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2014/12/29

Homophonies approximatives (OuLiPo) : Lovecraft (Le rôdeur devant le seuil)

Dagon le jeune dauphin
Aime beaucoup ses copains
À faces de batraciens
Mais comme ils puent du nez
Il a dû s'isoler

Moralité : leur odeur d'évent l'esseule

Des homophonies approximatives, tribute to El Chorizo, et en l'honneur Howard Phillips Lovecraft, sur le recueil Le rôdeur devant le seuil

2014/12/27

Paroles de Poilu : Jeannine Marcou (1907-2004)

Ci-dessous l'émouvante lettre d'une fillette de 8 ans à l'approche de Noël 1914, son premier Noël sans papa...
Elle s'appelait Jeannine, mais son père l'avait affectueusement surnommée "Chipette"... et bien que Chipette évoluait au sein d'une famille aisée, on verra qu'elle pensait d'abord aux autres avant que de penser à soi-même :

Pour Noële

Petit Jésu, apportez moi s'il vous plaît la Victoire

Des chaussettes pour les soldats

20 francs pour envoyer aux soldats à papa

La fin de la guerre (dans un mois si vous voulez)

Je voudrais aussi que papa ne soit pas tuer

Que le paralytique de l'hopitale de maman ne soit pas si ennuyeux

Comme poupée : un soldat Anglais

Jeannine Marcou


(Le grand-père de Jeannine était Charles Chenu, bâtonnier du barreau de Paris, surtout connu pour avoir défendu la famille de Gaston Calmette lors du procès de l'épouse de Joseph Caillaux)

2014/12/24

Spacca : Feliz natal e ótimo 2015 (BD)

On ne trouvera chez moi ni sapin, ni guirlandes, ni rien qui rappelle la Nativité, hormis ces quatre planches du dessinateur brésilien João Spacca de Oliveira, qu'il a lui-même traduites en français tout spécialement pour nous. C'est un cadeau ! Et mieux encore : une aimable pensée, un geste d'amitié, un petit message d'espoir venu d'outre-Atlantique... Joyeux Noël à tous !





2014/12/22

Feuille, ciseaux, pierre, sable

"Apprends à écrire tes blessures dans le sable et à graver tes joies dans la pierre."

Ah, Lao Tseu. Ah la Chine. Leurs produits manufacturés sont à obsolescence programmée, mais leurs maximes sont intemporelles... Je veux dire, les Chinois... Quoi ? Moi un beauf ?
 
Et impossible de deviner leur âge...

A tel point qu'aujourd'hui, entre une maxime intemporelle et un produit manufacturé, je ne fais plus bien la différence

2014/12/21

Antônio Torres : Chien et Loup

« Me voilà de retour au pays, cette terre de philosophes et de fous, à commencer par mon père, qui tient un peu des deux... » (Antônio Torres)

Couverture de
Victor Burton
J'aime décidément beaucoup Chien et Loup, malgré l'absence totale d'intrigue, de suspense ou d'action : un livre où il ne se passe quasiment rien mais qui pourtant vous captive, tellement les mots tracés par la plume sont ici portés par la voix. Une voix qui parle des choses de la vie les plus simples, comme par exemple du temps qui court et des rêves qu'on laisse derrière soi : parents qui vieillissent et copains d'école qu'on oublie, désillusions d'amour et déclin du corps... ce petit parfum de nostalgie que dégage "les plus de quarante ans" à cet instant de la vie où ils ne sont plus tout à fait jeunes mais pas encore tout à fait vieux : entre chien et loup. 

Antônio Torres a 57 ans lorsqu'il remet en scène Totonhim et les principaux personnages de Cette Terre, un roman publié vingt-et-un ans plus tôt. Deux décennies durant lesquelles l'auteur a gagné en maturité et maîtrise de son art, cependant que Totonhim perdait pied à São Paulo : le chômage le guette et son couple bat de l'aile, tout part en sucette sans préavis ni raison. Un peu paumé dans sa vie comme dans sa ville, il décide alors de renouer avec ses racines en s'en allant passer 24h00 en compagnie de son père dans le village où il est né, a grandi et connu ses premiers émois. De ces retrouvailles entre un vieux loup solitaire et un chien perdu naissent peut-être les pages les plus sensibles du roman, encore que celles où Tontonhim retrouve son premier amour de jeunesse ne manqueront pas de rappeler à chacun ses propres souvenirs, comme celles où il s'en va visiter la maison de son enfance... dont il ne reste plus rien qu'un morceau de tuile cassée : 

