Pages

2014/07/04

Zélia Gattai : Jardin d'hiver

« Quand on voyage avec des amis, surtout quand ces amis sont des gens doués d'une intelligence supérieure, d'un commerce raffiné, pleins d'humour et de talent, d'une sensibilité délicate, le voyage se transforme en fête, devient une joie permanente. Toute chose prend du goût et de la couleur ; chaque événement, chaque mot augmentent le plaisir d'être ensemble » (Zélia Gattai)

Avant-dernier volume des mémoires de Zélia disponible en français, ce Jardin d'Hiver nous transporte 60 ans en arrière, dans le Château des Écrivains, à Dobříš, en périphérie de Prague, où le couple Amado-Gattai trouva asile et repos après son expulsion du territoire français. Ils y séjournèrent entre 1950 et 1952, soit encore trois autres années hors le pays natal, loin des parents, mais heureusement entourés d'amis eux aussi contraints à l'exil, notamment Edith et René Depestre, Mathilde et Pablo Neruda, Rosa et Nicolás Guillén, personnalités artistiques sur lesquelles Zélia ne tarit pas d'éloges et d'anecdotes (cf. les phobies de Nicolás, les dadas de Pablo, etc). 

En parlant de ces grands hommes, je les montre dans leur simplicité toute naturelle. J'ai eu le privilège de les connaître chacun, Pablo et Nicolas, au jour le jour, dans la familiarité de leurs côtés pittoresques, avec leurs manies, leurs caprices, leur charme, quelquefois leurs naïvetés d'enfants.
Ce n'est que maintenant que je rends à mes compères, figures exceptionnelles de notre temps, les lettres de créance qui les ont rendus fameux et les ont fait aimer. J'ai voulu les montrer comme ils étaient dans leur fréquentation quotidienne, simples et humains. La simplicité est inhérente à la grandeur ; cette vérité, je l'ai apprise en vivant aux côtés de quelques-uns des plus grands hommes de notre époque.

C'est également à Dobříš qu'Amado acheva la rédaction des Souterrains de la liberté, le plus volumineux de ses romans et, selon moi, son meilleur aussi (un livre si éminemment politique que les plus hautes instances du Parti essayèrent, en vain, d'imposer à l'auteur certaines corrections avant publication...). A Dobříš encore qu'Amado apprit la mort de Lila, l'enfant qu'il avait eu avec sa première épouse, Mathilde Garcia Rosa, cependant que Zélia mettait au monde une petite fille prénommée Paloma (colombe en espagnol). A Dobříš enfin, qu'entre écrivains communistes installés au château commencèrent à circuler, suite aux premiers Procès de Prague, sinon des doutes sur l'intégrité du régime, du moins la plus grande des perplexités :

[...] Nous nous torturions l'esprit pour essayer de comprendre : comment croire que notre ami Gérard [Arthur London], communiste éprouvé et intègre, était un espion ? Impossible ! Il était encore moins admissible de croire qu'il avait participé à une conspiration contre le régime socialiste installé en Tchécoslovaquie, régime qui lui avait confié le poste de vice-ministre des Affaires étrangères. Arthur London avait lutté toute sa vie pour le socialisme : il avait rejoint les Brigades internationales en Espagne jusqu'à la fin de la guerre ; il avait été le maquisard Gérard, participant à la Résistance en France ; fait prisonnier par les nazis, déporté dans un camp de concentration, là encore il avait créé un comité de résistance... Nous connaissions ses luttes et son héroïsme par les épisodes que l'on racontait lors des veillées au zámek [château]. Qui ignorait la saga de Lise et Gérard, ce couple de révolutionnaire ? Personne. Ce n'était pas possible ! Il devait y avoir une erreur, une terrible erreur... Nous nous rabattions sur la possibilité de l'erreur, d'une lamentable erreur qui ne manquerait pas d'être réparée, car si nous ne pouvions pas admettre la culpabilité de notre ami, nous étions encore moins capables de douter de l'intégrité du gouvernement révolutionnaire tchécoslovaque...

Et puis Jardin d'hiver c'est aussi un voyage de 8000km en transsibérien, Moscou-Irkoutsk-Oulan Bator-Pékin, avec une visite guidée derrière la Grande Muraille, aussitôt suivie d'un séjour en Mongolie, puis d'un aller-retour à Moscou pour la remise du Prix Staline à Jorge Amado, et, pour finir en beauté, le retour tant espéré à Rio, après cinq longues années d'exil.

Passent les saisons...

