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2014/11/21

Entretien : Jorge Amado — Antoine Spire (Le Monde de l'éducation, 1989)

« Je pense qu'un jour il n'y aura plus de misère. Sans doute ne le verrai-je pas, moi qui suis vieux. Mais vous, peut-être, ou nos petits-enfants verront ce jour où il n'y aura plus de misère dans le monde » (J. Amado, 89)

1989, l'année de la chute du mur de Berlin, de la fin de la guerre froide et de l'investiture de George H. W. Bush, ancien directeur général de la CIA et de la Zapata Petroleum Company... En France, l'année du bicentenaire de la Révolution, de l'arrestation du milicien Paul Touvier et de l'élection du premier maire du Front National : le marquis de Chambrun, à Saint-Gilles-du-Gard... Au Brésil, le retour du suffrage universel, aussi le massacre de Santa-Elmira... et les 77 printemps de Jorge Amado. 
Né dans une fazenda du Nordeste en 1912, soit une vingtaine d'années seulement après l'abolition de l'esclavage et la proclamation de la République brésilienne, l'Enfant grapiuna, bien qu'ayant grandi sur une terre âpre où la violence était reine et les préjugés vivaces, est devenu le plus doux et le plus généreux des hommes, l'allié des pauvres et des opprimés. 
Toujours, de sa jeunesse militante à sa mort, Jorge Amado s'est tenu aux côtés de ceux qui souffrent et qui peinent, porté par l'espoir que le monde change un jour. Sa vie durant, il a lutté contre la discrimination, les dictatures et l'exploitation de l'homme par l'homme, défendant toujours avec la même passion, et le même courage, la cause des noirs, des femmes ou des ouvriers.
L'entretien qui va suivre se veut donc le tour d'horizon d'une vie et d'une oeuvre secouées par les secousses du siècle et les cahots de l'Histoire ; le parcours d'un homme simple et sincère, très aimé de son peuple, et animé d'un constant souci : la conquête de plus grandes libertés.

***

Le journaliste Antoine Spire a longtemps été l'un des piliers de France Culture (le Panorama, les Voix du silence, le Bon plaisir...), avant que d'être viré de l'antenne par une certaine Laure Adler, au prétexte d'un "engagement idéologique" très largement contestable... et d'ailleurs contesté.


Antoine Spire : Votre popularité fut précoce puisqu'elle a accompagné la publication de Cacao et de Bahia de tous les saints dans les années 1930. Pour nous faire connaître Bahia, vous nous avez invités à vous suivre afin de découvrir les rêves et les mythes de la ville, comprendre que ce monde est défectueux et qu'il faut le changer. On perçoit la source de votre engagement politique : très jeune communiste, vous avez été député du Brésil, puis révoqué, exilé et même mis en prison, ce qui a fait de vous un des porte-parole de tous les déshérités du Nordeste brésilien.

Jorge Amado : La culture du Nordeste d'où je viens est particulière, mais on en retrouve la manifestation dans d'autres régions du Brésil. Ce qui me caractérise, c'est un lien à mon peuple, à sa vie, à sa misère, et aussi à sa joie de vivre. Mon père était né au nord de Bahia; il avait quitté son pays natal pour exploiter une plantation de cacao à Itabuna. C'est là que je suis né. Des années plus tard, en 1929, alors que sa ferme avait pris une certaine importance, survint le krach boursier à New York. Comme tous les fermiers, mon père y perdit beaucoup au profit des grands exportateurs de cacao. Toute mon enfance et mon adolescence c'est ce climat de violence et de lutte. C'est le sujet de mon roman Cacao publié en 1932. Pour moi, Bahia est un peu un commencement. Je crois que le Brésil est né là-bas car le mélange des races y a pris sa source. L'originalité de notre peuple et notre spécificité culturelle viennent de ce mélange des races. En Amazonie, ce sont les Indiens qui sont les plus nombreux, du Nordeste jusqu'à Rio. Au sud, ce sont les Noirs, et quand les Européens ont occupé tout l'Etat, ils ont contribué à ce que le mélange se fasse, ce qui fait que, dans chaque ville, vous avez des Indiens, des Noirs, des Blancs et bien sûr des indigènes. Le mélange des races donne au Brésil sa vérité.

