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2014/07/29

Mathématiques souterraines : éléments

Librairie Entropie, les livres d'en-dessous
Dans les tréfonds de la librairie Entropie; tu t'es aventuré avec l'accord réservé du libraire. Dans le dédale des planches, une couverture attire l’œil symbolique : des livres de mathématiques anciens, du genre qu'on n'avait pas conscience au brevet, voire au bac. C'est quasiment le début des fondements modernes, Euclide qui serait venu en taxi sur le boulevard Voltaire. Jugeons-en :

Nicolas Bourbaki : Éléments de mathématique IV, Les structures fondamentales de l'analyse Première partie, Les structures fondamentales de l'analyse Livre II, Algèbre Chapitre I, Structures algébriques [Texte imprimé] / par N. Bourbaki / Paris : Hermann , 1942
Les structures mathématiques sont pourvues de noms magiques : anneaux et groupoïdes, catégories et monoïdes, tours et corps, qui rappellent parfois la langue commune, avec un parfum d'étrangeté. Ces inventions sont au cœur de nos cartes bancaires, de la musique mp3, dans les GPS. Certains pensent que la réalité serait architecturée par un squelette proto-mathématique. Voir par exemple ce petit texte d'Alain Connes (médaille Fields, prix Crafoord, médaille d'or du CNRS) intitulé : La réalité archaïque mathématique.
Nicolas Bourbaki : Éléments de mathématique [Fasc.] XVI, Les structures fondamentales de l'analyse Première partie, Les structures fondamentales de l'analyse Livre III, Topologie générale [Texte imprimé] : (Fascicule de résultats) / par N. Bourbaki / Paris : Hermann & Cie , 1953
La topologie, c'est en deux mots l'étude des lieux. Son ancienne appellation était "analysis situ". La branche des mathématiques qui s’intéresse à la plastique des nappes de caoutchouc, aux nœuds. Ou : que devient la réalité si on la tord, mais sans l'arracher, et sans la recoller.
Boll, Marcel. Manuel de logique scientifique. Remplaçant et complétant les Eléments de logique scientifique 1942. Dunod, Paris 1948.
Marcel Boll : Manuel de logique scientifique. Remplaçant et complétant les Éléments de logique scientifique 1942. Dunod, Paris 1948.

La logique désigne à la fois la raison, le langage et le raisonnement. C'est beaucoup pour un seul terme. A l'école, c'est l'étude des règles formelles d'une argumentation correcte. Avec sa fusion-acquisition dans l'informatique, la linguistique, la psychologie, la communication, cette science reste une grande survivante. Qui me donne d'un coup l'envie de relire, de Ian Watson, L'enchâssement (The Embedding). Un roman très teinté de structuralisme, s'intéressant aux liens entre cerveau, langage et structure du monde : un langage et un environnement artificiels pour éduquer de jeunes enfants (infans : qui ne parle pas), langage enchâssé de tribus indiennes (inspiré des Nouvelles impressions d'Afrique de Raymond Roussel), et extra-terrestres hyper-technologiques, à la recherche de plus.


 Nicolas Bourbaki : Éléments de mathématique [Texte imprimé]. Fascicule 1, Livre 1, Théorie des ensembles : Fascicule de résultats / N. Bourbaki. - 4e édition

La théorie des ensembles est sûrement l'un des monuments les plus impressionnants du siècle dernier. On l'attribue au mathématicien Georg Cantor. Certains la considère comme un paradis créé par les mathématiciens. Un paradis paradoxal, comme celui de Banach-Tarski, qui appliqué aux petits pois, réglerait leur sort à la famine et à l'agriculture intensive, au risque d'un régime alimentaire un peu barbant.


Quittant les tribus et les groupes, ayant perdu ton algèbre, tu remontes à contrecœur l'escalier de service. Plongée dans les mathématiques souterraines. Ouvrages anciens, un peu coûteux, mais ils le valent.Ce sont les dernières balises (avant mutation). C'était en 1981.

Livres de vacances


Les ouvrages et le taulier de la librairie sont toujours là pendant la période estivale. Il est temps de venir y acheter des livres. Que faire d'autre l'été humide et tiède à Paris ?


2014/07/26

Parce que le Front Populaire : les Congés Payés

Parce que des patrons français osèrent qualifier le sous-secrétariat d'État aux Sports et aux Loisirs de "ministère de la paresse" et des "salopards à casquette"... parce qu'on se souvient aussi qu'ils eurent le cran d'affirmer à des gars qui bossaient 48h par semaine et 52 semaines par an, que leur oisiveté allait conduire la France au déclin (alors qu'eux-mêmes se prélassaient tout l'été à Deauville ou Monte-Carlo)... parce qu'ils ne voulaient surtout pas voir leurs prés carrés envahis par une marmaille de gamins braillards et mal-éduqués... et parce qu'au fond rien n'a vraiment changé, la librairie l'Entropie dédie à Pierre Gattaz cette photo prise sur une plage de Marseille, courant des années 30 :

La magie de l'asa

2014/07/25

Márcio Souza : L'Empereur d'Amazonie

« Démasquer la version officielle de l'Histoire avec un grand H, tel est l'unique engagement des romanciers à l'égard de l'histoire. La version officielle est toujours conçue et écrite en fonction de ceux qui détiennent le pouvoir, et à leur avantage, jamais à l'avantage du peuple et de la vérité. » (Extrait de la préface de Jorge Amado)