Morceaux choisis :

Paris, le 6 septembre 1984 :

Les trois coups frappés sur le sol, secs et nets, suivis de la voix forte et solennelle de l'huissier : « Monsieur le Président de la République ! »
Les parleurs cessèrent de parler, les marcheurs de marcher, le silence se fit. Au fond de la vaste salle, appelée "Jardin d'hiver"  — peut-être ainsi nommée pour son immense verrière  —, une porte s'ouvrit toute grande pour livrer passage au président François Mitterrand, qui entra à pas lents, le visage pâle. Il s'approcha du micro installé dans la pièce tout illuminée par la lumière du jour passant à travers les vitres.
En cet après-midi d'automne, au palais de l'Elysée, le président de la République française s'apprêtait à élever au grade de commandeur de la Légion d'honneur le Brésilien Jorge Amado. Tous les amis et admirateurs de l'écrivain, invités pour la cérémonie, se trouvaient là. Il ne manquait personne. Même ceux qui se trouvaient alors loin de Paris étaient pourtant venus, comme Georges Moustaki, par exemple, chanteur, compositeur et fraternel ami de Jorge, qui avait interrompu une tournée dans l'océan Indien, sur l'île de la Réunion, dès qu'il avait reçu l'invitation. Il avait sauté dans l'avion et était arrivé à temps pour la cérémonie. Au début de cette année-là, le président avait décoré de la Légion d'honneur les écrivains Alberto Moravia, Jorge Amado, Norman Mailer et Yachar Kemal, et les deux cinéastes Federico Fellini et Joris Ivens, une belle constellation !

En janvier 1948, sous la pression des événements, Jorge avait été obligé de quitter son pays. Le Brésil était en pleine réaction politique. La démocratie conquise de haute lutte, après dix ans de dictature, nous glissait des doigts. Le parti communiste brésilien, dont Jorge était membre, avait vu reconnaître sa légitimité dans les premiers mois de 1945. Il avait ainsi pu prendre part aux élections la même année et se trouvait représenté par un sénateur et seize députés à l'Assemblée nationale constituante ; Jorge était du nombre, élu pour la ville de São Paulo. La reconnaissance légale du Parti dura à peine plus de deux ans ; il fut supprimé en 1947 et, par suite, ses représentants, tant au Sénat que dans les chambres fédérales et régionales, furent cassés dès janvier 1948, après une longue et dure bataille parlementaire.
Les poursuites ne se firent pas attendre, mettant une fois de plus en péril la liberté de Jorge, qui avait déjà goûté de la prison plusieurs fois auparavant, et ne lui laissant pas d'autre choix que de quitter le Brésil. Il décida d'aller vivre en France, pays qu'il avait appris à aimer à travers sa littérature, pays de la liberté, de l'égalité et de la fraternité. [...]
Nous avons habité Paris pendant presque deux ans, et nous y vivions heureux jusqu'au jour où, sans crier gare, on nous mit à la porte. On nous retira nos permis de séjour, et nous avions quinze jours pour quitter la France. Aucune explication, les indésirables n'en méritent pas. Nous étions alors en pleine guerre froide, et les intellectuels de gauche, comme le poète Pablo Neruda, les scientifiques Mario Schemberg et Jacques Danon, le peintre Carlos Scliar, subirent le même traitement. Ils étaient, eux aussi, mal vus par le gouvernement français d'alors.
Pendant seize ans, le nom de Jorge Amado figura sur la liste noire, la liste des gens dangereux signalés à toutes les frontières. Il était interdit de séjour en France, de promenade dans les rues de Paris, la ville de son coeur.
L'interdiction fut levée au début de 1965, grâce à l'intervention de l'écrivain Guilherme Figueiredo — alors attaché culturel du Brésil en France — qui fit part de cette situation au ministre de la culture d'alors, André Malraux. Dès qu'il fut informé de cette mesure discriminatoire qui frappait l'écrivain et le militant de la cause pacifique pendant la guerre froide et le maccarthysme, Malraux, scandalisé, prit aussitôt des mesures pour que cette interdiction soit levée. A partir de cette année-là, les portes de la France se rouvrirent pour Jorge Amado et sa famille.

