« Avant j'étais un pamphlétaire, je divisais le monde entre les bons et les mauvais. Aujourd'hui, je sais que personne n'est tout noir ou tout blanc. Il y a des dosages en chacun » (Jorge Amado, 1970)
En 1970, la jeune révolutionnaire Dilma Rousseff était arrêtée par la police secrète pour faits de résistance armée, puis torturée durant vingt-deux jours avant que d'être jugée et finalement condamnée par un tribunal militaire à trois ans de détention dans les geôles du général Emílio Médici.
En 1970, au deuxième étage d'un immeuble relativement cossu du Quartier Latin, Jorge Amado, de passage à Paris, accordait à Gilles Lapouge une assez curieuse interview, puisque l'écrivain brésilien — le même qui, vingt ans plus tôt, fustigeait les régimes oppressifs et l'impérialisme nord-américain — passa non seulement sous silence la guerre du Vietnam, mais n'évoqua pas même une seule fois la dictature sévissant au Brésil depuis 1964. Prudente auto-censure ? Ou bien l'auteur des Chemins de la faim et du Bateau négrier s'est-il embourgeoisé au point d'atteindre la souveraine indifférence à la misère de ceux qui vivent dans la plus grande opulence ? Ni l'un ni l'autre. C'est un mauvais procès intenté à quelqu'un qui, tout au long de sa vie, a beaucoup donné de sa personne : l'exil, la prison, la censure, Amado connaît ; les anathèmes et les procès truqués, aussi.
Certes, le Jorge Amado de 1970 n'est plus tout à fait celui des années 1948, 49, 50... qui s'en allait par monts et par vaux, un bandeau sur les yeux, prêcher la parole du Parti. Certes, le stalinien d'hier a troqué depuis longtemps la vieille bure de l'apôtre contre un accoutrement d'Immortel siégeant de temps à autre au beau milieu de ses pairs. En l'espace d'une seule décennie, sa notoriété a considérablement grandi et sa fortune considérablement grossi, l'homme aussi d'ailleurs. Devenu plus rond et plus malin qu'un vieux singe, Jorge Amado a peu à peu changé de forme et de statut, c'est certain, mais sans pour autant changer d'idéal : le progrès social. S'il a quitté l'arène politique — ses intrigues, ses duperies, ses coups bas — il n'en continue pas moins à dénoncer à travers ses romans les mêmes injustices que par le passé. Et si son discours est à présent beaucoup moins virulent et beaucoup moins sectaire, il est aussi nettement plus drôle... et donc, peut-être, plus efficace.
En 1969, aux pires moments de la dictature militaire, Jorge Amado publiait La boutique aux miracles, l'un de ses meilleurs romans. Outre qu'il y dénonçait avec humour les préjugés raciaux d'une élite has-been, il tournait aussi en ridicule le chef de la police et ses sbires, prônait la solidarité entre les minorités, les opprimés, les déshérités, et les encourageait à lutter sans faiblir, montrant ainsi la voie à suivre pour qui veut reconquérir tout à la fois sa dignité et sa liberté.
En 1970, Jorge Amado initiait, avec l'aide d'Erico Verissimo, un mouvement de résistance pour contrecarrer un projet de loi du ministère de la Justice visant à instaurer une censure préalable à la publication des livres. Relayé par la plupart des grands quotidiens brésiliens, le mouvement pris une telle et si grande ampleur qu'il se transforma bientôt en pétition nationale et, comme les signatures affluèrent de toute part, la loi ne vit jamais le jour.
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Gilles Lapouge est aujourd'hui âgé de 91 ans. Ancien producteur-animateur de France Culture (Agora, En étrange pays...), il est également géographe et journaliste, voyageur et conteur d'histoires, poète et romancier, auteur notamment d'un Dictionnaire amoureux du Brésil, d'Equinoxiale, de La Mission des Frontières... ouvrages que nous n'avons pas lu. C'est une lacune.
La Quinzaine littéraire |
Voici quarante ans qu’il nous envoie des nouvelles régulières de Bahia et du Nord-Est brésilien. Il veille pour nous, là-bas, de l’autre côté du monde, dans l’énorme cité chaude et langoureuse où des nègres dont les yeux sont bleus dansent avec des mulâtresses belles comme l’or. Quand le crépuscule descend sur le port, il nous fait signe, il nous pilote dans le lacis de ruelles qui zigzaguent au flanc de la colline, parmi les églises baroques, les demeures patriciennes aux faïences bleues, les taudis de planches.
