« Peut-il y avoir de tâche
plus noble pour la littérature que de contribuer à hâter la prise de conscience
par les masses des problèmes essentiels de leur vie, de les aider à aller de
l'avant, à mieux connaître leurs forces et leur rôle ? » (J. Amado, 1948)
Pour en savoir un peu plus sur l'auteur de La
terre aux fruits d'or, de Gabriela, Cacao, Tocaia...
et tant d'autres, la librairie l'Entropie met en ligne une série d'entretiens
donnés par Jorge Amado à la presse écrite de chez nous, entre 1948 et 89,
autrement dit : entre le plan Marshall et la chute du mur de Berlin.
On retrouvera tout d'abord, dans les pages jaunies
des Lettres Françaises, puis dans celles du journal Action, les
préoccupations et le climat d'une époque aujourd'hui révolue... enfin,
peut-être pas tant que ça.
On assistera par la suite aux transformations du
monde et d'un homme, lequel, en vieillissant, délaissera peu à peu le discours
militant et, tout en restant fidèlement lié au peuple, abordera des sujets plus
"actuels", tels que l'écologie, le métissage ou la religion... le
tout sur fond de littérature, qui est la réelle constante.
Et on verra aussi comment, les années passant et la
roue tournant, il sera de plus en plus souvent question du passé d'Amado plutôt
que de son avenir ou même de son présent.
***
Nous sommes ici en février 1948, au 37 rue du
Louvre, à Paris. Le ciel est gris, l'air est froid et le charbon de chauffe va
bientôt manquer. A 8000km de là, par-delà l'océan, le Brésil affiche des
températures autrement plus douces, mais doit encore faire face à une nouvelle
crise de démocratie, celle-ci due au général-dictateur Eurico Gaspar Dutra. Depuis
quelques mois, en effet, le Parti Communiste Brésilien est re-déclaré illégal
et ses milliers d'adhérents, ou de sympathisants, à nouveau traqués comme des
bêtes par la police militaire et l'armée, raison pour laquelle l'écrivain Jorge
Amado de Faria a quitté Bahia pour rejoindre la France. Il a 36 ans et a déjà
publié treize romans, dont seulement deux ont été jusqu'alors traduits dans la
langue de Molière. Sa notoriété, en France, tient donc davantage à son
engagement politique qu'à son oeuvre littéraire encore mal-connue.
Attention ! Pierre Daix est un journaliste
communiste, Amado un écrivain communiste, et les Lettres Françaises une
publication communiste ! Aussi, au cas où le mot "communiste"
te poserait un problème de conscience, tu peux toujours le remplacer par celui
de "résistant", c'est pareil au même.
Le jour triste s'achève. Dans le vaste bureau, au septième étage de Ce Soir, où nous nous sommes rencontrés, les objets commencent à se fondre dans la grisaille. Jorge Amado est assis dans un fauteuil de cuir, à côté de moi. Il regarde lentement autour de lui comme pour s'habituer à l'atmosphère imprécise, toute de nuances, qui nous baigne, et contemple Paris, qu'on aperçoit à demi estompé dans le soir. Il écoute posément mes premières questions, puis, tout à coup, son visage s'anime. Il parle, lentement, en espagnol :
Chez nous, la pression de l'impérialisme américain est incomparablement plus forte qu'ici et va en s'accentuant. Elle devient chaque jour de plus en plus cynique, de plus en plus ouverte. Non seulement le gouvernement du dictateur Dutra n'a plus d'indépendance véritable, mais il n'a même plus une apparence d'indépendance. Par exemple, la veille du jour où, par jugement du tribunal supérieur électoral, le parti communiste a été interdit, le commandant des forces américaines au Brésil a lancé à ses troupes un ordre secret les appelant à prendre des mesures de sécurité pour le lendemain, et les avertissant que ce jour-là la parti communiste brésilien serait interdit.
Vous parlez de forces américaines ? Comment se fait-il qu'il y ait encore des forces américaines au Brésil ?
Il ne devrait plus y en avoir, mais les Américains ont conservé des bases militaires chez nous, et, naturellement, des forces armées pour les occuper. Ce sont principalement des forces de l'aviation. D'autres mesures du même ordre ont depuis été prises. Les députés communistes ont été privés de leur mandat, les journaux progressistes interdits, la Constitution est de plus en plus bafouée.
Quelle est la nature de cette constitution ? Est-elle démocratique ?
Quand le Brésil eut pris, sous la pression populaire, la décision de se ranger aux côtés des alliés dans la guerre, Vargas fut contraint de rappeler les exilés et de rouvrir les prisons politiques. La presse fut libérée, et l'ordre démocratique établi. Les forces démocratiques s'organisèrent et se développèrent. L'Association Nationale des écrivains, analogue à votre C.N.E., joua un rôle très important dans le développement du mouvement démocratique. A son premier congrès, en janvier 1945, elle demanda l'établissement d'un régime démocratique et contribua puissamment à la chute de Vargas. Huit ans après sa dissolution par Vargas, à la fin de 1945, le parlement national fut reconstitué. En septembre 1946, une constitution fut adoptée, constitution encore très imparfaite, mais démocratique néanmoins. C'est cette constitution qui n'est pas appliquée ou qui est violée.
