le Portugal et l'Italie, par où Zélia transite, ensuite la Tchécoslovaquie et la Pologne, notamment deux poignantes
visites à Auschwitz et dans les ruines de Varsovie... et puis Paris rive
gauche, où Zélia peut enfin déballer ses bagages dans le modeste appartement de
l'Hôtel Saint-Michel de madame Salvage. Mais à peine Zélia a-t-elle le
temps de s'installer dans ses nouveaux quartiers que le couple Amado-Gattai
repart aussitôt en tournée : URSS, Roumanie, Bulgarie, Hongrie... Infatigables
militants de la paix, Jorge et Zélia, sillonnent en effet l'Europe et ses Congrès, prononçant un discours par-ci, suivant une conférence par-là, le tout
entrecoupé d'excursions au coeur des républiques soviétiques dont Zélia dresse
un tableau somme toute assez nuancé, et donc intéressant.
L'autre intérêt de ces Mémoires est l'évocation des
années d'après-guerre au sein d'un Quartier Latin toujours aussi effervescent.
Car si l'on est soumis, ici comme ailleurs, au rationnement du pain, du sucre
ou du café, on s'y montre par contre prodigue en amitié, en rires et longs
débats politico-culturels. De sorte que l'on croise tout au long de cette
lecture quelques personnalités de gauche parmi les plus célèbres de
l'époque, ces compagnons de route, de lutte et souvent d'exil qu'étaient
Aragon, Sartre, Eluard et Neruda, Chagall, Vercors et Picasso, Ilha Ehrenbourg,
Anna Seghers, Carlos Scliar et Tsétéra...
En revanche, qu'on se s'attende pas à voir évoquer
les mouvements sociaux français, notamment la grande grève des mineurs de 1948
: Zélia n'en souffle mot. Un silence étonnant au vu de l'engagement de son
époux... mais que l'on peut sans doute expliquer, voire excuser, par le devoir
de réserve que s'imposa Amado envers un pays hôte. Réserve qui, cependant, n'empêcha
pas qu'en septembre 1949, au retour d'un voyage à Moscou, Jorge Amado et Zélia
Gattai furent convoqués par le préfet de Paris, lequel leur donna 15 jours pour
quitter le territoire national. Fin du volume.
Et puisque le couple Amado-Gattai est une sorte d'équivalent brésilien du couple Sartre-Beauvoir, cet extrait plutôt amusant de leurs rencontres, l'une dans un restaurant de Rio, l'autre dans un ancien cabaret de Saint-Germain-des-Prés, qu'on imagine enfumé, bruyant, bien vivant :
Sartre et Simone de Beauvoir
m'apprennent le français :
Clients assidus, nous étions
retournés un soir à la Rose rouge, pour voir les Frères Jacques dont nous
étions de fervents admirateurs.
Nous avions déjà eu l'occasion
de voir et de saluer Sartre et Simone de Beauvoir dans ce fameux cabaret
existentialiste. Ce samedi-là, Sartre nous invita à sa table.
Jorge ne l'avait vraiment
approché que deux fois : à son arrivée à Paris, lors du cocktail offert par
l'éditeur de Terre violente, et puis quand il était allé lui
demander de signer le télégramme en faveur de Pablo Neruda.
Quelque temps après, un ami nous
raconta que Sartre avait été très touché de savoir qu'au cours de la réunion où
avait été décidé d'envoyer le télégramme au président Videla et d'exiger la
liberté de Neruda, Jorge avait soutenu devant Aragon et d'autres que Sartre
signerait. Eux avaient exprimé des doutes, fondés sur les divergences existant
à ce moment-là entre le philosophe créateur de l'existentialisme et les
communistes. Jorge avait rendu justice à Sartre : de telles divergences ne
modifieraient en rien les principes du penseur, toujours engagé dans la défense
de la liberté et des droits de l'homme.
« J'irai moi-même le trouver et
je parie qu'il signera.
- Pari tenu », avait rétorqué
Aragon.
Résultat : le nom de Jean-Paul
Sartre venait en tête sur la liste des signataires du télégramme.
