« La fonction primordiale de
l'art est d'aider l'homme dans sa marche vers une réalité toujours plus
profonde. » (J. Amado, 1948)
Même contexte historique que le billet précédent, mais
avec, cette fois-ci, des questions au contour nettement plus politique, règle
éditoriale du journal oblige.
On pourra éventuellement trouver à cet entretien un petit
goût de suranné ou, au contraire, estimer qu'il n'a rien perdu de son actualité...
mais on retiendra surtout que les intellectuels d'après-guerre participaient à
la vie de la cité en s'engageant corps et âme dans le combat des idées ; aussi qu'ils
n'avaient pas pour nom Soral, Zemmour et autres propagandistes à la petite
semaine de la xénophobie et du nationalisme — lesquelles doctrines avaient d'ailleurs
conduit l'Europe au chaos, qu'on se le dise — mais qu'ils s'appelaient alors
André Malraux, Albert Camus, Jean-Paul Sartre... et Jorge Amado.
A noter enfin que Dominique Desanti, outre sa
fonction de journaliste, était également romancière, biographe, historienne, et
accessoirement mariée au philosophe des mathématiques Jean-Toussaint Desanti, avec
lequel elle entra dans la Résistance dès la première heure.
La première fois que j'ai rencontré Jorge Amado, il était en noir, à une réception; il avait l'air, avec son visage sépia, son regard sombre, ses cheveux d'encre de Chine d'un de ses propres personnages, d'un paysan brésilien venu à la ville en costume de cérémonie, et on sentait « qu'il n'aimait pas ça ». Je lui ai d'ailleurs trouvé une tête d'ours. La fois suivante, dans sa chambre en désordre, pleine de visiteurs, tous Brésiliens, tous chassés, il portait plus de couleurs qu'un tableau de Portinari, et ça lui allait bien, il était chez lui.
Je lui ai parlé de Terre violente; mais on ne peut pas dire à un auteur combien on aime son livre quand on l'aime à ce point; et celui-ci est, sans doute, un des meilleurs romans publiés depuis la Libération, et l'un de ceux dont on a le moins parlé.
L'auteur correspond au livre; il a fui une école de frères à 13 ans; à 15 ans, il était journaliste; à 19 ans, il publiait son premier roman : Au pays du carnaval; à 20 ans, Cacao le rend célèbre. Il parle des plantations, des taudis dans les villes, de la vie des nègres dans Bahia de tous les saints, qui le porte au premier plan de la littérature brésilienne; il remporte le « Goncourt brésilien » en 1936, l'année même où il est emprisonné pour la première fois comme révolutionnaire. En 1937, Vargas le fait arrêter à nouveau; ses livres sont brûlés, mis au pilon; en 1941, il part pour l'Argentine, revient en 1943 pour militer en faveur de la guerre aux côtés des Alliés. En 1945, il est élu député... le voilà proscrit, tandis qu'on annonce le procès de Luiz Carlos Prestes et qu'on reste sans nouvelles de Pablo Neruda.
Je l'attaque :
- Cette influence américaine qui tente par tous les moyens de pénétrer au Brésil se sert-elle des intellectuels brésiliens ?
- Dans leur ensemble, les intellectuels réagissent contre cette influence, maintenant. Au cours de la guerre, beaucoup d’écrivains, de savants, d'artistes ont été invités aux Etats-Unis; il en a résulté une sympathie certaine, mais qui allait à l'Amérique de Roosevelt, à celle qui combattait le fascisme. Maintenant, l'influence américaine crée le fascisme, et les intellectuels s'en sont aperçus. Depuis l'interdiction du Parti Communiste, beaucoup d'entre eux (et même des catholiques, des « maritainistes » comme nous disons) se sont rapprochés de lui. Nous comptons parmi les progressistes le plus grand de nos peintres : Portinari, le plus grand architecte : Neimeyer, le plus grand chimiste : Schemberg.
Mais, pour reprendre votre question, l'Amérique a trouvé des intellectuels pour faire sa propagande; malheureusement pour elle, ce sont ceux qui avaient servi le nazisme, le fascisme et les Japonais, comme, par exemple, Plinio Salgado (qui fut le chef des « chemises vertes » brésiliens !).
L'influence fasciste est également propagée par les livres et les conférenciers envoyés par Salazar et par Franco; notre gouvernement oppose les livres portugais venus de Lisbonne ou même directement imprimés aux Etats-Unis (les Editions Pingouin, par exemple, ou le Reader's Digest, qui ne nous a pas épargnés), à l'influence française, pourtant traditionnelle chez nous, et à notre propre littérature nationale. Tenez, au Brésil le français était obligatoire dans les écoles : maintenant, les élèves ont le choix entre le français et l'anglais.