Comment le territoire d'Acre et ses milliers d'hévéas furent non seulement arrachés à l'Etat bolivien, mais également soustraits à la convoitise de l'Oncle Sam et de la Perfide Albion, deux grandissimes consommateurs de caoutchouc ? Connaissez-vous Luis Gálvez Rodríguez Arias, un aventurier de Cadix devenu subitement, par la grâce du Saigneur tout-puissant, fondateur d'empire en terre brésilienne ? Si l'on veut tout savoir sur l'Amazonie, le mystère de sa jungle, la profondeur de ses eaux, la folie de ses hommes, alors il faut lire Márcio (Gonçalves Bentes de) Souza, un écrivain de Manaus engagé dans la défense et la préservation de la culture amazonienne, prisonnière, selon lui, de l'Histoire officielle.
Les premières pages du roman illustrent d'ailleurs assez bien la visée émancipatrice de Márcio Souza : un touriste brésilien déniche par hasard sur les quais Saint-Michel une série de vieux manuscrits signés Luis Gálvez Rodríguez Arias, empereur d'Amazonie. Ce sont là plusieurs centaines de feuillets sur lesquels Luis Gálvez a retracé, d'une écriture ferme et lisible, les faits les plus marquants de sa vie et, par voie de conséquence, de l'Amazonie. Le touriste, qui n'est autre que l'auteur, achète l'ensemble des Mémoires de Gálvez et, à partir de celles-ci, rédige le présent récit, autrement dit : en acquérant le manuscrit original, l'auteur se réapproprie l'histoire de son pays... mais pour en faire à son tour une nouvelle fiction, si pleine de fantaisie et d'affabulation que ni Rabelais, ni Cervantès, ni même Laurence Sterne ne la renierait.
Servi par une très belle écriture, ce livre intelligent et drôle tourne habilement en dérision et les grands faits historiques et le sentiment patriotique. On y croisera par exemple des soldats-poètes maniant la plume et le chassepot sur fond de french-cancan et d'orgiaques beuveries... On y verra encore des missionnaires du Saint-Siège littéralement bouffés par une bande d'indiens autochtones, grands amateurs de barbeuque... Aussi une nonne à cornette se faire défroquer à fond de cale par le futur empereur... Et puis un savant fou, intimement persuadé de la présence d'extra-terrestres en Amazonie... Etc. En somme, un bon moment de lecture en compagnie de personnages tous plus loufoques les uns que les autres... et donc assurément réels.

Marcio Souza

Quelques extraits pour illustrer le style, l'humour et l'intelligence de l'auteur :

ÉRUDITION COLONIALE

D'après le carme Montserrat, dans sa "Merveilleuse Histoire du fleuve des Amazones pendant la juste guerre du Marañon", écrite en 1665, un autochtone alphabétisé était mort de congestion cérébrale en essayant de lire la "Somme" de saint Thomas d'Aquin.

AQUARELLE

C'était le point du jour.
La lumière de Belem n'était pas faite pour les yeux des bohèmes. Nous sortîmes dans la rue, les employés avec leurs paniers d'osier s'affairaient. Nous marchâmes vers la vieille ville où la nuit était encore victorieuse, les maisons s'éveillaient fatiguées. Trucco marchait avec mes jambes et les deux cocottes nous suivaient comme des chiennes domestiques. Elles semblaient contentes, et personne ne s'effrayait de notre allure, les passants restaient indifférents. Un soldat de la police, adossé à un pilier en fer, se grattait consciencieusement les couilles. Encore un jour de paix...

NEUVAINE

Nos rencontres durèrent neuf jours. Le vapeur avait déjà fait escale dans les villes suivantes : Breves, Piria, Arumanduba, Almeirim et Prainha. A chaque escale, feu d'artifice et messe champêtre. Le vapeur était de plus en plus chargé avec les oboles. Cageots de poulets, cochons, quartiers de boeuf... Sœur Joana me protégeait pour ainsi dire de son propre corps.
Lors de notre première rencontre, elle m'avoua ne pas avoir la vocation. Elle avait découvert cela à Belem, en voyant un défilé de soldats qui célébrait la semaine de la patrie.
Le deuxième jour, elle se laissa embrasser et m'offrit un plat de poulet rôti.
Le troisième jour, elle se mit nue et me montra une marque en forme de croix qu'elle avait près du sein gauche. Ce qu'elle avait pris pour le signe de sa vocation.
Les cinq autres jours, elle me laissa découvrir son corps, ni tout à fait féminin, ni masculin. Joana vivait réellement dans un autre monde, mais elle n'était plus vierge. Elle me raconta qu'elle avait perdu sa virginité en jouant avec son cousin. La première fois que nous fîmes l'amour elle était froide, et je me blessai en m'introduisant entre ses parois sèches. Elle gémit et faillit crier, mais elle eut peur ; c'était douloureux, et c'est à travers la souffrance qu'elle commença à découvrir le plaisir. Une leçon chrétienne.

RELATIVITÉ DE LA POLITIQUE

Un conservateur à Paris serait un révolutionnaire à Belem. En cette terre ingénue, même l’Évangile était virulent.

IDÉOLOGIE DE LA MONOCULTURE I

Une collection de jambes féminines bien entraînées et gainées de bas de dentelles. Quelques numéros de cancan et de bonnes boissons sont des arguments idéologiques aussi valables que d'autres.

LA RÉPUBLIQUE DE PLATON

Je pensai d'abord à instaurer une dictature, car tout homme rêve de satisfaire cette inclination enfantine pour un pouvoir sans limite. Puis j'envisageai l'Etat de Hobbes, mais je vis que ce serait une étape trop avancée pour les tropiques. Il y avait aussi l'utopie de Thomas More, et je compris rapidement que cela ne serait pas considéré comme une forme de gouvernement. J'optai finalement pour la monarchie, pompeuse, colorée et animée comme une fête folklorique.