Vous avez parlé du rôle important jour par l'Association Nationale des écrivains du Brésil. Comment l'expliquez-vous ?
Depuis les temps où le Brésil était un pays colonial, la lutte pour la culture est chez nous intimement liée à la lutte pour la démocratie et la liberté; elle est inséparable de l'action politique. De tradition, les écrivains savent que leur combat ne peut se dissocier de la lutte du peuple pour de meilleures conditions de vie. Notre pays compte plus de 70% d’illettrés. C'est seulement en portant les moyens d'existence à un niveau plus haut par l'industrialisation, par la réforme agraire, en conquérant à la fois notre indépendance et une vie plus heureuse que nous pourrons avoir la large audience nationale qui est indispensable au développement d'une culture riche. Le prestige politique des écrivains est d'ailleurs très grand. Beaucoup d'entre nous ont été élus députés. Tous les partis ont tenu à présenter des écrivains sur leurs listes. Le parti communiste en compte sept parmi ses députés.
Quel a été le rôle de l'Association Nationale des écrivains depuis la récente évolution des événements ?
L'Association Nationale des écrivains a tenu un second congrès en octobre 47. Elle a notamment adopté une déclaration pour la paix mondiale, elle a demandé que la Constitution soit appliquée, elle a pris des motions pour la libération économique du Brésil, pour la levée de l'interdiction du parti communiste. Elle a analysé les menaces contre la culture qui découlent de la situation actuelle et s'est élevée contre les brimades dont sont victimes les écrivains et les journalistes progressifs.
La situation des écrivains s'est-elle améliorée depuis ?
Non. Bien au contraire. Sous la pression étrangère, les mesures policières ont redoublé. Au moment où je partais pour la France, la police venait d'interdire deux pièces de Nelson Rodrigues. L'une d'elles parce qu'elle posait, timidement d'ailleurs, le problème noir au Brésil. Candido Portinari a dû s'exiler à Montevideo; Niemeyer, le grand architecte, a vu tous ses contrats cassés par le gouvernement. Il a été invité à faire des cours dans une université américaine, mais le Département d'Etat des U.S.A. a refusé de lui accorder son passeport. Le poète Aydano de Canto Ferraz a été condamné à 6 mois de prison; Raphael Corriedo de Oliveira, un grand journaliste indépendant, est poursuivi pour avoir écrit des articles anti-américains. Des dizaines d'autres artistes et écrivains subissent chaque jour des vexations et des brimades de la part du gouvernement. Dernièrement, le grand écrivain catholique espagnol José Bergamin, qui devait faire des conférences au Brésil, s'est vu refuser l'autorisation de séjour, et il a dû repartir aussitôt arrivé.
Quelle est, dans ces conditions, la situation de la culture au Brésil ?
La pression américaine se manifeste une fois de plus et tout particulièrement contre la culture française. Vous connaissez l'importance que nous attachons, depuis les temps coloniaux, à ce qui nous vient de France. Eh bien ! par divers moyens, notamment en empêchant les livres et les films français d'arriver chez nous, on tente de détruire cette influence. D'autre part, le gouvernement organise l'importation massive de livres édités en portugais. Comme les U.S.A. se sont mis à en éditer en grande quantité, cela revient à nous submerger d'écrits américains. Une édition portugaise du Reader's Digest avait d'ailleurs frayé la voie depuis longtemps. Il en est de même pour les films, et nous versons, chaque année, plus de 10 millions de dollars pour voir les productions d'Hollywood.
Comment pensez-vous que votre pays sortira de cette situation ?
Je voudrais d'abord vous parler encore des efforts de notre gouvernement pour seconder les visées d'expansion yankee dans le domaine culturel. On a lancé maintenant une campagne tout à fait officielle pour un art qui soit dégagé de la politique. Je dois dire qu'elle ne rencontre aucun succès auprès des écrivains. De plus en plus, au contraire, les artistes et les écrivains entrent dans la lutte pour l'indépendance politique du Brésil. Il est significatif, par exemple, que le grand romancier catholique Jose Geraldo Veira soit devenu un militant du parti communiste, comme Graciliano Ramos, Dancelio Madicido, ou les peintres Jose Pancetti et Graciano... Comme je vous le disais tout à l'heure, nous avons conscience que la tâche essentielle des intellectuels du Brésil est de lutter sans trêve pour obtenir des conditions économiques et politiques qui permettent notre émancipation et notre indépendance.
Malgré toutes ces tâches urgentes, vous continuez d'écrire. Que préparez-vous actuellement ?
Je prépare un roman important sur le Brésil de 1941 jusqu'à l'époque actuelle [Les Souterrains de la Liberté], où je veux montrer la grande évolution de notre peuple et ses combats pour la liberté. Peut-il y avoir de tâche plus noble pour la littérature que de contribuer à hâter la prise de conscience par les masses des problèmes essentiels de leur vie, de les aider à aller de l'avant, à mieux connaître leurs forces et leur rôle ? Le destin de la culture est lié aux combats des hommes qui veulent connaître enfin la liberté et la joie.
Amado m'a regardé en souriant, avec cette moue et ce léger froncement de sourcils qui indiquent chez lui le contentement. J'ai pensé que, décidément, le Brésil n'est pas aussi éloigné que la géographie pourrait le faire croire.
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