A partir de cette soirée à la
Rose rouge, Jorge et Sartre se rencontrèrent en diverses occasions et dans
toutes les parties du monde ; ils participèrent ensemble à des congrès, ils
devinrent amis.
Je ne connus Simone de Beauvoir
et Sartre de plus près qu'en 1959, lorsqu'ils vinrent au Brésil pour le 1er
Congrès de critique et d'histoire littéraire, organisé à Recife. L'écrivain
Eduardo Portella était le secrétaire général de ce congrès et c'est lui qui
avait eu l'idée d'inviter le couple de penseurs français. Appuyant l'invitation
officielle, faite par le recteur de l'université fédérale du Pernambouc, Jorge
écrivit une lettre à Sartre, lui disant toute l'importance de ce congrès et de
leur présence.
Avec Sartre et Simone, nous
tissâmes des liens d'amitiés sans les cérémonies ou les gênes qui inhibent si
souvent les simples mortels amenés à fréquenter de grandes personnalités. Ils
se mirent tout de suite à l'aise. Ensemble, nous voyageâmes à travers le
Brésil, leur montrant Bahia, Rio de Janeiro où nous habitions, l'Etat du Minas
Gerais, Brasilia, encore en construction, et l'île du Banamal, au cours d'une
visite chez les indiens Carajàs. Nous eûmes l'occasion de discuter ensemble
longuement, mêlant les conversations sérieuses et les plaisanteries les plus
drôles, indignés parfois de ce que nous voyions, ailleurs émus, riant beaucoup
des particularités de la vie brésilienne.
J'étais alors élève à l'Alliance
française et je faisais sauter des cours pour pouvoir les accompagner. Un jour
Simone me dit que Sartre et elle avaient des remords et qu'ils avaient décidé
de me donner des cours particuliers pour réparer les dommages causés à mes
études. Cahier et crayon en main, je reçus donc des cours quotidiens — parfois
deux fois par jour. Mes professeurs improvisés — je ne pouvais en rêver de plus
illustres — me faisaient faire des dictées, m'expliquaient les règles de
grammaire. Il arrivait parfois qu'ils se disputent sur des exceptions ou des
accords de verbes, avec une joyeuse obstination. Ces cours, dispensés au
restaurant en attendant d'être servis, nous amusaient énormément, car Sartre
tenait beaucoup à m'apprendre le langage populaire, non pas seulement le
vocabulaire châtié qui ne s'emploie qu'à l'Alliance française, comme il le
soulignait lui-même, mais surtout des mots, des expressions et des phrases
d'usage courant :
« Des choses que tu n'apprendras
jamais à l'Alliance française, Zède », me disait-il, avec le surnom qu'il avait
inventé pour moi.
Le cours commençait :
« Voyons voir : quelle est la
différence entre "s'en foutre'"et "être
foutu" ? Allons-y ! » J'étais une bonne élève, mais j'eus pourtant du
mal à donner un exemple avec "s'en foutre", plus difficile que
la deuxième expression, que je résumai d'un seul geste de la main, qui arracha
à mes maîtres un énorme éclat de rire accompagné d'un grand "bravo
!" d'enthousiasme et d'encouragement.
« Très bien. » Maintenant Simone
était le professeur. « Qu'est-ce que tu dois dire à quelqu'un qui te casse les
pieds ? »
Je répétai, m'appliquant à
prononcer le mieux possible la phrase qu'ils m'avaient apprise la veille : « Il y a
des coups de pied au cul qui se perdent ! »
Mon vocabulaire populaire ne
cessait de croître et, sur le conseil de mes maîtres, j'en faisais
l'application comme eux, au fur et à mesure que j'en avais l'occasion au
cours de la journée :
« Flûte ! merde, merde alors ! con, espèce de con, espèce d'andouille ! » Et ainsi de suite.
« Flûte ! merde, merde alors ! con, espèce de con, espèce d'andouille ! » Et ainsi de suite.
Zélia Gattai : La reine du
bal (1984)
Traduction de Jane-Lessa et
Didier Voïta
Editions
Stock (1985)