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2014/11/23

Entretien : Jorge Amado - Le Courrier de l'Unesco (juillet 1989)

« J'ai eu à lutter, dès mon plus jeune âge, contre des injustices et des préjugés différents, en particulier contre le racisme, qui est sans doute le préjugé le plus méprisable de tous » (Jorge Amado, 1989)

Si avoir eu vingt ans courant des années 80, c'est avoir assisté à la montée du Front National, c'est aussi avoir eu l'occasion, dans un grand mouvement de résistance populaire, d'aller applaudir Bashung ou Téléphone au premier concert gratuit de SOS racisme organisé place de la Concorde... Je me souviens aussi qu'en ce temps-là Benetton fleurissaient les murs du métro d'affiches 4x3 vantant la diversité, l'altérité et le multiculturalisme ; que les radios libres diffusaient à longueur d'antenne la world music de Paul Simon, Youssou N'Dour et Johnny Clegg ; que le métissage était ultra-vendeur et que tout le monde aimait ça... jusqu'à l'apogée de juillet 98, où des millions de personnes défilèrent sur les Champs pour célébrer la victoire du Mondial et faire unanimement l'éloge de la France black-blanc-beur.
Et puis sont venues les années 2000, l'arrivée au pouvoir d'une droite aussi stupide que décomplexée, sans aucun tabou, multipliant les discours xénophobes que des médias aux ordres s'empressaient de colporter, du soir au matin, jour après jour, comme un lent poison, une lepénisation...

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Ce dernier entretien, accordé au Courrier de l'Unesco, nous replonge avec nostalgie dans la doxa des années 80, c'est une bouffée d'air frais, un parfum d'autrefois :

Les archives du Courrier de l'Unesco (1948-2011)
Couverture de Gontran Guanaes Netto

Courrier de l'Unesco : Le Brésil est à bien des égards un microcosme, un mélange de peuples et de sensibilités venus de partout, un résumé de l'humanité. C'est aussi un seul pays, une administration, des institutions nationales. Qu'est-ce donc qui prime chez vous, la diversité ou l'unité ? Au travers de toutes les différences, peut-on parler d'un peuple brésilien, d'une culture brésilienne ? 

Jorge Amado : A mon avis, on peut parler d'un seul peuple, d'une culture originale, nés du métissage de toutes les races qui sont passées par là. 

Quelles sont-elles ?

Tout d'abord, bien sûr, les Indiens. Ensuite les Européens, des Portugais surtout. Mais peu à peu, il y a eu diversification des communautés venant d'Europe, le Portugal ayant déjà lui-même au 15ème siècle une population très mêlée. Il y avait ceux qu'on appelait les Maures ; il y avait aussi des Juifs, fuyant l'Inquisition ; on les appelait les nouveaux chrétiens, parce qu'ils s'étaient convertis, mais ils continuaient d'être persécutés. Par ailleurs, il y a eu une colonie hollandaise importante. Puis il y a eu les Africains, amenés au Brésil comme esclaves. Le mélange des races, au Brésil, s'est accéléré avec eux. Parce que les propriétaires d'esclaves, soucieux de disperser les tribus originelles, achetaient des lots d'esclaves appartenant à des tribus différentes : un Yoruba, un Bantou, un Congolais... 

Les esclaves se mélangeaient donc entre eux. Mais avec les maîtres blancs ? 

Aussi. Les Portugais se mélangeaient facilement. Le mélange a véritablement été général. De sorte qu'à l'heure actuelle, par exemple, il n'existe plus de Noir pur. Cherchez parmi les Brésiliens à peau noire. En parcourant la généalogie de n'importe lequel d'entre eux, père ou mère, grands-parents, arrière-grands parents, vous finirez toujours par dénicher un Blanc qui est passé par là. 

Et y a-t-il des Blancs purs ? 

Parmi les anciens, peut-être dans le Sud, mais très peu nombreux et difficiles à trouver, ainsi que parmi les arrivés de fraîche date et les enfants des immigrés. Mais dès la génération suivante, ils commencent à se mélanger aux autres, ils s'intègrent. Enfin, il ne faut pas oublier les Arabes, surtout chrétiens. Ils venaient du Liban, de Syrie. Chez nous on les appelait souvent les Turcs, parce que leurs pays n'étaient alors que des provinces de l'Empire ottoman. 

Toutes ces populations ne se sont tout de même pas fondues pacifiquement en une seule ! II y avait des inégalités, des rapports de pouvoir...