Votre œuvre d'avant-guerre, notamment Cacao, est pleine d'un rapport à la terre. La possession de la terre est à vos yeux une question fondamentale. Le petit peuple du Brésil a été spolié et vous apparaissez comme l'avocat de ce peuple dont vous avez d'ailleurs défendu les intérêts comme député. 

La question de la propriété de la terre est absolument décisive au Brésil. Ce sont des millions et des millions d'hommes qui chez nous, travaillent la terre, mais ceux qui possèdent la terre sont, comme vous le savez, une toute petite minorité de dominateurs. Voilà le malheur du Brésil.

Dans Tocaïa Grande, publié chez nous en 1985, vous nous proposez la saga d'une ville brésilienne. On y retrouve comme une métaphore de ce pays où tout se construit vite et de manière souvent grandiose, mégalomaniaque, avant de tomber en désuétude, dans l'oubli et peut-être en réserve pour l'avenir. 

Cela vient de ce que le Brésil est un pays à cycles, celui de la canne à sucre, de l'or, du caoutchouc, du cacao, du café. Donc, des villes naissent et s'oublient dans ces cycles. Vous en avez un parfait exemple avec le site de Serra Pelada : des milliers et des milliers d'hommes y ont cherché de l'or dans la forêt et, aujourd'hui, on peut voir qu'il n'y a quasiment plus rien, juste un immense cratère ! Si j'ai mis en sous-titre de Tocaïa Grande, « La face cachée », c'est que pour moi, derrière l'histoire officielle d'une ville, d'un pays ou d'un peuple, il y a les hommes et les femmes qui ont fait cette histoire et qui sont le contraire de cette histoire officielle. 

Est-ce à dire que le romancier, l'homme de fiction, serait le « vrai » historien, celui qui mieux que les historiens attestés dirait enfin l'histoire ou, pour ainsi dire, la mémoire ? 

Les historiens, ceux à qui on a confié l'histoire et qui la codifient, ont toujours des obligations avec le pouvoir. Le romancier, lui, est lié au peuple, en tout cas en ce qui me concerne. Nous avons donc deux ordres de vérité, d'un côté celle du pouvoir, de l'autre celle du peuple. Le travail du romancier, pour moi, c'est de dire et de remettre en mémoire 1'histoire du peuple qui est la face cachée de la réalité.

Une vision pour le moins manichéenne du roman mais aussi de la réalité. Le pouvoir contre le peuple, les riches contre les pauvres. 

Je reconnais — on peut juger que c'est ambitieux — que le principal héros de mes livres, mais pas seulement de mes livres, de toute la littérature brésilienne, est le peuple brésilien. Quand j'ai commencé à travailler, le monde, pour moi, était effectivement divisé en deux : d'un côté les bons, de l'autre les mauvais. En ce temps-là, je n'avais pas confiance en moi comme romancier et je n'avais pour objectif que de refléter la réalité que je voyais comme effectivement manichéenne. Progressivement, mes livres sont devenus plus nuancés. 

Votre femme, Zélia Gattaï, raconte dans Un chapeau pour voyager, votre activité de député communiste en 1945-1946 et les voyages que vous faisiez lorsque, notamment, vous avez reçu en 1951 le prix Staline de la paix. Vous avez été alors à Prague — votre fille y est née d'ailleurs — au moment du procès d'Artur London. Quelles ont été vos réactions à l'époque ? 

Je pense que j'ai vécu cela dans le contexte de l'époque. Dans ma vie, j'ai toujours été sincère, je me suis toujours battu pour ce que je pensais, et je me bats encore aujourd'hui avec générosité et sans arrière-pensées. Si vous voulez dire que j'ai été stalinien, c'est vrai. Louis Aragon l'était aussi, Ilya Ehrenbourg, Pablo Neruda, Nicolas Guillen l'étaient. Mais qui n'était pas stalinien après la guerre ? Nous pensions que Staline avait gagné la guerre, qu'il avait sauvé le monde du nazisme. A posteriori, je ne suis pas content de tout ce que j'ai écrit à l'époque. Aragon, lui, a réécrit Les Communistes. Moi, je ne renie rien de ce que j'ai écrit ou fait dans ma vie. Je n'ai jamais voulu corriger mes livres. 

Justement, Les Souterrains de la liberté ne relèvent-ils pas de ce qu'on pourrait appeler le stalinisme littéraire ? Le livre regorge de discussions politiques entre des personnages monolithiques : grands propriétaires, fascistes, communistes avec lesquels le lecteur apprend surtout que le Parti a toujours raison.