DÉMAGOGIE

Je fis un vague discours, promettant d'apporter la civilisation jusque sur les rives de l'Acre et beaucoup de justice pour mon peuple. La dernière partie du discours, qui traitait de la justice pour le peuple, m'avait échappé dans un moment d'enthousiasme, il s'agissait d'une exagération évidente.

PRÉMONITION

La manière dont mes sujets acceptaient l'eau-de-vie et l'avidité avec laquelle ils s'emparaient des plats de nourriture me donnèrent une idée de la base idéologique sur laquelle s'instaurait mon empire.

Márcio Souza : L'Empereur d'Amazonie (1977)
Traduction de Béatrice de Chavagnac (1983)
Aux Editions Métailié ou J.C. Lattès

2014/07/14

ANPéRo : Du jour au lendemain (11/07/2014)

« N'ont-ils n'ont plus besoin d'être défendus ces livres un peu inventifs, au tirage modeste, ces livres qui ne font pas de bruit, sauf dans la vie intérieure des lecteurs ? » (Alain Veinstein, le 4 juillet 2014, pour sa dernière émission)

21ème jour d'été, paraît-il, mais le mercure au plus bas et une grisaille d'automne qui fait irrésistiblement songer au vers de Baudelaire : Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle sur l'esprit gémissant... Ouaip ! sale temps pour les mouches et les vieux dinosaures : exit Alain Veinstein ! Évincé, congédié, remercié, foutu à la porte à coups de pied au cul ! C'est brutal et ça fait mal.

Alors quoi, trop vieux, le Veinsteinosaurus ? Bah, pas plus qu'un Jeanneney ou qu'un Levillain, deux septuagénaires au cuir endurci ; pas plus sénile non plus qu'une Michelle Perrot, 86 ans, doyenne de France Culture depuis la disparition de l'antédiluvien et chevrotant Jacques Le Goff. Sans compter les soixantenaires bien sonnés que sont Laure Adler, Jean Lebrun, Colette Fellous, Goémé, Couturier, Finkielkraut... tous restés sans réaction à l'annonce de la mise au rebut du grand frère : c'est égoïste et c'est lâche, ça fait mal.

Alors quoi, trop cher, Du jour au Lendemain ? Une table, deux chaises, un micro HF et cinq ou six salaires pour 35 minutes d'antenne quotidienne : l'argument financier est aussi peu crédible qu'un ancien président affirmant, les yeux dans les yeux mais la main dans le sac, sa plus totale honnêteté. LOL et re-LOL ! Me semble qu'OPDA pouvait très bien rogner ailleurs que sur DJAL : c'est un choix, pas une obligation. Et donc raison d'économie, nenni, mais démago-gogo... et ça fait mal-mal-mal.

Finis les tête-à-tête d'une demi-heure entre Veinstein et ses invités dans l'ambiance feutrée du studio 133... finis les entretiens de minuit où l'on préférait freiner plutôt qu'accélérer et parler plutôt que bavarder... plus jamais sur les ondes ces voix venues d'ailleurs... et cependant si humaines... mais sans doute encore un peu trop ? Bref, elles appartiennent désormais au passé, toutes ces voix du tréfond, au passé et à l'histoire, tout comme les grottes de Lascaux, les toiles de Vélasquez, aussi l'MS-DOS et les disquettes 5"... souvenirs de jeunesse.
Du jour au lendemain s'achève donc avant-hier, mais nous laisse un stock de plusieurs milliers d'émissions que l'on pourra toujours, grâce à la technique, réécouter à loisir, ne nous plaignons pas. Alain Veinstein est parti sur un dernier enregistrement d'homme blessé ou d'enfant puni, c'est pareil. Il nous a quitté en des adieux pathétiques, aux accents parfois exagérément dramatiques et c'est là le hic : il a raté sa sortie. Au fond, je lui en veux surtout pour ce qu'il n'a pas dit et ce qu'il n'a pas fait : ne pas avoir su se montrer plus grand que l'homme qui l'a si lamentablement lourdé, et ne pas avoir relativisé son sort eu égard à d'autres que lui, des précaires eux aussi, mais en beaucoup moins bien lotis — d'autant qu'il est à parier qu'on retrouvera le sieur Veinstein à l'antenne, et probablement avant l'été prochain...

Et l'anpéro dans tout ça ? SU-PER ! comme d'hab'. D'abord le lieu : une librairie si anachronique qu'elle semble elle aussi appartenir davantage au passé qu'à l'avenir. Ensuite sa faune et sa flore, pas très fraîches elles non plus. Faut dire qu'avec une moyenne d'âge frisant la cinquantaine, les anpéristes de l'Entropie ont tous de la bouteille, pardon : de l'ex-pé-rien-ce. Notons par ailleurs qu'un rapide examen clinique effectué sur quelques spécimens attrapés au filet nous révèle :

1) qu'ils deviennent de plus en plus sensibles au froid et à l'humidité, mais ne s'en plaignent jamais.
2) qu'ils ne surveillent ni leur cholestérol, ni leur glycémie, ni leurs transaminases, ni leur etcétera...
3) que leurs facultés mentales sont encore largement supérieures à la moyenne nationale et qu'ils sont toujours très pêchus malgré leur âge avancé.

