« Quand on voyage avec des amis,
surtout quand ces amis sont des gens doués d'une intelligence supérieure, d'un
commerce raffiné, pleins d'humour et de talent, d'une sensibilité
délicate, le voyage se transforme en fête, devient une joie permanente. Toute
chose prend du goût et de la couleur ; chaque événement, chaque mot augmentent
le plaisir d'être ensemble » (Zélia Gattai)
Avant-dernier volume des mémoires de Zélia
disponible en français, ce Jardin d'Hiver nous transporte 60 ans en
arrière, dans le Château des Écrivains, à Dobříš, en périphérie de Prague, où
le couple Amado-Gattai trouva asile et repos après son expulsion du territoire
français. Ils y séjournèrent entre 1950 et 1952, soit encore trois autres années hors le pays natal, loin des parents, mais heureusement entourés
d'amis eux aussi contraints à l'exil, notamment Edith et René Depestre,
Mathilde et Pablo Neruda, Rosa et Nicolás Guillén, personnalités artistiques sur
lesquelles Zélia ne tarit pas d'éloges et d'anecdotes (cf. les phobies de Nicolás,
les dadas de Pablo, etc).
En parlant de ces grands hommes, je les montre dans
leur simplicité toute naturelle. J'ai eu le privilège de les connaître chacun,
Pablo et Nicolas, au jour le jour, dans la familiarité de leurs côtés
pittoresques, avec leurs manies, leurs caprices, leur charme, quelquefois leurs
naïvetés d'enfants.
Ce n'est que maintenant que je rends à mes compères,
figures exceptionnelles de notre temps, les lettres de créance qui les ont
rendus fameux et les ont fait aimer. J'ai voulu les montrer comme ils étaient
dans leur fréquentation quotidienne, simples et humains. La simplicité est
inhérente à la grandeur ; cette vérité, je l'ai apprise en vivant aux côtés de
quelques-uns des plus grands hommes de notre époque.
C'est également à Dobříš qu'Amado acheva la
rédaction des Souterrains de la liberté, le plus volumineux de ses
romans et, selon moi, son meilleur aussi (un livre si éminemment politique que
les plus hautes instances du Parti essayèrent, en vain, d'imposer à l'auteur
certaines corrections avant publication...). A Dobříš encore qu'Amado
apprit la mort de Lila, l'enfant qu'il avait eu avec sa première épouse,
Mathilde Garcia Rosa, cependant que Zélia mettait au monde une petite fille
prénommée Paloma (colombe en espagnol). A Dobříš enfin, qu'entre écrivains
communistes installés au château commencèrent à circuler, suite aux premiers Procès de
Prague, sinon des doutes sur l'intégrité du régime, du moins la plus grande des perplexités :
[...] Nous nous torturions l'esprit pour essayer de
comprendre : comment croire que notre ami Gérard [Arthur London],
communiste éprouvé et intègre, était un espion ? Impossible ! Il était encore
moins admissible de croire qu'il avait participé à une conspiration contre le
régime socialiste installé en Tchécoslovaquie, régime qui lui avait confié le
poste de vice-ministre des Affaires étrangères. Arthur London avait lutté toute
sa vie pour le socialisme : il avait rejoint les Brigades internationales en
Espagne jusqu'à la fin de la guerre ; il avait été le maquisard Gérard, participant à la Résistance en France ; fait prisonnier par les nazis, déporté
dans un camp de concentration, là encore il avait créé un comité de
résistance... Nous connaissions ses luttes et son héroïsme par les épisodes que
l'on racontait lors des veillées au zámek [château]. Qui ignorait la
saga de Lise et Gérard, ce couple de révolutionnaire ? Personne. Ce n'était pas
possible ! Il devait y avoir une erreur, une terrible erreur... Nous nous
rabattions sur la possibilité de l'erreur, d'une lamentable erreur qui ne
manquerait pas d'être réparée, car si nous ne pouvions pas admettre la
culpabilité de notre ami, nous étions encore moins capables de douter de
l'intégrité du gouvernement révolutionnaire tchécoslovaque...
Et puis Jardin d'hiver c'est aussi un voyage
de 8000km en transsibérien, Moscou-Irkoutsk-Oulan Bator-Pékin, avec une visite
guidée derrière la Grande Muraille, aussitôt suivie d'un séjour en Mongolie,
puis d'un aller-retour à Moscou pour la remise du Prix Staline à Jorge
Amado, et, pour finir en beauté, le retour tant espéré à Rio, après cinq longues années d'exil.