Pour quelques jours, il a abandonné son fief. La rue Monsieur le Prince a pris la place de la colline de fleurs et de palmes. Il y est aussi à l’aise que dans les bistrots de Bahia. Modeste, élégant, presque invisible avec sa silhouette vive et racée, les cheveux blancs, la moustache chaplinesque et tant d’amusement, toujours, dans les yeux. Sa jeunesse surprend, depuis le temps qu’il est illustre, est-ce qu’il ne devrait pas avoir cent ans ? C’est qu’il avait à peine vingt ans quand son premier livre, Cacao, faisait connaître son nom au monde entier, en 1933. Traduit en trente-deux langues, best-seller mondial, monument de la littérature brésilienne, prix Staline en 1949, il semble ignorer sa propre célébrité. Il parle comme il écrit, dans un beau langage simple, on dirait d’un chapitre de son dernier livre traduit en français : les Pâtres de la nuit, ouvrage ancien du reste puisqu'il a été publié au Brésil en 1964 et que deux gros romans ont suivi.
C'est une chronique sur les vagabonds de Bahia. J'aime bien ces gens-là. A Bahia, j'ai une maison sur la colline, on vient souvent me voir. Parfois, on me téléphone d'abord et cela veut dire que des étrangers vont m'interviewer sur l'existence de Dieu ou sur la littérature et que voulez-vous que je leur raconte ? D'autres fois, on se présente chez moi sans me prévenir et alors ce sont des gens de Bahia. Des gens très pauvres mais civilisés, merveilleusement civilisés. Ils viennent me voir sans motif. Pour me dire bonjour. Ils n'ont pas le sou, eh bien, ils se présentent comme votre égal. Ce sont mes amis car ils n'ont aucun intérêt en arrière de la tête. Ils m'apportent des cadeaux : une histoire qu'ils trouvent jolie, ou bien une figurine de céramique et ils bavardent. Nous autres, Brésiliens, ce qui nous intéresse est assez simple : les femmes, la politique, le football, des choses comme ça, voilà de quoi je parle avec eux.
En France, on connaît Jorge Amado comme un écrivain engagé : Terres violentes, Bahia de tous les Saints, Gabriela, Capitaine des sables, la Terre aux fruits d'or; vingt romans nous ont habitués à cette voix violente et exaltée qui luttait contre toutes les injustices. La vie de Jorge Amado porte trace du long combat : emprisonné à plusieurs reprises, il a aussi passé plusieurs années d'exil en Russie, en Argentine, en France. Or, ses derniers livres étonnent. La révolte s'y tempère, elle change de registre. Plus trace de prédication. Le lyrisme cède à l'ironie. Les Pâtres de la nuit sont ainsi d'étranges figures qui forment un carnaval nocturne et étincelant, dans la joie, l'ivresse et la bouffonnerie : le caporal Martim, beau parleur et champion du jeu de cartes, bourreau de tous les cœurs et dont le mariage avec la belle Marialva tourne au désastre; le nègre Massu, géant débonnaire, dont le fils aura comme parrain à l'église Notre-Dame du Bonfim, le dieu noir Ogun, maître des métaux, en personne; Curio, amoureux de toutes les mulâtresses et qui a l'idée saugrenue de les séduire avec une souris savante qui ne parvient pas à les épouvanter; enfin, le plus noble de tous, Jésuino-le-coq-fou, homme libre, qui promène ses souliers crevés, d'où dépassent ses orteils, avec la dignité d'un aristocrate de haut rang. Aucun de ces hommes n'a la fibre révolutionnaire. Non qu'ils acceptent l'injustice ou l'ordre des choses mais ils ne l'attaquent pas de front. Ils conduisent leur lutte avec d'autres armes inédites chez Jorge Amado : une sorte de résignation hautaine, le culte de l'amitié et de l'amour, du rêve, de la poésie et de l'humour.
Oui, on m'a dit cela. On m'a dit que depuis Gabriela, fille du Brésil, en 1958, mes livres ont changé de ton mais est-ce que c'est tout à fait juste ? Regardez la fin des Pâtres de la nuit : les pauvres décident, contre l'administration, de construire un village sauvage sur la colline de Tue-le-Chat. Ce qui est vrai, c'est qu'aujourd'hui, je raconte cette histoire telle qu'elle pourrait arriver au Brésil, dans un mélange de drame et de joie. Il y a une chose qu'il faut savoir : au Brésil, les gens sont très malheureux mais ils ne sont jamais tristes, surtout dans le Nord-Est. Ils ont une joie terrible qui leur permet, malgré la faim ou l'injustice, d'aller de l'avant. Cela était déjà dit dans mes premiers livres. Le changement, c'est qu'avant j'étais un pamphlétaire, je divisais le monde entre les bons et les mauvais. Aujourd'hui, je sais que personne n'est tout noir ou tout blanc. Il y a des dosages en chacun, c'est ce que j'ai appris chez Dickens, chez Gorki.