En conclusion de quoi, la disparition de l'espèce, pour menacée qu'elle soit, n'est pas encore au programme. Et c'est tant mieux ! Parce qu'on a vu à nouveau l'autre soir des mecs épatants et des nanas charmantes : un gargotier, endetté jusque-là, s'étrangler presque de joie à la lecture d'un recommandé qui lui sauvait la mise ; un couple si parfaitement accordé qu'on avait le coeur joyeux rien qu'à les regarder s'aimer ; un moto-guzziste se trancher stoïquement l'index en croyant découper du comté au canif ; un enfant prodigue fêté comme Ulysse de retour à Ithaque après un long voyage... ... ... ... ... 
Oui, on a vu la vie s'écouler en paroles, puis fleurir en chansons et feux d'artifice au milieu d'un milliard de rires :



DU JOUR AU LENDEMAIN

- Vous l'avez écouté la dernière de Veinstein, celle où il fait sa petite conférence ?
- Deux fois !
- Je n'ai pas rêvé, il a bien annoncé sa mort ? Il a bien dit que son éviction allait le tuer ?
- Non, c'est pas ça, il dit : "Je dois renoncer à ce qui a tellement compter pour moi...  que j'ai fini par l'identifier à ma vie".
- Ah ? N'empêche qu'il émane de cette demi-heure d'antenne un petit air mortifère... lugubre... effrayant, quoi !
- C'est parce qu'il en avait gros sur le cœur...
- Quelqu'un a écrit sur un blog que ce n'était pas pareil de l'écouter dans le silence de la nuit et de l'écouter en plein jour, avec le bruit ambiant...
- C'est tellement vrai !
- Le plus intéressant c'est lorsqu'il parle de son art de conduire l'interview, tout en dressant le bilan de 29 années de bons et loyaux services.
- Moi j'ai trouvé qu'il se penchait un peu trop sur lui-même, se racontant en long et en large durant 35 minutes sur un ton à faire pleurer les pierres, c'était beaucoup trop long.
- Il y a même un passage où il parle de choses qui grésillent en sortant de sa bouche, des colonies de fourmis, je crois, c'est assez spécial, oui, oui, j'insiste, Veinstein a parfois un côté Jérôme Bosch un peu terrifiant.
- Heureusement que c'est entrecoupé d'intermèdes musicaux !
- C'est vrai que le mixage était vachement bien fait...
- J'ouvre une nouvelle bouteille ? Monsieur prendra un verre de vin ?



GRANDS ECRIVAINS, GRANDES CONFERENCES

ELLE : C't'aprème j'étais à la maison et j'ai écouté France Cul' en direct-live : les "fâmeuses" grandes conférences des années 50...
LUI : Bien, très bien !
ELLE : Mais c'est affreux ! Oh là là ! En fait, c'est une mentalité de curetons appliquée à la littérature, où celle-ci n'est qu'un prétexte pour donner des leçons de morale avec une psychologie à la con ! Quand on entend ces vieux mandarins ratiocinants et chiants comme la pluie, eh bien on comprend pourquoi les mecs ont fait mai 68...
LUI : Moi, quand j'ai commencé à écouter l'émission de mardi, je me suis d'abord dit : ils ont pris les plus tartignoles et les plus nuls. Mais au bout de 10 minutes je trouvais ça franchement génial. Ah ouiche ! l'émission de mardi elle était vraiment chouette, mais alors avec un ton, un  style, ma pôvre...
ELLE : C'était sur quoi ?
LUI : Je m'souviens plus très bien, mais c'était un grand sujet, peut-être Proust ou quelque chose comme ça... peut-être la Bruyère... ou La Rochefoucauld...
LUI (un autre) : Celle d'hier n'était pas mal non plus. D'abord Louis Jouvet : une belle conférence d'1/2 heure sur le théâtre. Et ensuite : L'art du comédien, par Madame Simone, et là ça vaut vraiment le coup d'écouter ! Surtout la petite séquence où la prof corrige les intonations de l'élève sur la scène 4 des Précieuses Ridicules...



2014/07/07

Librairie Entropie : Kultur Pop 23, vacances et ANPéRo

Le libraire travaille du chapeau
Ça chauffe. Tandis :
  • que vous avez un nouvel ANPéRO à la librairie Entropie, annoncé le vendredi 11 juillet 2014 (198 boulevard Voltaire, Paris XI), à partir de 18h00-18h30, et jusqu'à pas d'heure,
  • que si les ANPéRistes causent avinés, le diable parle aqueux (je sais, je déménage),
  • que France Culture lâche Veinstein, dans des conditions discutables, et fort discutées 
  • que nous saluons l'éparpillement culturel de notre radio chérie d'une Diaspora, par Julien Loureau, un ancien générique de Du jour au lendemain,
le volume 23 des génériques d'émissions de Radio France, et surtout France Culture - Kultur Pop, 2014 point 23 vient de paraître. Il s'agit de morceaux de vacances, au lit dès le matin, au canapé la journée.

Vous pouvez venir comme vous êtes avec un peu d'alimentation solide ou liquide, à partager. Au programme donc Kultur Pop 2014.23 "Holidays", en direct de la librairie Entropie, un spécial génériques et interludes des nuits de France Culture, pour l'ANPéRo :

2014/07/06

Zélia Gattai : Le temps des enfants

« Celui qui écrit des Mémoires doit avoir des souvenirs » (Zélia Gattai)

Hormis un roman et trois livres pour enfants, Zélia Gattai n'a publié que des mémoires... mais en dix volumes, soit quasiment 3000 pages de souvenirs — ce qui s'appelle sans doute une vie bien remplie — avec beaucoup de voyages et beaucoup d'amis, les uns mondialement célèbres, les autres illustres inconnus, mais tous croqués avec le même amour, la même simplicité. Parce que Zélia est avant tout une femme simple et sensible, una signora ben educata, qui sait voir et écouter, s'effacer ou s'imposer, se battre pour ses idées ou sa vision du monde, aussi s'émerveiller de tout ce que la vie a pu lui donner, à commencer par un époux et des enfants, autour desquels s'articulent à nouveau ce cinquième et dernier volume de Mémoires disponible en français.