Pourtant, c'est un tournant dans mon travail d'écrivain : mon premier roman long. Il ne faut pas non plus oublier le contexte de la guerre froide dans ces années-là. Mes livres sont là, avec leurs erreurs, liés à mon histoire personnelle. Puisque vous parlez du procès London, j'étais à Prague à ce moment-là et j'étais l'ami de Gérard [nom de résistance d'Artur London] et de Lise, sa femme. Incontestablement, L'Aveu qu'ils ont écrit par la suite a eu un rôle très important. Mais à ce moment-là, voyez-vous, nous étions très crédules. Je savais bien que London ne pouvait pas être le criminel que l'on prétendait, mais je me demandais s'il ne s'était pas trompé, parce qu'à mes yeux la vérité du Parti l'emportait sur toute autre considération. Ce que le parti disait, pour moi, c'était la vérité. Même Lise, sa femme, a d'abord pensé ainsi. Et puis le doute s'est emparé de moi. Et si le Parti mentait ? Je commençais seulement à me poser des questions; j'interrogeais ici ou là mais, vous savez, tout cela ne s'est pas fait en un jour. On ne peut pas, en quelques jours, changer de point de vue sur le communisme, d'autant que c'était le sens de ma vie. Depuis ma jeunesse, depuis 1932, j'étais lié à la Jeunesse communiste. C'était mon monde, mon univers et ma vérité. 

Cette évolution politique a-t-elle eu un impact dans votre œuvre ? 

Bien sûr. En 1942 j'avais publié Le Chevalier de l'espérance, c'était la vie de Carlos Prestes. Comme vous le savez, il était alors secrétaire général du Parti communiste brésilien, emprisonné. Mon objectif était d'obtenir l'amnistie pour lui et les autres communistes incarcérés, cela ne pouvait pas être une biographie nuancée : j'étais alors en exil en Argentine. Ensuite j'ai beaucoup évolué, entre 1949 et 1955. Je peux dater le moment où j'ai arrêté de travailler pour le Parti. C'était en décembre 1955. Exactement à Noël. Pendant dix ans j'avais vécu et travaillé comme un fonctionnaire du Parti. La seule différence était que les permanents étaient payés, mal payés mais payés, et que moi je devais, pendant la même période, vivre de mon travail d'écrivain. Ainsi j'ai publié Les Chemins de la faim où j'ai abordé les problèmes essentiels du Sertão : le drame de la sécheresse et des grands latifundia. Le livre est en fait beaucoup plus axé sur ces grandes propriétés que sur la sécheresse. Celle-ci est une toile de fond, mais la grande propriété c'est un fléau contre lequel on peut se battre. C'est de là que viennent toutes les calamités qui s'abattent sur les habitants du Brésil que je décris dans ce livre. Evidemment, les livres de cette époque reflètent mon engagement. Mais je ne regrette rien, même si tous les critiques ont été assez durs avec ces livres-là. Pour moi, Gabriela, publié après 1956, est le roman qui correspond à mes désaccords avec le Parti communiste. Au moment des événements de 1956 en Hongrie, quand les prises de position libérales furent étouffées par l'Union soviétique, je ne pouvais plus être d'accord avec ce qui relevait d'un sectarisme étroit et qui s'alignait sur l'étouffement de toutes les tentatives de démocratisation à Budapest. J'avais décidé d'écrire une histoire d'amour, mais sans abandonner le contexte social, la réalité brésilienne. Cela n'a pas empêché les communistes de me critiquer vertement. Gabriela était un livre plein d'humour et c'est sans doute ce qui explique qu'il est encore aujourd'hui mon livre le plus populaire. C'est un livre optimiste sur la vie, optimiste quant à l'avenir du Brésil. Il correspond dans notre pays à une période de très grand dynamisme culturel. Avant Gabriela, mes personnages étaient moins des individus que des collectivités qui parlaient à travers les individus. A partir de Gabriela, on voit surgir des personnages qui sont sans doute des individus à part entière. Vous savez probablement que de nombreux critiques littéraires, souvent proches de moi, ont vomi ce livre !