Une grande partie du livre se passe dans les cérémonies noires du « candomblé ». On dirait que les pauvres y puisent leur force.
Vous savez, ces gens-là étaient des esclaves. Et c'est cette vie religieuse qui les a aidés à survivre car elle est très belle, très profondément liée à la nature primitive. Ces cultes syncrétiques ont traversé tout l'esclavage et aujourd'hui ils se multiplient. En 1935, j'ai écrit un guide de Bahia, il y avait 180 candomblés. En 1961, j'ai révisé ce guide, il y avait 611 candomblés. Aujourd'hui, il y en a plus de mille. Dans les autres parties du Brésil, on assiste à la naissance de nouveaux cultes, celui de la Umbanda. Là, le mélange est encore plus grand : vous avez des rites animistes d'Afrique, des cultes indigènes d'Amérique, des bribes chrétiennes et par-dessus tout cela, du spiritisme. Ces choses-là sont essentielles chez nous. Vous savez que le culte du candomblé, qui est somptueux, est très cher et pourtant tout le peuple y participe. Pas seulement le peuple : on serait surpris de connaître le nom de personnes de la haute bourgeoisie qui viennent de São Paulo, de Rio, pour consulter les maîtresses du culte, ces vieilles femmes qu'on appelle les « mères de saints ». Je les aime beaucoup, elles ont une grande sagesse, une finesse extraordinaire et puis, qu'un banquier vienne se soumettre à la décision de ces femmes, c'est intéressant, non ?
Il y a une autre catégorie de femmes dont vous parlez avec tendresse, dans les Pâtres de la nuit, les putains ?
Ah, peut-être que je suis un peu de parti-pris, vous ne croyez pas mais que voulez-vous, elles sont charmantes, ces petites-là. Quand j'étais jeune, j'allais souvent dans ce bordel pauvre dont je parle dans les Pâtres, le « Castello ». La patronne, Tiberia, était une femme adorable. Elle était une vraie mère pour les « petites », elle les consolait de leurs peines de cœur, elle veillait sur elles. Le mari de Tiberia était tailleur, il faisait les soutanes des curés de Bahia. Quand elle a été très malade, elle m'a envoyé un mot, j'ai pu la revoir avant qu'elle meure. Je vais même vous dire que dans une certaine partie de ma vie, je vivais presque dans ce bordel, j'y mangeais souvent. J'étais très heureux. J'avais même organisé des soirées littéraires, nous lisions des poèmes, des textes, nous les commentions.
Vous m'avez dit que vous n'aimez pas parler littérature.
Mais c'étaient des putains. Je n'ai rien contre les critiques. Ils font leur métier et ils le font sûrement très bien. Moi, j'écris des histoires. Remarquez, je ne veux pas jouer à l'écrivain qui ignore la littérature. Je lis. Il y a des livres que j'aime et des livres que j'admire.
C'est-à-dire ?
Eh bien, si je lis un livre de Miguel Angel Asturias, je suis ravi et en même temps un peu triste parce que je me dis : « Voilà le livre que j'aurais aimé écrire.» Mais si je lis un texte de Borges, je suis béat d'admiration et je me dis : « Voilà un texte que je ne regrette pas de n'avoir pas écrit ». Pour en revenir aux critiques, aujourd'hui, je me demande s'ils n'accordent pas trop d'importance aux problèmes formels. Je pense à João Guimarães Rosa, qui était mon ami. Bien. Tout le monde reconnaît un très grand écrivain mais les critiques le voient surtout comme un créateur de langage. Et pourtant, en définitive, pourquoi Guimarães Rosa est-il un très grand romancier ? Parce qu'il est inventeur d'univers. Il faut aussi vous dire que nous autres, écrivains brésiliens, nous n'avons pas une vie littéraire au sens français du terme. Je vous raconte une histoire : dans un village, il y a une fête. Les paysans boivent beaucoup et l'un d'eux s'approche du pasteur du village, lui dit : « On ne vous offre pas à boire parce que vous êtes un prédicateur ». Et le pasteur : « Ecoute, je suis un prédicateur seulement quand je prêche. Mais quand je bois, je suis un buveur ». Voila. En France, les écrivains sont écrivains vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Nous autres, je crois plutôt que nous écrivons parce que nous vivons. Je vous dis encore une histoire. Il y a un écrivain dans son jardin, il se balance dans son hamac. Un voisin passe, le salue et lui dit : « Vous êtes en train de vous reposer ? ». «Non, dit l'écrivain, je suis en train de travailler ». Le lendemain, l'écrivain coupe de l'herbe dans son jardin. Le même voisin lui dit : « Vous êtes en train de travailler ? » et l'écrivain : « Non, je me repose ».
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