[...] Nous revenions dans notre pays après cinq ans d'absence, ou presque, au long desquels nous avions couru le monde, noué des amitiés, connu des gens et des mœurs différents, vu les paysages les plus extraordinaires ; cinq années au cours desquelles nous avions vécu de bons et de mauvais moments, des joies et des tristesses. A notre départ du Brésil, nous avions amené un fils âgé de quelques mois, et nous revenions avec deux enfants : notre fille Paloma était née à Prague. Après le gouvernement Dutra, sous lequel nous étions partis pour l'exil, Getúlio Vargas était revenu au pouvoir, élu cette fois par le scrutin populaire, et tout laissait croire qu'il y avait maintenant, au Brésil, place pour Jorge Amado et sa famille.

De 1952, retour d'exil, à 1963, veille du coup d'état militaire instigué par les Etats-Unis, Zélia Gattai, alors âgée de 76 ans, retrace ici encore quelques années d'une existence menée tambour battant. Elle le fait sans manières, sur le ton de la conversation, en entremêlant les petits événements familiaux et les grands bouleversements nationaux, où la politique et le Parti jouent toujours un rôle aussi majeur.

Extraits :

Conférencière improvisée :

[...] J'avais des quantités de choses à raconter sur nos années passées en Tchécoslovaquie, nos voyages en Union soviétique et dans les démocraties populaires. Le sujet devait susciter de l'intérêt car, à l'époque [1953], peu de gens avaient la possibilité de visiter ces pays.
[...] Je ne me sentais pas trop embarrassée devant une assistance composée en majorité de sympathisants du Parti. Je racontai ce que j'avais à raconter, fis part de mon expérience des pays socialistes, en insistant naturellement sur les côtés positifs de ce que j'avais vu : assistance sociale, gratuité des études, assistance médicale, garantie de l'emploi, etc. Je répondis franchement à toutes les questions qu'on me posa sur les restrictions existant dans ces pays, l'absence de démocratie et de liberté dénoncée par les journaux du monde capitaliste, « réactionnaires » selon les gens du Parti. On insistait beaucoup sur sur le mot réactionnaires, car on voulait m'entendre nier tout ce que racontaient ces journaux « vendus à l'impérialisme américain » sur ce qui allait mal dans les pays socialistes. Contrairement à l'attente de l'assistance, je dis qu'en effet les gens là-bas avaient peur, peur de parler, de s'engager, expliquant en même temps que la nécessité de défendre le socialisme contre ses ennemis les amenait à se méfier les uns des autres, à s'imaginer voir des espions partout, à entretenir une atmosphère de malaise et d'insécurité... D'où la conclusion, à laquelle beaucoup étaient conduits, qu'il n'y avait ni liberté ni démocratie derrière le « rideau de fer », expression déjà péjorative en soi.
Tout en montrant les contradictions internes du monde socialiste, je cherchais à justifier ce qui n'allait pas en utilisant les arguments que j'avais moi-même retenus des leçons du catéchisme communiste, les slogans appris par cœur : « La surveillance et le contrôle exercés par l'Etat socialiste sont nécessaires à la survie du régime, surveillance et contrôle présentés par nos ennemis comme un manque de démocratie et de liberté. »
Cette explication sur la nécessité d'une surveillance rigoureuse et d'un contrôle permanent m'avait été répétée chaque fois que j'avais été en désaccord avec des faits qui me paraissaient inacceptables, mais que j'avais fini par accepter pour continuer à croire en tout, parce que je voulais croire, parce que j'avais besoin de croire. Je portais en moi, solidement enraciné, ce que j'avais appris avec mon père quand j'étais enfant.


Les champions du monde

Simone [de Beauvoir] attira l'attention de Sartre sur une gravure en couleurs accrochée bien en vue dans la petite pièce de la maison modeste où nous venions d'entrer. C'était la photo de l'équipe victorieuse de la Coupe du Monde de football 1958. D'ailleurs, cette photo se retrouvait partout sur notre parcours depuis le départ de Rio de Janeiro ; dans les maisons particulières, les cafés, les restaurants, elle était là, montrant les joueurs de l'équipe, orgueil du Brésil, posant en triomphateurs. Nous vivions dans l'euphorie de la victoire. Deux idoles avaient surgi et conquis l'amour de tout un peuple : un gamin de seize ans, Pelé, génie du football, et un jeune aux jambes torses, Garrincha, le roi du dribble. Le sentiment de satisfaction qui découlait de cette grande victoire venait parfaire le climat d'enthousiasme et d'optimisme suscité par les réalisations du gouvernement démocratique et progressiste de Kubitschek. Les Brésiliens se sentaient confiants et heureux.