Ils vous reprochaient d'avoir quitté le terrain militant de la lutte des classes en devenant le porte-parole des marginaux, des putains et des vagabonds; dorénavant, il semble que c'est là que vous aimez placer la liberté. Cette apologie de la débrouillardise individuelle ne rend-elle pas équivoque le message politique ? Vous avez raconté que votre ami Ilya Ehrenbourg vous disait : « Jorge, nous sommes des écrivains qui ne pourront pas écrire leurs mémoires. » Lui donnez-vous raison aujourd'hui ? 

En un sens oui. Il y a des choses que j'ai vécues et qui furent mes expériences, mais qui ne peuvent pas facilement être transmises par des mémoires. Mais mon amour pour les déshérités est un attachement à leur présence sensuelle qui participe de l'atmosphère de la ville. Ils souffrent d'analphabétisme, de maladies, de mort précoce. Mais j'aime leur aptitude à aller de l'avant ! Leur capacité de faire la fête en dépit des souffrances. 

Il y a chez vous plusieurs types de femme, mais incontestablement la putain a une grande importance. Faut-il préciser qu'il y a différentes prostituées dans votre œuvre ? Vous semblez très bien les connaître. 

Oui, je les connais bien depuis toujours. D'une certaine façon, j'ai grandi dans les maisons de prostitution. Quand les travailleurs venaient de la fazenda, de la ferme de mon père au village, ils m'emmenaient, alors que j'avais à peine dix ans. Ils allaient sur les marchés, à la foire, et ils finissaient leur journée à la maison des prostituées. J'étais enfant et je restais là à les attendre. J'ai écrit cela dans un petit livre qui s'appelle L'Enfant du cacao. Je me souviens encore des gestes maternels que ces femmes avaient à mon égard. Elles m'ont aussi appris la générosité et la tendresse du monde. Dans Tocaïa Grande, j'ai raconté l'histoire d'une prostituée qui, à 40 ans, devient une femme rangée. Dans le livre, elle est d'abord un personnage secondaire, avant la fameuse scène où elle est avec un Turc qu'elle nettoie après l'acte sexuel. Et puis elle se transforme. Elle n'est plus la prostituée mais d'une certaine façon l'accoucheuse, la sage-femme de Tocaïa Grande

Il y a d'autres types de femme dans votre œuvre : cette Dona Flor, cette honnête femme, veuve puis remariée, qui hésite face aux avances sexuelles du spectre de son mari défunt. Cette Antonieta, dite Tieta, qui ne possède rien que ses charmes de « jolie maîtresse » et une extraordinaire rage de vivre; elle est à la fois femme légère, protectrice de sa famille, en lutte contre l'installation d'une usine polluante, la « Jeanne d'Arc du Sertão ». Toutes les femmes du monde en quelques-unes ? 

Comme je dis dans un de mes romans, « on ne peut enlever toutes les femmes du monde, mais on doit faire des efforts dans ce sens ».

Votre observation minutieuse du peuple brésilien n'est pas pour autant le fruit d'une étude psychologique. C'est une suite d'images, qui nous permet de comprendre comment vos héros se transforment. Dans La Boutique aux miracles, votre héros est à la fois un grand érudit et un connaisseur des mœurs et des habitudes de Bahia. Il est appariteur à l'université, mais aussi faiseur de miracles. Vous le décrivez comme un sociologue amoureux des femmes ou comme un misérable fréquentant les bars et ne reculant pas devant l'escroquerie. Ce qui vous intéresse c'est plus son comportement de marginal. 

Oui. C'est sans doute ce qui marque mon appartenance aux romanciers d'Amérique au sens large du terme, englobant le Nord, avec les Steinbeck et les Faulkner, mais aussi l'ensemble de l'Amérique latine, par opposition aux romanciers européens qui ont une vision plus intellectuelle de l'homme et de ses problèmes. 

Derrière cette critique du roman européen je m'interroge pour savoir si vous n'êtes pas finalement l'héritier des critiques que les communistes faisaient aux intellectuels en disant que, avec eux, les choses sont toujours trop compliquées, et que la psychologie ne rend pas compte de la réalité. Et je constate que, parmi vos personnages, il n'y a pas d'intellectuel. 

