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2014/10/25

Rachel de Queiroz : Jean Miguel

Chapitre 1

Jean Miguel eut dans la main qui tenait le couteau la sensation moelleuse de trouer un paquet. L'homme, blessé au ventre, tomba en avant et, sous son corps, du sang épais se mit à couler en un ruisseau rouge et tiède formant des flaques violacées dans les trous du carrelage...

Les deux premières phrases du roman nous plongent d'emblée dans le vif du sujet : un pauvre paysan du Nordeste, sous l'emprise de l'alcool, en éventre un autre qui l'insultait dans un bastringue. Arrêté pour son crime, puis incarcéré, le meurtrier va alors passer deux ans à se morfondre en prison en attendant d'être jugé... et finalement libéré.
Et donc un livre avec aussi peu de suspense que d'action, mais des questions à foison. Car derrière l'apparente pauvreté du thème de ce bref récit, Rachel de Queiroz ne cesse en réalité d'interroger son lecteur. D'abord sur l'étrange facilité avec laquelle une vie peut parfois basculer du 'mauvais côté'... Ensuite sur la psychologie des criminels, lesquels paraissent moins torturés par le remords d'avoir tué que par les conséquences de leur crime : la privation de liberté et, surtout, de moyen d'influer sur le cours des événements. Ainsi, coincé qu'il est entre les quatre murs d'une cellule, Jean Miguel ne peut guère empêcher sa compagne de le tromper avec son geôlier. Encore faut-il ajouter ici qu'elle ne lui met des cornes qu'à seule fin de subvenir à ses besoins, et donc qu'elle non plus, bien qu'étant libre, ne dispose pas d'une totale liberté d'action. Du reste, dans ce roman, personne n'est entièrement maître de son destin, pas plus les prisonniers que leurs proches ou leurs gardiens... personne... et c'est bien là ce qui relie tous les personnages entre eux, dans un sentiment d'inter-dépendance, voire de fraternité.
Ajoutons qu'il est aussi question de l'amour et de la mort, du châtiment et du pardon, et probablement d'autres choses encore, le tout écrit dans un style simple et direct duquel ce huis-clos tire sa force.
Savoir enfin que Rachel de Queiroz, alors jeune communiste, dut soumettre son manuscrit au Parti avant publication... et qu'il fut désapprouvé par un comité d'imbéciles. Ces derniers, chargés de veiller à l'édification des masses, ne surent pas voir en effet les vertus pédagogiques du roman (mise en garde contre l'abus d'alcool, dénonciation de la misère, salut par le travail...), mais jugèrent simplement inopportun de publier l'histoire "d'un travailleur qui en tue un autre".
Jeune femme de caractère, Rachel passa outre la censure. Et elle fit bien.

Chapitre 4
(l'examen de conscience de Jean Miguel, après quelques jours d'emprisonnement)