João Goulart, président

João Goulart avait été le vice-président du gouvernement Kubitschek, et l'était à nouveau avec Janio Quadros. Lors de la démission de ce dernier, il se trouvait en visite en Chine et dut rentrer en toute hâte, car un complot militaire était en formation dans le pays pour l'empêcher d'assumer ses fonctions.
Devant la menace d'un coup de force, des manifestations populaires avaient lieu partout pour exiger l'accession au pouvoir du vice-président. Avec courage, les manifestants affrontaient la police qui les matraquaient impitoyablement, opérait des arrestations , employait les gaz lacrymogènes pour disperser les rassemblements. Et cependant rien ne les intimidait ; les manifestations de rie continuaient.
Ce jour-là était annoncée l'arrivée au Brésil du futur président. Dans un climat chargé d'appréhension, les rumeurs couraient : on parlait de l'imminence d'un coup d'Etat militaire et de l'arrestation de João Goulart à l'instant où, se jetant dans la gueule du loup, il poserait le pied sur le sol brésilien.
La population, en état d'alerte à ce moment décisif, allait se manifester dans tout le pays, organiser des meetings, défiler dans les rues pour exiger l'application de la loi, l'accession à la présidence du successeur constitutionnel de Janio Quadros.
[...] Un meeting était prévu pour l'après-midi à Cinelandia. Nous ne pouvions faire moins que d'y participer, et João Jorge [leur fils de 16 ans] annonça à grands cris qu'il voulait y aller aussi. Prévoyant des brutalités policières qui promettaient d'être plus violences que jamais, Jorge me demanda de ne pas y aller en raison de mon état : enceinte de deux mois, je ne devais pas prendre de risques. Il serait également plus prudent de garder João à la maison : il était encore un peu jeune pour recevoir des coups de matraque.
Il était convenu que notre ami Letelba viendrait nous chercher pour aller à la manifestation. En me voyant triste, frustrée, il voulut me remonter le moral : rien ne m’empêchait de venir, je pourrais assister au meeting de la fenêtre de son bureau, à Cinelandia, sans courir le moindre risque ; et João pourrait aussi venir avec nous.
Nous arrivâmes, bien avant l'heure prévue, et malgré cela nous eûmes du mal à pénétrer dans l'immeuble. Cernée par la police civile et militaire, Cinelandia était transformée en place de guerre. Des files de paniers à salade étaient en stationnement devant le théâtre municipal, pour intimider les manifestants en montrant qu'ils étaient attendus.
Les gens arrivèrent peu à peu, envahissant la place de tous côtés, brandissant des banderoles de bienvenue au nouveau président, sans rien de provocant. Mais il n'y avait pas besoin de provocation pour que la police attaquât : elle était là pour disperser la foule, c'était expressément dans ce but qu'elle avait été envoyée.
Bataille de gens armés contre des gens désarmés. Sur cette place noire de monde se répétaient les scènes de violence habituelles : le peuple sans défense, de tout jeunes gens encore imberbes, des hommes et des femmes bousculés, frappés à coups de poing et de pied, à coups de matraque... le sang qui coulait, les gaz lacrymogènes qui suffoquaient, qui aveuglaient. Sous mes yeux, un tout jeune garçon, presque un gamin, était traîné à terre par deux brutes : tandis que l'un lui tordait le bras jusqu'à le briser, l'autre lui assénait des coups de poing et des coups de pied. Impuissante à empêcher cette sauvagerie, révoltée, désespérée, je ne pus me contenir davantage et, me penchant à la fenêtre, me mis à crier de toutes mes forces, à les traiter de lâches, de bandits, d'assassins. João Jorge se joignait à mes hurlements de protestation.
De retour à la maison, je commençai à ressentir des douleurs et, cette même nuit, hospitalisée, je perdis l'enfant.

Zélia Gattai : Le temps des enfants (1992)
Editions Ramsay (1996)
Excellentissime traduction de Jean Orecchioni
(à qui l'on doit également celles de Yansan des orages, Cacao, Tereza Batista et Tocaia Grande)


L'art de saisir les choses... 

Récapitulatif des traductions disponibles :
  • Zélia  (enfance de Zélia Gattai à São Paulo durant les années 20)
  • Un chapeau pour voyager  (rencontre avec Amado, dictature... 1945-1948)
  • La reine du bal  (exil parisien, 1948-1949)
  • Jardin d'hiver  (exil tchécoslovaque, 1949-1952)
  • Le temps des enfants  (retour au Brésil, 1952-1963)

2014/07/04

Zélia Gattai : Jardin d'hiver

« Quand on voyage avec des amis, surtout quand ces amis sont des gens doués d'une intelligence supérieure, d'un commerce raffiné, pleins d'humour et de talent, d'une sensibilité délicate, le voyage se transforme en fête, devient une joie permanente. Toute chose prend du goût et de la couleur ; chaque événement, chaque mot augmentent le plaisir d'être ensemble » (Zélia Gattai)

Avant-dernier volume des mémoires de Zélia disponible en français, ce Jardin d'Hiver nous transporte 60 ans en arrière, dans le Château des Écrivains, à Dobříš, en périphérie de Prague, où le couple Amado-Gattai trouva asile et repos après son expulsion du territoire français. Ils y séjournèrent entre 1950 et 1952, soit encore trois autres années hors le pays natal, loin des parents, mais heureusement entourés d'amis eux aussi contraints à l'exil, notamment Edith et René Depestre, Mathilde et Pablo Neruda, Rosa et Nicolás Guillén, personnalités artistiques sur lesquelles Zélia ne tarit pas d'éloges et d'anecdotes (cf. les phobies de Nicolás, les dadas de Pablo, etc). 

En parlant de ces grands hommes, je les montre dans leur simplicité toute naturelle. J'ai eu le privilège de les connaître chacun, Pablo et Nicolas, au jour le jour, dans la familiarité de leurs côtés pittoresques, avec leurs manies, leurs caprices, leur charme, quelquefois leurs naïvetés d'enfants.
Ce n'est que maintenant que je rends à mes compères, figures exceptionnelles de notre temps, les lettres de créance qui les ont rendus fameux et les ont fait aimer. J'ai voulu les montrer comme ils étaient dans leur fréquentation quotidienne, simples et humains. La simplicité est inhérente à la grandeur ; cette vérité, je l'ai apprise en vivant aux côtés de quelques-uns des plus grands hommes de notre époque.