Evidemment. Sur les plans politique, économique, social, il y a eu des conflits aggravés par les différences ethniques et culturelles. Les populations noires, par exemple, se sont très tôt révoltées contre leur situation. Il y a eu des luttes de grande ampleur. Il y a même eu plusieurs républiques noires créées dans la montagne par des esclaves révoltés : les quilombos — l'une d'entre elles a duré près de quarante ans, repoussant tour à tour quatre armées gouvernementales. 
Après l'abolition de l'esclavage, de nouvelles vagues d'immigrants allaient se succéder, pour travailler dans les plantations de café. Des Italiens, des Allemands... Ce que je veux dire, en conclusion, c'est que l'histoire du Brésil n'a manqué ni d'inégalités ni de conflits, mais que, en dépit de cela, le processus du brassage des ethnies et des cultures n'a jamais cessé. C'est cela qui est typique du Brésil. De tout cela, une culture brésilienne est née. A partir d'une langue, le portugais, que tout le monde s'est mis à parler. 

Quelles sont les principales composantes de cette nouvelle culture ?

L'Européenne, l'Africaine et l'Indienne y ont chacune une part irremplaçable. Mais je serais tenté de dire que la source vive est en Afrique. L'âme brésilienne est née du corps à corps entre la mélancolie portugaise et la gaieté africaine. Le Portugais est en proie au doute, il est tourné vers la mort, c'est d'abord un pessimiste. L'Africain respire la vie, il est à l'aise dans son corps et dans la nature, il sait rire, fêter, jouer. Il a apporté à la nouvelle culture un rythme, une énergie vitale immédiatement reconnaissables. Vous entendez une musique brésilienne, vous voyez une danse brésilienne, vous percevez cela d'emblée. 

Cet apport est·il perceptible dans toutes les expressions de la culture brésilienne ? 

Au départ, les formes d'expressions liées à l'écrit sont plutôt influencées par l'apport européen ; mais elles s'imprègnent peu à peu, à leur tour, de l'apport africain. Le premier grand poète brésilien, Gregorio de Matas, est un mulâtre. Au 18ème siècle, vous avez surtout des écrivains d'origine blanche, mais aussi des écrivains d'origine noire. Déjà cette différenciation entre origines blanche et noire est difficile à retracer. Le plus grand romancier brésilien du 19ème siècle, Machado de Assis, est également un mulâtre. Voilà qui résume tout à fait mon propos. Bien sûr, selon les régions, vous avez telle dominante culturelle plutôt que telle autre. En Amazonie, le mélange est à dominante indienne ; vers le nordeste, il est à dominante noire, au sud, il est à dominante blanche... Mais c'est partout un mélange, et partout avec des composantes qui sont déjà proprement brésiliennes. Pour saisir toute l'importance de cette plasticité culturelle typiquement brésilienne, il n'y a qu'à regarder les neuf pays qui nous entourent : Venezuela, Colombie, Equateur, Pérou, Bolivie, Chili, Paraguay, Uruguay, Argentine. Malgré le désir d'unité qui les traverse tous, malgré leur langue commune, ce sont neuf pays distincts. Alors que le Brésil, qui a pourtant à lui seul les dimensions d'un continent, a maintenu son unité. Bien sûr, il y a à cela diverses raisons, mais à mon sens la raison déterminante aura été cette aptitude au mélange, ce désir de métissage. C'est une attitude face à la vie, que vous retrouvez, au fond, dans toutes les formes d'expression, mais qui apparaît de la manière la plus éclatante dans le carnaval — moment où tout se mélange, en chacun et entre tous. Pour le Brésilien, c'est la plus grande fête du monde. 

Le phénomène religieux reflète-t-il cette attente ?

Absolument. Il y a syncrétisme religieux comme il y a syncrétisme dans l'art. Et, là encore, le fait africain est déterminant. Les Africains ont apporté avec eux leurs visions cosmogoniques, leurs dieux, leurs cultes — qui se sont affrontés et conjugués entre eux, puisque les membres de diverses tribus vivaient ensemble. Et ces différents apports se sont mêlés à leur tour au catholicisme, puisque les Africains, dès leur arrivée, étaient immédiatement baptisés. Ainsi, au Brésil, nous sommes tous catholiques, même si nous sommes au fond fétichistes, animistes ou protestants. Les dieux eux-mêmes se sont mêlés, le carnaval est aussi un carnaval des dieux. Il est extraordinaire de constater la force de survie des dieux africains, au cœur même de la nuit esclavagiste. Les esclaves, convertis de force au catholicisme, ne pouvaient évidemment pas fêter leurs dieux en tant que tels. Alors ils les identifiaient aux saints chrétiens. Prenez par exemple la fête très catholique de saint Antoine. En même temps que les Blancs, les Noirs disaient : « On va fêter saint Antoine », mais eux, ils fêtaient Ogun, un dieu noir très populaire, dieu du métal et de la guerre. Peu à peu, le saint et le dieu se sont confondus. 

Alors, pas de racisme au Brésil ?

