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2014/06/28

Zélia Gattai : La reine du bal

« Pour Jorge qui m'a ouvert les barrières du monde avec tout son amour » (Zélia Gattai, en dédicace à son époux)

Années 1948-1949 : en pleine apogée de la Guerre froide entre l'Est et l'Ouest, dans un monde idéologiquement scindé en deux blocs se menaçant réciproquement de l'atome, des hommes et des femmes sont traqués, persécutés, torturés, et parfois même assassinés pour raisons politiques ; y compris en démocratie, laquelle a ses limites aussi.
Au Brésil, l'écrivain communiste Jorge Amado, bien que démocratiquement élu député de São Paulo en 1945, voit son mandat révoqué à peine trois ans plus tard par un gouvernement brésilien aux abois, sous la pression des States et de son administration. Déclaré hors-la-loi en son propre pays et recherché par la police fédérale, Amado décide alors de se réfugier en France, où Zélia le rejoindra peu après, sitôt leur bébé en âge de supporter la traversée de l'océan par laquelle débutent ces Mémoires marquées du sceau des voyages.
D'abord le Portugal et l'Italie, par où Zélia transite, ensuite la Tchécoslovaquie et la Pologne, notamment deux poignantes visites à Auschwitz et dans les ruines de Varsovie... et puis Paris rive gauche, où Zélia peut enfin déballer ses bagages dans le modeste appartement de l'Hôtel Saint-Michel de madame Salvage. Mais à peine Zélia a-t-elle le temps de s'installer dans ses nouveaux quartiers que le couple Amado-Gattai repart aussitôt en tournée : URSS, Roumanie, Bulgarie, Hongrie... Infatigables militants de la paix, Jorge et Zélia, sillonnent en effet l'Europe et ses Congrès, prononçant un discours par-ci, suivant une conférence par-là, le tout entrecoupé d'excursions au coeur des républiques soviétiques dont Zélia dresse un tableau somme toute assez nuancé, et donc intéressant.
L'autre intérêt de ces Mémoires est l'évocation des années d'après-guerre au sein d'un Quartier Latin toujours aussi effervescent. Car si l'on est soumis, ici comme ailleurs, au rationnement du pain, du sucre ou du café, on s'y montre par contre prodigue en amitié, en rires et longs débats politico-culturels. De sorte que l'on croise tout au long de cette lecture quelques personnalités de gauche parmi les plus célèbres de l'époque, ces compagnons de route, de lutte et souvent d'exil qu'étaient Aragon, Sartre, Eluard et Neruda, Chagall, Vercors et Picasso, Ilha Ehrenbourg, Anna Seghers, Carlos Scliar et Tsétéra...
En revanche, qu'on se s'attende pas à voir évoquer les mouvements sociaux français, notamment la grande grève des mineurs de 1948 : Zélia n'en souffle mot. Un silence étonnant au vu de l'engagement de son époux... mais que l'on peut sans doute expliquer, voire excuser, par le devoir de réserve que s'imposa Amado envers un pays hôte. Réserve qui, cependant, n'empêcha pas qu'en septembre 1949, au retour d'un voyage à Moscou, Jorge Amado et Zélia Gattai furent convoqués par le préfet de Paris, lequel leur donna 15 jours pour quitter le territoire national. Fin du volume.


Et puisque le couple Amado-Gattai est une sorte d'équivalent brésilien du couple Sartre-Beauvoir, cet extrait plutôt amusant de leurs rencontres, l'une dans un restaurant de Rio, l'autre dans un ancien cabaret de Saint-Germain-des-Prés, qu'on imagine enfumé, bruyant, bien vivant :

Sartre et Simone de Beauvoir m'apprennent le français :