Cela ne relève pas d'un choix politique. Il m'est arrivé de dire que j'étais un écrivain et non pas un intellectuel. Je ne suis pas un homme de lettres. Vous ne pouvez pas mesurer mon ignorance ! Elle est immense. Ma préoccupation c'est seulement de raconter la vie des gens comme elle se passe. Les Brésiliens reconnaissent mes personnages dans la rue. Aussi bien, ce sont eux, mes personnages, qui écrivent mes livres. 

Vous vous décrivez donc comme un conteur ? 

Oui, un conteur fortement influencé par la littérature populaire. 

Les Noirs jouent un très grand rôle dans vos livres. On a l'impression que cette racine africaine du Brésil vous importe énormément. Lorsque vous décrivez des danses ou des situations où des personnages sont face à face, on a souvent le sentiment d'être dans une espèce de bal. Vous, l'homme blanc, expliquez à merveille cette identité noire. 

Mais je ne suis pas blanc ! Je suis Brésilien. Ma grand-mère maternelle, Emilia, était une petite indienne. Je l'ai bien connue. Elle a eu son premier enfant à onze ans après avoir été violée dans la forêt par un chasseur : « prise » comme on le ferait d'une proie. Le sang indien est donc très présent chez moi. Mais j'ai aussi du sang blanc. Les Amado, on en rencontre en Europe : en Espagne, au Portugal et même en Hollande. Les Amado de ma famille sont peut-être venus avec des colons qui étaient des chrétiens nouvellement convertis : des juifs persécutés par l'Inquisition qui s'étaient enfuis en Hollande puis repartaient avec les métropolitains en Amérique du Sud. 

Vous n'avez donc pas de racines noires ? 

Mais si. La grand-mère de mon père, c'est-à-dire mon arrière-grand-mère, dont le père avait un commerce, était d'une famille d'origine portugaise et elle s'est mariée avec un Noir qui était employé de son père. Les Noirs musulmans étaient plus cultivés que les Portugais. Ils étaient engagés pour être précepteur des enfants ou pour faire la comptabilité. Cette femme-là était donc très amoureuse de ce Noir et elle l'a épousé. Seulement le Noir a pris son nom à elle. Il n'avait peut-être pas de nom de famille, son nom s'était perdu en Afrique, et donc si ma peau est blanche elle est le résultat à la fois d'un sang noir, d'un sang blanc et d'un sang indien. 

Vous êtes en train de nous faire l'éloge du métissage ! Pensez-vous que toute la société brésilienne accepte vraiment ce métissage comme une valeur ? 

Non, pas du tout. Ni les Blancs, ni les Noirs. Pendant des années, les Blancs ont nié les valeurs culturelles noires. Tout ce qui était noir existait, mais les gens refusaient d'en parler. Aujourd'hui, les intellectuels noirs qui ont découvert la négritude avec les Noirs américains et les jeunes intellectuels des Républiques d'Afrique, sont opposés, eux aussi, au métissage. Je ne crois pas qu'il y ait un seul Noir au Brésil qui n'ait une goutte de sang blanc. Un Noir dont l'arrière arrière-grand-père ou grand- mère ne se serait marié qu'avec des Noirs, je pense qu'il n'y en a pas au Brésil. Et c'est sans doute ce qui fait la force de notre pays. Les Noirs lui ont apporté la joie de vivre, le soleil d'Afrique, la danse, les chants, toutes les valeurs de la forêt, et les dieux notamment. Les Blancs nous ont apporté beaucoup de choses, de très bonnes choses. Les lndiens aussi, mais je pense que ce mélange a donné un type de gens particulier au Brésil. Je ne connais aucun pays au monde, et comme vous le savez j'ai pourtant beaucoup voyagé, je ne connais donc aucun peuple où l'étranger se sente moins étranger qu'au Brésil. Toute ma vie a d'ailleurs été liée au combat contre le racisme et je constate que le mélange des races est finalement la meilleure solution à ce problème. 

Vous exhalez un optimisme communicatif et tous vos romans sont pleins d'une vie luxuriante. Lorsque vous parlez des Noirs, vous en faites des hommes grands et forts. Le héros de Bahia de tous les saints est un boxeur qui tape puissamment ses adversaires, un peu comme si vous étiez sensible au mythe d'une Afrique, pays du soleil, de la joie et de la force. 