C'est également à Dobříš qu'Amado acheva la rédaction des Souterrains de la liberté, le plus volumineux de ses romans et, selon moi, son meilleur aussi (un livre si éminemment politique que les plus hautes instances du Parti essayèrent, en vain, d'imposer à l'auteur certaines corrections avant publication...). A Dobříš encore qu'Amado apprit la mort de Lila, l'enfant qu'il avait eu avec sa première épouse, Mathilde Garcia Rosa, cependant que Zélia mettait au monde une petite fille prénommée Paloma (colombe en espagnol). A Dobříš enfin, qu'entre écrivains communistes installés au château commencèrent à circuler, suite aux premiers Procès de Prague, sinon des doutes sur l'intégrité du régime, du moins la plus grande des perplexités :

[...] Nous nous torturions l'esprit pour essayer de comprendre : comment croire que notre ami Gérard [Arthur London], communiste éprouvé et intègre, était un espion ? Impossible ! Il était encore moins admissible de croire qu'il avait participé à une conspiration contre le régime socialiste installé en Tchécoslovaquie, régime qui lui avait confié le poste de vice-ministre des Affaires étrangères. Arthur London avait lutté toute sa vie pour le socialisme : il avait rejoint les Brigades internationales en Espagne jusqu'à la fin de la guerre ; il avait été le maquisard Gérard, participant à la Résistance en France ; fait prisonnier par les nazis, déporté dans un camp de concentration, là encore il avait créé un comité de résistance... Nous connaissions ses luttes et son héroïsme par les épisodes que l'on racontait lors des veillées au zámek [château]. Qui ignorait la saga de Lise et Gérard, ce couple de révolutionnaire ? Personne. Ce n'était pas possible ! Il devait y avoir une erreur, une terrible erreur... Nous nous rabattions sur la possibilité de l'erreur, d'une lamentable erreur qui ne manquerait pas d'être réparée, car si nous ne pouvions pas admettre la culpabilité de notre ami, nous étions encore moins capables de douter de l'intégrité du gouvernement révolutionnaire tchécoslovaque...

Et puis Jardin d'hiver c'est aussi un voyage de 8000km en transsibérien, Moscou-Irkoutsk-Oulan Bator-Pékin, avec une visite guidée derrière la Grande Muraille, aussitôt suivie d'un séjour en Mongolie, puis d'un aller-retour à Moscou pour la remise du Prix Staline à Jorge Amado, et, pour finir en beauté, le retour tant espéré à Rio, après cinq longues années d'exil.

Passent les saisons...

Morceaux choisis :

Paris, le 6 septembre 1984 :

Les trois coups frappés sur le sol, secs et nets, suivis de la voix forte et solennelle de l'huissier : « Monsieur le Président de la République ! »
Les parleurs cessèrent de parler, les marcheurs de marcher, le silence se fit. Au fond de la vaste salle, appelée "Jardin d'hiver"  — peut-être ainsi nommée pour son immense verrière  —, une porte s'ouvrit toute grande pour livrer passage au président François Mitterrand, qui entra à pas lents, le visage pâle. Il s'approcha du micro installé dans la pièce tout illuminée par la lumière du jour passant à travers les vitres.
En cet après-midi d'automne, au palais de l'Elysée, le président de la République française s'apprêtait à élever au grade de commandeur de la Légion d'honneur le Brésilien Jorge Amado. Tous les amis et admirateurs de l'écrivain, invités pour la cérémonie, se trouvaient là. Il ne manquait personne. Même ceux qui se trouvaient alors loin de Paris étaient pourtant venus, comme Georges Moustaki, par exemple, chanteur, compositeur et fraternel ami de Jorge, qui avait interrompu une tournée dans l'océan Indien, sur l'île de la Réunion, dès qu'il avait reçu l'invitation. Il avait sauté dans l'avion et était arrivé à temps pour la cérémonie. Au début de cette année-là, le président avait décoré de la Légion d'honneur les écrivains Alberto Moravia, Jorge Amado, Norman Mailer et Yachar Kemal, et les deux cinéastes Federico Fellini et Joris Ivens, une belle constellation !

En janvier 1948, sous la pression des événements, Jorge avait été obligé de quitter son pays. Le Brésil était en pleine réaction politique. La démocratie conquise de haute lutte, après dix ans de dictature, nous glissait des doigts. Le parti communiste brésilien, dont Jorge était membre, avait vu reconnaître sa légitimité dans les premiers mois de 1945. Il avait ainsi pu prendre part aux élections la même année et se trouvait représenté par un sénateur et seize députés à l'Assemblée nationale constituante ; Jorge était du nombre, élu pour la ville de São Paulo. La reconnaissance légale du Parti dura à peine plus de deux ans ; il fut supprimé en 1947 et, par suite, ses représentants, tant au Sénat que dans les chambres fédérales et régionales, furent cassés dès janvier 1948, après une longue et dure bataille parlementaire.
Les poursuites ne se firent pas attendre, mettant une fois de plus en péril la liberté de Jorge, qui avait déjà goûté de la prison plusieurs fois auparavant, et ne lui laissant pas d'autre choix que de quitter le Brésil. Il décida d'aller vivre en France, pays qu'il avait appris à aimer à travers sa littérature, pays de la liberté, de l'égalité et de la fraternité. [...]
Nous avons habité Paris pendant presque deux ans, et nous y vivions heureux jusqu'au jour où, sans crier gare, on nous mit à la porte. On nous retira nos permis de séjour, et nous avions quinze jours pour quitter la France. Aucune explication, les indésirables n'en méritent pas. Nous étions alors en pleine guerre froide, et les intellectuels de gauche, comme le poète Pablo Neruda, les scientifiques Mario Schemberg et Jacques Danon, le peintre Carlos Scliar, subirent le même traitement. Ils étaient, eux aussi, mal vus par le gouvernement français d'alors.
Pendant seize ans, le nom de Jorge Amado figura sur la liste noire, la liste des gens dangereux signalés à toutes les frontières. Il était interdit de séjour en France, de promenade dans les rues de Paris, la ville de son coeur.
L'interdiction fut levée au début de 1965, grâce à l'intervention de l'écrivain Guilherme Figueiredo — alors attaché culturel du Brésil en France — qui fit part de cette situation au ministre de la culture d'alors, André Malraux. Dès qu'il fut informé de cette mesure discriminatoire qui frappait l'écrivain et le militant de la cause pacifique pendant la guerre froide et le maccarthysme, Malraux, scandalisé, prit aussitôt des mesures pour que cette interdiction soit levée. A partir de cette année-là, les portes de la France se rouvrirent pour Jorge Amado et sa famille.