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Passent les saisons... |
Morceaux choisis :
Paris, le 6 septembre 1984 :
Les trois coups frappés sur le sol, secs et nets,
suivis de la voix forte et solennelle de l'huissier : « Monsieur le Président de la
République ! »
Les parleurs cessèrent de parler, les marcheurs de
marcher, le silence se fit. Au fond de la vaste salle, appelée "Jardin
d'hiver" — peut-être ainsi nommée
pour son immense verrière —, une porte
s'ouvrit toute grande pour livrer passage au président François Mitterrand, qui
entra à pas lents, le visage pâle. Il s'approcha du micro installé dans la
pièce tout illuminée par la lumière du jour passant à travers les vitres.
En cet après-midi d'automne, au palais de l'Elysée,
le président de la République française s'apprêtait à élever au grade de
commandeur de la Légion d'honneur le Brésilien Jorge Amado. Tous les amis et
admirateurs de l'écrivain, invités pour la cérémonie, se trouvaient là. Il ne
manquait personne. Même ceux qui se trouvaient alors loin de Paris étaient
pourtant venus, comme Georges Moustaki, par exemple, chanteur, compositeur et
fraternel ami de Jorge, qui avait interrompu une tournée dans l'océan Indien,
sur l'île de la Réunion, dès qu'il avait reçu l'invitation. Il avait sauté dans
l'avion et était arrivé à temps pour la cérémonie. Au début de cette année-là,
le président avait décoré de la Légion d'honneur les écrivains Alberto Moravia,
Jorge Amado, Norman Mailer et Yachar Kemal, et les deux cinéastes Federico
Fellini et Joris Ivens, une belle constellation !
En janvier 1948, sous la pression des événements,
Jorge avait été obligé de quitter son pays. Le Brésil était en pleine réaction
politique. La démocratie conquise de haute lutte, après dix ans de dictature,
nous glissait des doigts. Le parti communiste brésilien, dont Jorge était
membre, avait vu reconnaître sa légitimité dans les premiers mois de 1945. Il
avait ainsi pu prendre part aux élections la même année et se trouvait
représenté par un sénateur et seize députés à l'Assemblée nationale
constituante ; Jorge était du nombre, élu pour la ville de São Paulo. La
reconnaissance légale du Parti dura à peine plus de deux ans ; il fut supprimé
en 1947 et, par suite, ses représentants, tant au Sénat que dans les chambres
fédérales et régionales, furent cassés dès janvier 1948, après une longue et
dure bataille parlementaire.
Les poursuites ne se firent pas attendre, mettant
une fois de plus en péril la liberté de Jorge, qui avait déjà goûté de la
prison plusieurs fois auparavant, et ne lui laissant pas d'autre choix que de
quitter le Brésil. Il décida d'aller vivre en France, pays qu'il avait appris à
aimer à travers sa littérature, pays de la liberté, de l'égalité et de la
fraternité. [...]
Nous avons habité Paris pendant presque deux ans, et
nous y vivions heureux jusqu'au jour où, sans crier gare, on nous mit à la
porte. On nous retira nos permis de séjour, et nous avions quinze jours pour
quitter la France. Aucune explication, les indésirables n'en méritent pas. Nous
étions alors en pleine guerre froide, et les intellectuels de gauche, comme le
poète Pablo Neruda, les scientifiques Mario Schemberg et Jacques Danon, le
peintre Carlos Scliar, subirent le même traitement. Ils étaient, eux aussi, mal
vus par le gouvernement français d'alors.
Pendant seize ans, le nom de Jorge Amado figura sur
la liste noire, la liste des gens dangereux signalés à toutes les frontières.
Il était interdit de séjour en France, de promenade dans les rues de Paris, la
ville de son coeur.
L'interdiction fut levée au début de 1965, grâce à
l'intervention de l'écrivain Guilherme Figueiredo — alors attaché culturel du
Brésil en France — qui fit part de cette situation au ministre de la culture
d'alors, André Malraux. Dès qu'il fut informé de cette mesure discriminatoire
qui frappait l'écrivain et le militant de la cause pacifique pendant la guerre
froide et le maccarthysme, Malraux, scandalisé, prit aussitôt des mesures pour
que cette interdiction soit levée. A partir de cette année-là, les portes de la
France se rouvrirent pour Jorge Amado et sa famille.