Je ne parle que du Brésil. Je dis la vérité. Pour moi, il y a une joie de vivre chez tous les Brésiliens et on doit cette joie de vivre aux Noirs. Voilà l'essentiel. En Inde, où la situation de misère est comparable à celle du Brésil, les gens sont un peu perdus. Ils n'ont pas d'espoir. Alors que chez nous il y a cette joie de vivre. Les Noirs sont venus chez nous avec une religion fétichiste; je m'étais battu aux côtés de ces gens contre la persécution religieuse qui les frappait au Brésil. J'ai réussi à faire passer une loi, lorsque j'étais député, qui garantit, aujourd'hui, la liberté religieuse. Mais si j'ai de la sympathie pour ce culte c'est parce que, pour ces Noirs, il n'y a pas d'enfer ni de péché. Ce qui compte, c'est la rencontre des hommes avec les dieux pour chanter et pour danser. Voilà la source d'une joie de vivre que les Noirs nous ont apportée et qui a donné le boxeur dont vous parlez. 

Cette religion c'est le candomblé, elle est particulièrement présente dans votre livre La Boutique aux miracles. Mais comment une expression religieuse mystique peut-elle ne pas choquer l'idéologie marxiste d'un Jorge Amado ? 

Vous savez que je n'ai aucune religion. Mais cette culture est décisive pour comprendre la formation du Brésil comme nation. Le candomblé est d'origine africaine, mais il a beaucoup évolué en se perpétuant au Brésil ; chez nous, tout s'est mêlé : quand les esclaves noirs n'avaient pas le droit d'adorer leurs dieux, ils les ont remplacés par les grands personnages de la religion catholique ; c'est ainsi que leur déesse de l'eau s'est réincarnée dans la Vierge Marie et que le dieu des métaux a été rebaptisé Saint Antoine, pour ne prendre que deux exemples. Il faut savoir aussi que chez moi, à Bahia, les plus grandes cérémonies candomblées se déroulent dans des églises au même endroit que la messe catholique. Les Brésiliens se disent tous catholiques, mais la hiérarchie catholique ne reconnaît pas cette particularité; le cardinal de Bahia a déclaré que les religions africaines doivent avoir leur place, mais qu'elles ne doivent rien avoir à faire avec la religion catholique et l'Eglise. Je ne suis pas d'accord avec ça. Je suis absolument partisan du syncrétisme, du métissage des hommes et des cultures. D'après moi, le candomblé est une religion très sympathique car elle ignore l'enfer et le péché. 

Non seulement le candomblé vous est sympathique, mais vous en êtes l'un de ses principaux dignitaires ! 

C'est vrai que j'ai été désigné comme prêtre, on dit « Oba ». Ils m'ont invité à participer aux célébrations parce que pour eux je suis un sage et moi, je me suis fait un devoir d'accepter. Mais ils ne m'ont jamais demandé si je croyais ou non. 

Vous avez une très grande tendresse pour les gamins. Je pense bien sûr à Capitaines des sables, ce merveilleux livre qui évoque les enfants de la rue, des enfants qu'on peut voir encore aujourd'hui dans les rues des grandes villes au Brésil. Ils sont exploités, crevés, ils vivent de petits boulots et parmi eux, curieusement, vous ne décrivez pas de Noirs. Il y a seulement, dans ce livre, le portrait d'un grand Noir. Comme si les enfants noirs, eux, n'étaient pas dans la rue. 

Oui, vous avez raison. Mais la situation de ces gamins s'est aggravée depuis l'époque que je décris dans Capitaines des sables. Ils sont beaucoup plus nombreux et si, autrefois, c'étaient des enfants abandonnés, de petits voleurs, ils sont aujourd'hui marqués par la drogue et la surexploitation. L'enfant ne peut pas être considéré comme criminel. Aussi voit-on les bandits les utiliser et les faire travailler. Toujours est-il que si les héros de Capitaines des sables sont des enfants, c'est qu'ils me touchent plus que d'autres. Ils m'ont touché quand j'étais jeune homme mais ils me touchent encore aujourd'hui. 

Vous avez une grande indulgence pour la petite escroquerie et pour l'astuce de ceux qui savent rouler les autres et trouvent le moyen de vivre sans travailler. Je pense au héros de Bahia de tous les saints qui mendie, mais sait sortir son petit couteau pour dire au passant : « Allez, donne-moi quelques milreis. » Il reste sympathique, alors que celui qui se fait dépouiller est décrit comme abruti et trop bête pour garder son argent. 