La cérémonie à l'Elysée avait commencé. Jorge ne dissimulait pas son émotion. Tout aussi émue, je ne parvenais pas à détacher mes yeux de lui, devinant tout ce qui lui passait par le coeur. Tout à coup, nos regards se croisèrent et nous nous sommes souri. Pour lui comme pour moi, cet événement prenait une signification toute particulière : ce jour-là, et celui-là seul, avec cette fête solennelle, et toutes ces démonstrations d'affection, consacrait la réparation publique et complète de l'injustice et de la violence dont nous avions été victimes à la fin de 1949. En élevant Jorge Amado au grade de commandeur de la Légion d'honneur, le président Mitterrand fit allusion, pour la condamner fermement, à la décision arbitraire qui avait frappé l'écrivain et le proclama maître du roman contemporain, et grand ami, s'il en fut, du peuple français.


Les longs nez :

Pékin gardait encore, à cette époque [1952], l'aspect qui caractérisait l'ancienne ville, avec ses rues de commerce privé, étroites et colorées. Une multitude de gens en remplissait les trottoirs, nous regardant comme des oiseaux rares. Les habitants de Pékin n'étaient pas habitués à voir des Occidentaux, au type pour eux si étrange... Les enfants devaient nous trouver très comiques et, collé à nos talons, un groupe d'entre eux nous suivait en vraie procession. Très curieux, ils restaient à nous regarder à travers la vitrine des magasins où nous entrions. Nous pouvions bien y rester tout le temps possible, à la sortie, le bataillon nous attendait, grossi encore par d'autres adeptes. Le plus amusant, c'est qu'ils montraient du doigt nos visages, se disaient des choses et se mettaient à rire. Intrigués, nous voulûmes savoir la raison de ces éclats de rire sans fin, le motif d'une telle hilarité. Il fallut beaucoup insister pour que notre interprète, très gêné, finisse par nous avouer que les enfants nous appelaient "les longs nez", ils trouvaient nos nez très grands... De fait, comparés aux leurs, les nôtres étaient immenses...


Abandonnée sur mon lit :

[...] J'avais envoyé, la veille, une longue lettre à dona Angelina, ma mère ; j'espérais qu'elle arriverait à temps pour son anniversaire. Sa dernière lettre datait du mois de juillet, elle m'était parvenue le jour même de mon anniversaire. Les lettres de maman étaient rares et elles me ravissaient. Ecrire, pour elle, n'était pas une mince affaire, elle y mettait beaucoup de temps. La pauvre n'avait pas réussi à masquer son inquiétude pour sa fille, à la veille d'accoucher dans un pays étranger et lointain. Ce n'était pas chose facile, mais avec de la pratique j'arrivais à déchiffrer son portugais un peu confus, mêlé d'italien, son écriture irrégulière, et je me régalais à la fois de son style décontracté et de la variété des sujets qu'elle abordait. Dans ses lettres, il y avait toujours des commentaires politiques, son opium. Dans la dernière, elle parlait de l'élection présidentielle, survenue quelques mois auparavant : « Nous revoilà encore avec Getúlio, qui a repris le perchoir. Dutra, grazie a dio, a déjà déguerpi, c'était pas trop tôt. Les gens se font des illusions, ils ont cru en Getúlio et l'ont élu. Tout le monde croit que maintenant il a changé d'esprit, qu'il sera un bon président, que nous allons vivre en démocratie, et patati, et patata... Ci credi ? Neanch'io ! Je crois que quand on a passé son temps à être dictateur, à persécuter, à mettre en prison et à tuer tout le monde, on restera toujours une belle bisca. Ai-je raison, oui ou non ? A propos de Getúlio, dis-moi : ce journaliste, Samuel Wainer, ne serait-ce pas pas par hasard un ami de Jorge ? Vera est sûre que si. Est-ce que Jorge sait qu'il est devenu getuliste ? Getuliste et comme ! Si tu voyais ses articles en faveur de Getúlio ! Ici, à la maison, tout le monde s'est laissé gagner sauf moi. Con sessanta invernate derrière moi... » Maman avait tant vécu et souffert qu'à l'approche de la soixantaine, elle se considérait déjà comme une petite vieille. « Je porte encore sulla schiena, ma fille, le poids de la dictature. Sans ce maledetto Estado Novo, ton père serait peut-être encore en vie parmi nous... Enfin, on verra bien ce qu'il en sortira. Pour l'instant, ils n'ont encore poursuivi et arrêté personne, tout est encore rose et viole. Pourvu que je me trompe et qu'il n'y ait plus de poursuites contre personne, comme cela vous pourrez revenir. »

Zélia Gattai : Jardin d'hiver (1988)
Traduction de Jane-Lessa et Didier Voïta
Editions Stock (1990)