La cérémonie à l'Elysée avait commencé. Jorge ne
dissimulait pas son émotion. Tout aussi émue, je ne parvenais pas à détacher
mes yeux de lui, devinant tout ce qui lui passait par le coeur. Tout à coup,
nos regards se croisèrent et nous nous sommes souri. Pour lui comme pour moi,
cet événement prenait une signification toute particulière : ce jour-là, et
celui-là seul, avec cette fête solennelle, et toutes ces démonstrations
d'affection, consacrait la réparation publique et complète de l'injustice et de
la violence dont nous avions été victimes à la fin de 1949. En élevant Jorge Amado
au grade de commandeur de la Légion d'honneur, le président Mitterrand fit
allusion, pour la condamner fermement, à la décision arbitraire qui avait
frappé l'écrivain et le proclama maître du roman contemporain, et grand ami,
s'il en fut, du peuple français.
Les longs nez :
Pékin gardait encore, à cette époque [1952], l'aspect qui
caractérisait l'ancienne ville, avec ses rues de commerce privé, étroites et
colorées. Une multitude de gens en remplissait les trottoirs, nous regardant
comme des oiseaux rares. Les habitants de Pékin n'étaient pas habitués à voir
des Occidentaux, au type pour eux si étrange... Les enfants devaient nous
trouver très comiques et, collé à nos talons, un groupe d'entre eux nous
suivait en vraie procession. Très curieux, ils restaient à nous regarder à
travers la vitrine des magasins où nous entrions. Nous pouvions bien y rester
tout le temps possible, à la sortie, le bataillon nous attendait, grossi encore
par d'autres adeptes. Le plus amusant, c'est qu'ils montraient du doigt nos
visages, se disaient des choses et se mettaient à rire. Intrigués, nous
voulûmes savoir la raison de ces éclats de rire sans fin, le motif d'une telle
hilarité. Il fallut beaucoup insister pour que notre interprète, très gêné, finisse
par nous avouer que les enfants nous appelaient "les longs nez", ils
trouvaient nos nez très grands... De fait, comparés aux leurs, les nôtres
étaient immenses...
Abandonnée sur mon lit :
[...] J'avais envoyé, la veille, une longue lettre à
dona Angelina, ma mère ; j'espérais qu'elle arriverait à temps pour son
anniversaire. Sa dernière lettre datait du mois de juillet, elle m'était
parvenue le jour même de mon anniversaire. Les lettres de maman étaient rares
et elles me ravissaient. Ecrire, pour elle, n'était pas une mince affaire, elle
y mettait beaucoup de temps. La pauvre n'avait pas réussi à masquer son
inquiétude pour sa fille, à la veille d'accoucher dans un pays étranger et
lointain. Ce n'était pas chose facile, mais avec de la pratique j'arrivais à
déchiffrer son portugais un peu confus, mêlé d'italien, son écriture
irrégulière, et je me régalais à la fois de son style décontracté et de la
variété des sujets qu'elle abordait. Dans ses lettres, il y avait toujours des
commentaires politiques, son opium. Dans la dernière, elle parlait de
l'élection présidentielle, survenue quelques mois auparavant : « Nous revoilà
encore avec Getúlio, qui a repris le perchoir. Dutra, grazie a dio, a déjà
déguerpi, c'était pas trop tôt. Les gens se font des illusions, ils ont cru en Getúlio
et l'ont élu. Tout le monde croit que maintenant il a changé d'esprit, qu'il
sera un bon président, que nous allons vivre en démocratie, et patati, et
patata... Ci credi ? Neanch'io ! Je crois que quand on a passé son temps
à être dictateur, à persécuter, à mettre en prison et à tuer tout le monde, on
restera toujours une belle bisca. Ai-je raison, oui ou non ? A propos de
Getúlio, dis-moi : ce journaliste, Samuel Wainer, ne serait-ce pas pas par
hasard un ami de Jorge ? Vera est sûre que si. Est-ce que Jorge sait qu'il est
devenu getuliste ? Getuliste et comme ! Si tu voyais ses articles en
faveur de Getúlio ! Ici, à la maison, tout le monde s'est laissé gagner sauf
moi. Con sessanta invernate derrière moi... » Maman avait tant vécu et
souffert qu'à l'approche de la soixantaine, elle se considérait déjà comme une
petite vieille. « Je porte encore sulla schiena, ma fille, le poids de la
dictature. Sans ce maledetto Estado Novo, ton père serait peut-être
encore en vie parmi nous... Enfin, on verra bien ce qu'il en sortira. Pour
l'instant, ils n'ont encore poursuivi et arrêté personne, tout est encore rose
et viole. Pourvu que je me trompe et qu'il n'y ait plus de poursuites contre
personne, comme cela vous pourrez revenir. »
Zélia Gattai : Jardin
d'hiver (1988)
Traduction de Jane-Lessa et
Didier Voïta
Editions Stock (1990)