Effectivement, ma sympathie va vers ces gens-là. Parce que, quand j'étais jeune homme, j'ai vécu une vie très libre à Bahia, alors que je commençais à travailler dans le journal local à 14 ans. Ces voyous étaient mes copains et je me sens encore très proche d'eux. Si je suis un écrivain populaire, c'est parce que je touche, véritablement, une certaine fibre populaire en étant une sorte de conscience du peuple. 

Mais il y a autre chose que la reconnaissance populaire. Votre travail sur la langue a de l'importance. Vous justifiez votre pratique par le fait que le peuple du Brésil se reconnaît en vous. C'est sympathique mais c'est aussi ambigu, car qui nous dit que le peuple ne se trompe pas ? Il arrive au peuple de se reconnaître dans des dictatures, ou de croire que ces dictatures le représentent. Alors ne recherchez-vous pas autre chose que cette reconnaissance populaire ? N'êtes-vous pas concerné par la spécificité du travail d'écrivain sur la langue et dans la langue ?

Je suis un écrivain qui est très marqué par le récit oral, ce récit oral qui traite des Noirs dont nous avons parlé, cette littérature populaire, venue de la péninsule Ibérique, pleine de feuilletons et qui m'a formé. J'écris donc dans la langue du peuple de Bahia, dans une langue populaire et j'ai sans doute fait un effort pour en faire une langue qui est aussi littéraire. 

Vous êtes incontestablement l'écrivain de la vie. Mais je m'étonne, en ce qui concerne la mort, de ce qu'elle soit peu présente dans votre œuvre. Bien sûr, dans Tocaia Grande, dans La Boutique aux miracles, dans Capitaines des sables, on voit des enfants touchés par une épidémie de variole, mais la mort est toujours un peu minimisée, tournée en dérision. 

Je reconnais que c'est un thème pour lequel je n'ai aucune sympathie. Dans une préface à la traduction russe des Terres du bout du monde, Ilya Ehrenbourg a écrit que mes livres concernent toujours l'amour et la mort. Moi je pense que l'amour triomphe toujours de la mort. C'est vrai qu'elle est omniprésente dans Tocaïa Grande qui est une forme de synthèse de mes livres, et qui finit avec la mort de tous les personnages, mais je l'ai écrit quand j'avais déjà 73 ans, en 1985. 

Dans Les Deux Morts de Quinquin-la- flotte, votre héros, qui a atteint l'âge de 120 ans [errare humanum est], ne peut plus continuer son existence de fonctionnaire minable. Il quitte tout, s'installe dans un misérable taudis, boit beaucoup, joue aux cartes et devient le « Roi des vagabonds de Bahia ». Comme il aurait toujours voulu être marin, lorsqu'on l'enterre ses amis disent: « Pauvre Quinquin, tu n'auras pas accompli tes vœux, tes souhaits. » Aussi finissent-ils par le prendre et le faire boire en lui versant quelques rasades d'alcool dans la gorge avant de l'amener sur un bateau. II finira par mourir d'une deuxième mort. 

Dans ce livre, j'ai voulu montrer comment l'homme peut accomplir sa destinée. On dit toujours chez nous que la destinée se fait en Dieu, que l'on est obligé de l'accomplir. Quinquin voulait mourir comme un vieux marin qu'il n'était pas. Avec l'aide de ses amis, il va quand même finir par avoir la mort qu'il désirait, celle d'un vieux marin. Accomplir sa destinée, même après la mort avec l'aide de ses amis, voilà une idée qui m'est très chère. 

Où l'on retrouve votre indéfectible optimisme qui est à la fois individuel et social. Je pense bien sûr à L'Invitation à Bahia que vous terminez en écrivant : « Un jour la misère n'entachera plus tant de beauté, tant de poésie, les mystères de la ville de Salvador de Bahia de tous les saints » Croyez-vous vraiment que la misère n'entachera plus tant de beauté ?

Je pense qu'un jour il n'y aura plus de misère. Sans doute ne le verrai-je pas, moi qui suis vieux. Mais vous, peut-être, ou nos petits-enfants verront ce jour où il n'y aura plus de misère dans le monde. Il y aura la fraternité, j'en suis certain. Regardez la vie d'aujourd'hui : elle s'est incontestablement améliorée. Bien sûr, c'est toujours difficile, le monde avance à petits pas, mais je crois qu'il avance !

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