Clients assidus, nous étions retournés un soir à la Rose rouge, pour voir les Frères Jacques dont nous étions de fervents admirateurs.
Nous avions déjà eu l'occasion de voir et de saluer Sartre et Simone de Beauvoir dans ce fameux cabaret existentialiste. Ce samedi-là, Sartre nous invita à sa table.
Jorge ne l'avait vraiment approché que deux fois : à son arrivée à Paris, lors du cocktail offert par l'éditeur de Terre violente, et puis quand il était allé lui demander de signer le télégramme en faveur de Pablo Neruda.
Quelque temps après, un ami nous raconta que Sartre avait été très touché de savoir qu'au cours de la réunion où avait été décidé d'envoyer le télégramme au président Videla et d'exiger la liberté de Neruda, Jorge avait soutenu devant Aragon et d'autres que Sartre signerait. Eux avaient exprimé des doutes, fondés sur les divergences existant à ce moment-là entre le philosophe créateur de l'existentialisme et les communistes. Jorge avait rendu justice à Sartre : de telles divergences ne modifieraient en rien les principes du penseur, toujours engagé dans la défense de la liberté et des droits de l'homme.
« J'irai moi-même le trouver et je parie qu'il signera.
- Pari tenu », avait rétorqué Aragon.
Résultat : le nom de Jean-Paul Sartre venait en tête sur la liste des signataires du télégramme.
A partir de cette soirée à la Rose rouge, Jorge et Sartre se rencontrèrent en diverses occasions et dans toutes les parties du monde ; ils participèrent ensemble à des congrès, ils devinrent amis.
Je ne connus Simone de Beauvoir et Sartre de plus près qu'en 1959, lorsqu'ils vinrent au Brésil pour le 1er Congrès de critique et d'histoire littéraire, organisé à Recife. L'écrivain Eduardo Portella était le secrétaire général de ce congrès et c'est lui qui avait eu l'idée d'inviter le couple de penseurs français. Appuyant l'invitation officielle, faite par le recteur de l'université fédérale du Pernambouc, Jorge écrivit une lettre à Sartre, lui disant toute l'importance de ce congrès et de leur présence.
Avec Sartre et Simone, nous tissâmes des liens d'amitiés sans les cérémonies ou les gênes qui inhibent si souvent les simples mortels amenés à fréquenter de grandes personnalités. Ils se mirent tout de suite à l'aise. Ensemble, nous voyageâmes à travers le Brésil, leur montrant Bahia, Rio de Janeiro où nous habitions, l'Etat du Minas Gerais, Brasilia, encore en construction, et l'île du Banamal, au cours d'une visite chez les indiens Carajàs. Nous eûmes l'occasion de discuter ensemble longuement, mêlant les conversations sérieuses et les plaisanteries les plus drôles, indignés parfois de ce que nous voyions, ailleurs émus, riant beaucoup des particularités de la vie brésilienne.
J'étais alors élève à l'Alliance française et je faisais sauter des cours pour pouvoir les accompagner. Un jour Simone me dit que Sartre et elle avaient des remords et qu'ils avaient décidé de me donner des cours particuliers pour réparer les dommages causés à mes études. Cahier et crayon en main, je reçus donc des cours quotidiens — parfois deux fois par jour. Mes professeurs improvisés — je ne pouvais en rêver de plus illustres — me faisaient faire des dictées, m'expliquaient les règles de grammaire. Il arrivait parfois qu'ils se disputent sur des exceptions ou des accords de verbes, avec une joyeuse obstination. Ces cours, dispensés au restaurant en attendant d'être servis, nous amusaient énormément, car Sartre tenait beaucoup à m'apprendre le langage populaire, non pas seulement le vocabulaire châtié qui ne s'emploie qu'à l'Alliance française, comme il le soulignait lui-même, mais surtout des mots, des expressions et des phrases d'usage courant :
« Des choses que tu n'apprendras jamais à l'Alliance française, Zède », me disait-il, avec le surnom qu'il avait inventé pour moi.
Le cours commençait :
« Voyons voir : quelle est la différence entre "s'en foutre'"et "être foutu" ? Allons-y ! » J'étais une bonne élève, mais j'eus pourtant du mal à donner un exemple avec "s'en foutre", plus difficile que la deuxième expression, que je résumai d'un seul geste de la main, qui arracha à mes maîtres un énorme éclat de rire accompagné d'un grand "bravo !" d'enthousiasme et d'encouragement.
« Très bien. » Maintenant Simone était le professeur. « Qu'est-ce que tu dois dire à quelqu'un qui te casse les pieds ? »
Je répétai, m'appliquant à prononcer le mieux possible la phrase qu'ils m'avaient apprise la veille : « Il y a des coups de pied au cul qui se perdent ! »
Mon vocabulaire populaire ne cessait de croître et, sur le conseil de mes maîtres, j'en faisais l'application comme eux, au fur et à mesure que j'en avais l'occasion au cours de la journée :
« Flûte ! merde, merde alors ! con, espèce de con, espèce d'andouille ! » Et ainsi de suite.

Zélia Gattai : La reine du bal (1984)
Traduction de Jane-Lessa et Didier Voïta
Editions Stock (1985)


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