Santa lui avait apporté un hamac, le même hamac aux rayures blanches et bleues que l'on suspendait dans la petite pièce chez eux. Là, dans la saleté ambiante de la cellule, il avait pris un ton délavé de hamac de malade ou de défunt.
Couché, Jean Miguel regardait fixement sa main qui s'étirait sur le tissu du hamac d'un geste négligent. Les doigts sombres, aux phalanges courtes et aux ongles aplatis, semblaient avoir leur physionomie, leur tête. Le pouce, plié, se voyait à peine ; l'index se courbait un peu vers l'intérieur, comme un bossu ou un cagneux ; court et épais, raide, dans son immobilité de chef, le majeur pointait. Un anneau d'argent entourait l'annulaire ; et le petit doigt, malhabile, presque sans ongle, avait l'air de ne pas compter — un enfant au milieu des adultes.
Pour éviter d'avoir des fourmis, Jean Miguel ferma la main. Et en faisant ce geste, il se souvint de l'autre — du geste initial du crime, la main fermée sur le manche en corne du couteau. Il eut un frisson. Il rouvrit la main, il la regarda avec des yeux nouveaux, en cherchant ce qu'elle avait de criminelle.
Mais, calme, inoffensive, lourde, la main gardait sa manière pacifique de repos et de paix.
Néanmoins, c'était la même main... les doigts, maintenant tremblants, avaient la même apparence des jours anciens, des heures de travail et de plaisir.
La même...
En vain, dans un examen anxieux, il chercha le vestige du crime, du couteau, de la main frémissante. Rien n'avait changé en elle, comme rien n'avait changé en lui-même.
Alors, pourquoi sa vie de tous les jours avait-elle subi une révolution aussi étrange, douloureuse, irrémédiable ?
Il avait cessé d'être un homme, il avait perdu le droit de vivre comme les autres, de marcher, de parler, d'ouvrir une porte.
Il était comme une bête féroce que l'on garde enfermée pour qu'elle ne fasse de mal à personne.
Ceux qui avant voyaient en lui un ami, un copain, le voyaient maintenant comme un être monstrueux qui, après une vie entière se révèle, tout d'un coup, tel un sorcier qui devient serpent, sous une forme nouvelle pleine de perversion et de maléfice.
Et, malgré tout, il était encore bien lui-même. Rien en lui n'avait perdu l'ancienne forme. Ni l'âme ni le corps. La figure était la même, les mains étaient les mêmes, le cœur était le même...
L'homme d'après le crime était le même que celui d'avant le crime. Et pourtant c'était l'homme ancien qui subissait maintenant le châtiment conçu pour l' « autre » !...
Parce que celui qui savait vivre, qui savait rire, qui avait pitié, qui avait de la nostalgie, qui faisait l'aumône, qui priait, n'était pas le criminel que tout le monde insultait et qui faisait peur aux gens, celui qui était en prison.
Lui, il était bien le premier, l'innocent. L'autre n'avait vécu qu'une minute... à l'heure fatale de la mort.
Ce hamac familier le sentait bien inchangé ; son coeur était encore capable de tous les sentiments d'avant. Il avait seulement fait, sans trop savoir comment, ce malheur.
Et tout ça, au bout du compte, un seul geste, une seule seconde, pouvait changer toute sa vie ?
Il y avait criminel et criminel... Il avait tué... mais il n'était pas criminel...
Ou bien est-ce que tous les criminels se sentent aussi comme ça ?
Il rapprocha à nouveau sa main immobile. L'impression de dégoût était passée.
Et, petit à petit, la main amie, pécheresse, tomba sur sa poitrine, posée fraternellement sur l'autre, l'innocente.
Il s'endormit.


Chapitre 19
(les réflexions d'un détenu condamné à 8 ans pour homicide volontaire)

[...] Y a rien de pire en ce monde pour un homme que de passer sa vie en prison. On dit qu'il n'y a pas de malheur qui ne profite... Mais quel profit peut-on tirer en mettant une créature sous les verrous ? Si ce n'est pour venger ceux qu'on a tués... Mais quel intérêt peut-on tirer de cette vengeance ? Et quand Notre-Seigneur a-t-il dit que la vengeance était une bonne chose ? Et ce qui m'enrage le plus, c'est toute cette souffrance gâchée... comme quelqu'un qui tue pour détruire... Qui est-ce qui sort gagnant avec cette histoire de prison ? Le gouvernement a tous ces hommes sur le dos, il faut les entretenir, et en plus, il doit payer les soldats pour les garder. Le patron perd son employé, et souvent son homme de confiance. La terre n'a plus personne pour la bêcher, pour la faucher, pour la planter. Combien de mesures de maïs on n'a pas cueillies parce que je n'étais pas là ? Et nous aussi ? A quoi ça nous sert, la prison ? A nous rendre pires, c'est tout... On apprend à mentir, à se cacher, à ne plus avoir de cœur, tellement on se fait écraser par tout le monde. On perd l'habitude de travailler et, dans le meilleur des cas, on fait ces petits boulots de femmes, assis par terre... En vivant en mauvaise compagnie, ceux qui ne sont pas méchants par nature et qui ont fait une bêtise sans savoir comment, à la fin, ils deviennent comme les pires... Dis-moi, seu Jean, dis-moi pour l'amour de Dieu, quel profit y a-t-il pour cet homme qui est mort, pour le peuple de Riachão, à me mettre là à pourrir dans cette porcherie, avec mes enfants qui meurent de faim, ma femme qui s'esquinte pour trouver une gamelle de haricots et une calebasse de farine ? Parce que ce malheureux a crevé, ça valait la peine de mettre tous ces gens-là dans cette misère ? Est-ce que Dieu sur la terre comme au ciel commande une loi pareille ? Est-ce que ça n'aurait pas été beaucoup plus juste que je sois resté à travailler dans mon coin, en donnant à manger à cette bande d'enfants qui ne sont pas responsables de ce que leur père a fait et qui, eux, sont en train de payer ? Est-ce que ça ne serait pas beaucoup mieux qu'ils me forcent à nourrir la veuve du défunt et même à élever ses enfants ? Ça, ça serait juste, ça serait une loi correcte !

Rachel de Queiroz : Jean Miguel (1932)
Traduction de Mario Carelli (1984)
Aux Editions Stock


Jangadeiro (1943)                               Retirantes (1952)
Deux eaux-fortes de Raimundo Cela
(1890-1954)

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