La cérémonie à l'Elysée avait commencé. Jorge ne dissimulait pas son émotion. Tout aussi émue, je ne parvenais pas à détacher mes yeux de lui, devinant tout ce qui lui passait par le coeur. Tout à coup, nos regards se croisèrent et nous nous sommes souri. Pour lui comme pour moi, cet événement prenait une signification toute particulière : ce jour-là, et celui-là seul, avec cette fête solennelle, et toutes ces démonstrations d'affection, consacrait la réparation publique et complète de l'injustice et de la violence dont nous avions été victimes à la fin de 1949. En élevant Jorge Amado au grade de commandeur de la Légion d'honneur, le président Mitterrand fit allusion, pour la condamner fermement, à la décision arbitraire qui avait frappé l'écrivain et le proclama maître du roman contemporain, et grand ami, s'il en fut, du peuple français.


Les longs nez :

Pékin gardait encore, à cette époque [1952], l'aspect qui caractérisait l'ancienne ville, avec ses rues de commerce privé, étroites et colorées. Une multitude de gens en remplissait les trottoirs, nous regardant comme des oiseaux rares. Les habitants de Pékin n'étaient pas habitués à voir des Occidentaux, au type pour eux si étrange... Les enfants devaient nous trouver très comiques et, collé à nos talons, un groupe d'entre eux nous suivait en vraie procession. Très curieux, ils restaient à nous regarder à travers la vitrine des magasins où nous entrions. Nous pouvions bien y rester tout le temps possible, à la sortie, le bataillon nous attendait, grossi encore par d'autres adeptes. Le plus amusant, c'est qu'ils montraient du doigt nos visages, se disaient des choses et se mettaient à rire. Intrigués, nous voulûmes savoir la raison de ces éclats de rire sans fin, le motif d'une telle hilarité. Il fallut beaucoup insister pour que notre interprète, très gêné, finisse par nous avouer que les enfants nous appelaient "les longs nez", ils trouvaient nos nez très grands... De fait, comparés aux leurs, les nôtres étaient immenses...


Abandonnée sur mon lit :

[...] J'avais envoyé, la veille, une longue lettre à dona Angelina, ma mère ; j'espérais qu'elle arriverait à temps pour son anniversaire. Sa dernière lettre datait du mois de juillet, elle m'était parvenue le jour même de mon anniversaire. Les lettres de maman étaient rares et elles me ravissaient. Ecrire, pour elle, n'était pas une mince affaire, elle y mettait beaucoup de temps. La pauvre n'avait pas réussi à masquer son inquiétude pour sa fille, à la veille d'accoucher dans un pays étranger et lointain. Ce n'était pas chose facile, mais avec de la pratique j'arrivais à déchiffrer son portugais un peu confus, mêlé d'italien, son écriture irrégulière, et je me régalais à la fois de son style décontracté et de la variété des sujets qu'elle abordait. Dans ses lettres, il y avait toujours des commentaires politiques, son opium. Dans la dernière, elle parlait de l'élection présidentielle, survenue quelques mois auparavant : « Nous revoilà encore avec Getúlio, qui a repris le perchoir. Dutra, grazie a dio, a déjà déguerpi, c'était pas trop tôt. Les gens se font des illusions, ils ont cru en Getúlio et l'ont élu. Tout le monde croit que maintenant il a changé d'esprit, qu'il sera un bon président, que nous allons vivre en démocratie, et patati, et patata... Ci credi ? Neanch'io ! Je crois que quand on a passé son temps à être dictateur, à persécuter, à mettre en prison et à tuer tout le monde, on restera toujours une belle bisca. Ai-je raison, oui ou non ? A propos de Getúlio, dis-moi : ce journaliste, Samuel Wainer, ne serait-ce pas pas par hasard un ami de Jorge ? Vera est sûre que si. Est-ce que Jorge sait qu'il est devenu getuliste ? Getuliste et comme ! Si tu voyais ses articles en faveur de Getúlio ! Ici, à la maison, tout le monde s'est laissé gagner sauf moi. Con sessanta invernate derrière moi... » Maman avait tant vécu et souffert qu'à l'approche de la soixantaine, elle se considérait déjà comme une petite vieille. « Je porte encore sulla schiena, ma fille, le poids de la dictature. Sans ce maledetto Estado Novo, ton père serait peut-être encore en vie parmi nous... Enfin, on verra bien ce qu'il en sortira. Pour l'instant, ils n'ont encore poursuivi et arrêté personne, tout est encore rose et viole. Pourvu que je me trompe et qu'il n'y ait plus de poursuites contre personne, comme cela vous pourrez revenir. »

Zélia Gattai : Jardin d'hiver (1988)
Traduction de Jane-Lessa et Didier Voïta
Editions Stock (1990)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire