« Élevée et éduquée dans l'ambiance d'un monde sans frontières, je n'ai jamais
fait de distinction de race ou de couleur : j'ai appris à juger les hommes
d'après leurs mérites » (Zélia
Gattai)
Quand Jorge et Zélia sont présentés l'un à l'autre,
c'est un peu comme un début de conte de fée, puisque c'est lors d'un bal donné
à São Paulo, en janvier 1945, que l'écrivain déjà mondialement connu et la
fille du peuple échangent leurs tout premiers mots, avec un éclat dans l’œil et
des sourires plein la bouche. Ils sont alors âgés d'une trentaine
d'années, vivent séparés d'avec leur conjoint respectif et ont un enfant chacun sur les
bras ; elle est anarchiste, il est communiste : ils sont donc faits pour
s'entendre à merveille, ce qu'ils firent durant 56 ans.
Dans ce deuxième volume de ses Mémoires, Zélia retrace
la période allant de 1945 à 1947 sous l'angle de sa vie privée (rencontre avec
Amado, quotidien du couple, découverte de la belle-famille) et sous celui des
événements politiques nationaux (chute du dictateur Getúlio Vargas et arrivée au
pouvoir d'un ancien militaire, Eurico Gaspar Dutra, lequel commença par
démocratiser un peu le pays, avant que d'ouvrir à nouveau la chasse aux
cocos, alors en pleine ascension. Considéré comme une maladie qu'il fallait
éradiquer, le Parti fut bientôt déclaré illégal et ses membres, dont le député Amado,
contraints à l'exil ou à la clandestinité).
Tout cela nous est ici raconté avec beaucoup de
légèreté, en 304 pages et 207 souvenirs, la plupart assez plaisants à lire,
mais l'ouvrage vaut surtout pour le double portrait d'Eulália et João, les parents
d'Amado. On y découvre en effet un homme et une femme de fort caractère : l'une
plutôt exubérante, bavarde et malicieuse, ayant toujours une histoire plus ou
moins vraie à raconter à sa bru ; l'autre, un peu plus taciturne, drapé dans
son orgueil de vieux fazendeiro ayant jadis lutté pour la conquête de la terre... Un père et une mère pour lesquels Jorge Amado a bien évidemment le plus grand des respects, desquels il s'est inspiré pour bâtir de nombreux
personnages de romans, et qui vérifient surtout l'adage selon lequel les
chiens ne font pas des chats.
En extrait ci-dessous, l'un des derniers chapitres du livre, où il est question de l'Etat policier d'Eurico Dutra, le même genre de régime qui nous pend peut-être au nez dans un avenir plus ou moins proche :
Un certain sourire... |
En extrait ci-dessous, l'un des derniers chapitres du livre, où il est question de l'Etat policier d'Eurico Dutra, le même genre de régime qui nous pend peut-être au nez dans un avenir plus ou moins proche :
Une visite à l'aube
[...] J'étais fatiguée et
profondément endormie quand je fus tirée de mon sommeil avant l'aube par les
aboiements répétés de Chuli et un bruit de voix tout près de la maison.
J'entendis parler Seu Antônio :
« Le dôctor Amado n'est pas là...
Il n'y a que sa femme et le bébé... »
Que pouvait-il bien se passer ?
Des coups à la porte me firent trembler...
« Ouvrez la porte ! Police ! »
Je m'habillai en toute hâte
tandis que les coups se faisaient de plus en plus violents :
« Ouvrez ou on enfonce la porte
!... »
Trois hommes firent irruption
dans la maison, revolver au poing, deux autres restèrent dehors pour surveiller.
« Où est-ce qu'il est ? »
crièrent-ils, en pénétrant dans toutes les pièces. « Où est-il planqué ? »
Ils cherchaient partout sans se
gêner dans les armoires, sous les lits, derrière les portes. Je me collai
instinctivement à la porte de ma chambre.
« S'il vous plaît, dans cette
pièce, il y a un bébé qui dort. »
Ils me repoussèrent brutalement
et entrèrent, persuadés que Jorge se trouvait caché là.
« Sors d'ici, ordure ! »
Effrayé par le bruit, le petit
se réveilla et se mit à pleurer. Je le sortis du berceau et le serrai contre
moi.
Le plus sauvage des trois
m'interrogea directement :
« Où est-ce qu'il est ?
- En Europe », répondis-je.
Où avais-je trouvé autant de
sang-froid ? Je me sentais calme. Je ne devais ni ne voulais discuter avec ces
forcenés. Je leur fis une seule question :
« De quelle police ?
- Police d'Etat de Rio »,
répondit la brute.
Sur le mur au-dessus de notre
lit, était accroché un dessin de Flavio de Carvalho, un très beau nu. Un des
flics attira l'attention de ses collègues :
« Regardez cette cochonnerie !
Quelle indécence ! »
Il arracha le tableau et le jeta
par terre, le verre se brisa.
« Bon qu'à la poubelle ! »
Ils continuèrent à tout
bouleverser, ils cherchaient maintenant des documents subversifs. Les
enveloppes toutes prêtes près des valises furent vidées par terre ; tous ces
papiers, qu'est-ce que cela pouvait bien être ? Ils décidèrent de tout emporter
: ils s'emparèrent des sacs d'aliment dans le garage et les remplirent avec
toutes les archives de Jorge, y compris des documents précieux : des dizaines
de lettres d'écrivains comme Osvald de Andrade, Graciliano Ramos, José Lins do
Rego, Erico Verissimo, Mario de Andrade et beaucoup d'autres ; quelques lettres
d'écrivains étrangers fameux, parmi lesquelles une de Romain Rolland.
Les valises de vêtements, les
caisses de vaisselles et de couverts furent vidées et leur contenu répandu sur
le sol. Ils s'intéressaient aux enveloppes de photographies qu'ils regardaient
et déchiraient pour ensuite les piétiner. Spectacle ridicule s'il n'avait été
effrayant. Ils découvrirent trois petits drapeaux que je gardais, depuis la fin
de la guerre, les drapeaux des forces alliées, du Brésil, des Etats-Unis et de
l'Union soviétique.
« Regarde le drapeau avec la
faucille et le marteau ! Mets dans le sac...
-Pourquoi vous n'embarquez pas
les trois ? » me risquai-je à demander.
Ils n'écoutaient pas ; leur
attention était maintenant attirée par un poignard au fourreau en argent ciselé,
un cadeau que Jorge avait reçu dans le Rio Grande do Sul. La brute tira le
poignard hors de son fourreau et m'en montra la pointe :
« Ça, c'est pour ton mari quand
il reviendra... Dis-lui qu'on va lui boire son sang... »
Seu Antônio, fidèle, pâle comme
un linge, ne me quittait pas d'un pouce. Maintenant ils renversaient les
caisses de livres. Ils choisirent au hasard ceux dont la reliure était rouge et
les mirent dans le sac... Ayant découvert une grande photo de Jorge, il la déchirèrent
délibérément sous mon nez et sortirent en marchant dessus...
Ils s'en allèrent quand les coqs
commençaient à chanter au petit matin, emportant toutes nos archives, les
livres et le poignards d'argent.
Auparavant, ils avaient donné
l'ordre à Seu Antônio d'aller chercher des poules pour eux, mais Seu Antônio
n'avait pas bougé. Voleurs de poules par-dessus le marché.
Zélia
Gattai : Un chapeau pour voyager (1981)
Traduction
de Didier Voïta et Jane Lessa
Editions Stock (1984)
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