- La technique américaine a-t-elle influencé vos romanciers ?
- Non, je ne le pense pas. Sur certains points, les deux techniques ont suivi une voie parallèle : Caldwell a retrouvé le langage des paysans; nos romanciers, en plongeant dans la vie brésilienne, ont abandonné le portugais littéraire pour revenir à la langue de leur peuple et de leur pays.
C'est là la grande innovation des dernières années; mais la technique du récit reste chez nous... comment dire... nationale.
Avant 1930, l'influence française était très forte : ces écrivains précisément, qui écrivaient en portugais littéraire et restaient très loin du peuple (qui, de son côté, restait très loin d'eux) vivaient du souvenir d'écrivains « attiques » de chez vous.
Tenez, un fait montre l'évolution de la littérature : après la guerre, les écrivains ont vécu de leur plume, pour la première fois, tant les tirages ont monté. Autrefois, 3.000 exemplaires constituaient un gros tirage.
- Je sais que vos livres atteignent les 20.000... Dites-moi, comment se comportent vos intellectuels en face du courant révolutionnaire ?
Amado fronce un peu le visage, réfléchit, et dit lentement :
- Nos intellectuels sont entièrement pris par la lutte, en ce moment, car il ne faut pas oublier qu'au Brésil nous luttons pour obtenir la liberté de la petite bourgeoisie libérale et que nous franchissons une étape de révolution bourgeoise. Le contenu de nos œuvres porte toujours une marque sociale, une marque de combat, de sorte qu'une peinture abstraite, par exemple, serait inimaginable au Brésil, en ce moment. La culture est devenue un front et un moyen de lutte; et n'oubliez pas le degré d'évolution de notre peuple. Les mouvements progressistes, chez nous, demandent à leurs adhérents de peindre et d'écrire pour le peuple.
Tenez, un fait caractéristique. Nous avons un vieux poète que l'on pourrait comparer à Paul Valéry; il s'appelle Monteiro Lobato. C'est aussi le maître du conte. Il a commencé maintenant à écrire pour les enfants. Il est rentré de voyage le jour de l'interdiction du Parti Communiste; aux journalistes venus l'attendre à la gare et qui lui demandaient son opinion à ce sujet, il a répondu : « Cette décision me donne envie d'adhérer au Parti Communiste ». Le livre qu'il vient de faire éditer a la forme d'un conte pour enfants; il s'adresse en réalité aux paysans et traite de la réforme agraire; la police a saisi l'édition entière.
- De sorte que tous vos intellectuels sont « engagés » fortement ?
Jorge Amado, tout en parlant, s'est levé des dizaines de fois, a reçu des jeunes gens, donné quelques signatures, commandé un bain à la femme de chambre. Il se rassied à califourchon sur sa chaise, les bras sur le dossier, la tête sur les bras, tandis que je demande :
- Il me semble que situer l'intellectuel au-dessus et en dehors de la politique risque de devenir dangereux. Car, à la limite, cette position conduit à la vieille rengaine : « L'artiste est un jardinier dans son jardin », comme dit votre André Maurois, chéri de nos demoiselles. Or, nous admettons tous, n'est-ce pas. que l'artiste a un double devoir de citoyen, qui prime tout, auquel tout doit être subordonné. Dans la mesure où l'artiste s'isole de la vie, il adopte une attitude de fuite devant le réel. Et c’est déjà là une attitude réactionnaire devant l'événement, car, enfin, la fonction primordiale de l'art est d'aider l'homme dans sa marche vers une réalité toujours plus profonde.
- Et l'existentialisme ? A-t-il pénétré jusqu'au Brésil ? Y exerce-t-il une influence ? Qu'en pensent vos littérateurs réactionnaires ?
- Nos littérateurs réactionnaires sont groupés à l'ombre de Proust. Quant à l'existentialisme, il a été précédé par sa propre critique, faite par des progressistes. Quand les premiers ouvrages existentialistes paraîtront en traduction, ils rencontreront déjà une résistance.
Les groupes d'intellectuels influencés par l'Amérique tentent bien de faire de l'existentialisme un refuge et un contrepoids au courant révolutionnaire... Mais, encore une fois, je dois insister sur la différence de situation. Les conditions de vie de notre jeunesse petite bourgeoise ne la prédisposent pas à l'existentialisme. Car, chez nous, les jeunes bourgeois ne sont pas des décadents, ils sont, au contraire, animés d'une furieuse envie de vivre. C'est pourquoi l'existentialisme échouera auprès d’eux. C'est pourquoi, aussi, les théories progressistes les entraînent.
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