Il y a eu, il y a encore du racisme. Au Brésil comme dans le reste du monde, le racisme affleure, ou explose lorsque des ethnies différentes se trouvent en situation de conflit. Et cependant, le Brésil n'est pas une société raciste, en ce sens que les tendances au racisme sont contrecarrées par une propension générale au métissage et au syncrétisme. Le racisme, au lieu d'être enraciné, institutionnalisé, encouragé, tend plutôt à être désamorcé par le mouvement des mélanges, par cet élan qui résorbe les différences, qui marie les contraires. Le mélange, c'est le mot-clé de la culture brésilienne. Mes fils sont de sang italien par leur mère. Ma grand-mère était Indienne, mon arrière grand-père était Noir, mon nom porte une empreinte arabe certaine. Et moi je me sens très bien dans ma peau de Brésilien, avec ce sentiment de venir de partout et d'être si bien chez moi. Tenez, une histoire amusante à propos de mon nom. Un jour, je reçois une lettre envoyée par l'ambassade d'un pays arabe. Ma secrétaire téléphone, elle a au bout du fil l'attaché culturel de cette ambassade, qui insiste pour que je corrige mon nom. Il ne fallait pas dire Amado, mais Hamadou, le nom arabe d'origine, selon lui. Parmi les Portugais sont venues, dès le début de la colonisation, des quantités de familles portant le nom d'Amado. Jusqu'où remontaient-elles ? Probablement jusqu'à la conquête arabe de la péninsule ibérique. Mais peut-être aussi avaient-elles une origine juive. Un résumé de l'humanité, disiez-vous ? 

Donc, pour vous, le seul antidote au racisme, c'est le métissage ?

Absolument. J'ai eu à lutter, dès mon plus jeune âge, contre des injustices et des préjugés différents, en particulier contre le racisme, qui est sans doute le préjugé le plus méprisable de tous. Je suis convaincu qu'il n'existe, à la longue, qu'une seule solution véritable : résorber le racisme dans le mélange des races. 

Mais dans certains contextes politiques ou économiques défavorables à certains peuples, à certaines catégories sociales, ce mélange peut-il être autre chose que l'écrasement culturel des plus faibles par les plus forts ?

Il ne faut pas confondre faiblesse économico-politique et faiblesse culturelle. Une culture, même lorsqu'elle est portée par une communauté ou une classe opprimée, peut sauvegarder ses valeurs culturelles et même imposer certaines d'entre elles à ses oppresseurs. C'est arrivé, comme je viens de le dire, pour les populations noires du Brésil, pourtant réduites à l'esclavage, de même que pour les populations noires des Etats-Unis. Dans l'Antiquité, la Grèce n'a-t-elle pas donné l'exemple en hellénisant la culture de Rome qui l'avait vaincue et occupée ? Et plus près de nous, l'Inde, le Pakistan, l'Egypte n'ont-ils pas sauvegardé, et même vivifié et revitalisé, leurs identités culturelles au contact de la culture occidentale coloniale ? 

Qu'en est-il donc aujourd'hui, à l'heure actuelle, du Brésil ? Cet intéressant processus de métissage a-t-il enfin aboli le racisme ?

On vient de fêter le centième anniversaire de l'abolition de l'esclavage. Cela veut dire qu'il y a seulement cent ans, les Noirs — ou les métis à dominante noire — étaient encore des esclaves. Les choses ont beaucoup avancé, mais il reste beaucoup à faire. La division Blanc/Noir recoupe encore, dans une certaine mesure, la division entre les très riches et les très pauvres. Et cela ne favorise pas précisément les sentiments de fraternité. Cela veut dire qu'il faut travailler encore, avec tous les moyens dont on dispose — le combat politique démocratique, les réformes sociales, les œuvres de culture — pour résoudre les problèmes et rapprocher les hommes. Dans le domaine de la culture, notamment, il faut combattre le culte de la violence dans ces formes d'expression très populaires que sont la télévision et le cinéma. Il ne s'agit pas d'interdire des films exaltant la violence, mais de créer des œuvres nouvelles, des films exaltant, au contraire, l'amour, l'amitié, la solidarité. C'est une voie difficile, mais je crois qu'à long terme, c'est la seule bonne. Au fond, depuis le commencement du monde, les choses ont malgré tout avancé, non ? Je ne sais si un jour se réalisera un monde où l'homme cessera d'être un ennemi pour l'homme, où la couleur de la peau ne comptera pas plus que les différences d'âge, un monde enfin fraternel. Mais il faut se battre avec l'espoir qu'on y arrivera. Sans quoi, c'est l'angoisse, une grande misère. J'ai lutté toute ma vie avec cet espoir dans la tête. J'ai eu bien sûr des déceptions, j'ai connu des moments pénibles sous la dictature ou lorsque j'ai dû revenir sur certaines idées que j'avais longtemps tenues pour sacrées. Mais je n'ai jamais perdu cet espoir-là. Si je l'avais perdu, je n'aurais pas pu continuer à lutter, à écrire. Tout aurait été fini pour moi. 

Une image d'espoir ?

L'image du carnaval. Tous ces blonds, ces bruns, ces noirs, qui parlent parfois de séparation entre les races mais qui se retrouvent, se mêlent, dansent ensemble, et finalement se marient entre eux !

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