[...] J'arrive à la barrière. Le chien ne vient pas en courant de la maison, en sautant de joie, pour m'accueillir. Et la barrière est attachée au pieu par une chaîne. Avec un peu de précaution et beaucoup d'effort, j'arrive à la sauter. Je monte le raidillon, redécouvrant ici et là les vestiges du chemin que nous parcourions chaque jour, aujourd'hui envahi de ronces. Rien de plus facile que de retrouver l'endroit précis où mon père avait bâti la maison si solidement. L'énorme ficus qui trônait devant, avec son ombrage bienfaisant, est toujours là, seul témoin du temps passé. Partant de lui, j'essaie de reconstituer chaque espace. La grande véranda. Le salon. La chambre des garçons. La salle à manger, la chambre des parents, la chambre des filles, le couloir de la cuisine, la dépense, le grenier pour les haricots, le maïs, la farine et les régimes de bananes, le cabinet de toilette, la petite véranda du fond qui donnait sur le jardin rempli de fleur, le moulin à farine tout de suite après, le papayer près de la fenêtre de la salle à manger, et tant d'arbres encore — juazeiro, cajazeira, graviola, araticum, pinha — tout autour de la maison, donnant leurs fruits et leur ombre. De tout cela, plus rien. Plus rien, à part l'herbe qui a recouvert toute trace de notre existence ici. Et ce poteau où j'accrochais la cage de mon canari jaune, où se trouvait-il ? Et le chant du hamac dans lequel je me balançais, en voyant le monde monter et descendre ? Et mon lit, où je rêvais de la ville ? Plus rien. Plus rien à part un bout de tuile cassée, que je ramasse et caresse au creux de ma main. Ma sœur Noêmia m'avait prévenu pourtant, pas plus tard qu'hier : 
— Totonhim, n'y va pas. La seule chose que tu vas y trouver c'est un bout de tuile cassée. J'en ai ramassé un, Totonhim. Et j'ai pleuré comme une enfant. Tu t'imagines, Totonhim, toute notre histoire réduite à un bout de tuile cassée... 
Tant de rêves, tant de rêves, je me dis, déambulant d'un côté sur l'autre, le bout de tuile dans la main. Une tuile faite par mon père, certainement, dans sa tuilerie tout en bas, près de l'étang. Tant de rêves, tant de rêves, maintenant je parle tout haut, et fort, je hurle, je m'adresse au vent, à l'herbe, au ficus, au tesson de tuile, à la poussière. Noêmia a dit que moi aussi j'allais pleurer quand j'en trouverais un. Non, je ne pleure pas. Mais c'est pire. J'ai l'impression que je deviens fou. Je regarde alentour, cherchant à localiser les maisons du voisinage, des grands-parents paternels et maternels, des oncles et des tantes, de toute la famille. Il n'y a plus que les arbres qui entouraient chacune d'elles. Je commence à crier le nom des personnes que j'aimais le plus, et je me souviens du temps où, quand je criais, quelqu'un répondait. C'était un enfant qui en appelait un autre pour qu'il vienne coucher chez lui. Pour jouer ensemble. Aujourd'hui mon cri ne rencontre aucun écho et se perd dans l'espace, dérisoire. Un cri pour personne. 

Antônio Torres : Chien et Loup (1997)
Traduction de Cécile Tricoire (2000)
Aux Editions Phébus

Trois peintures de Bruna Zanqueta, tirées de la série intitulée "A Cor dos Despossuídos" (2013) 

2014/12/15

Livres numériques et petites mains

Scanner avec doigtier
Livres hérétiques, de sorcellerie ou obscènes, il y a un Index pour cela. Dans un processus inconscient de sélection darwinienne, l'église sur son Saint-Siège mit en exergue des livres à lire absolument. Dur labeur de la congrégation de l'Index (baptisée en 1571) qui dut se palucher les livres à lecture absolument proscrite,  ceux méritant juste correction (donec expurgetur) ou grosse purge (donec expurgetur). L'Index Liborum Prohibitum vit le jour dans l’œil illuminé du pape népote Paul IV en 1559, sous l'impulsion de la très sainte Inquisition, se confirma avec le concile de Trente, et l'Index survécut et fut mis à jour jusqu'en 1961. Sans jamais y inclure Darwin, va comprendre, Charles.

On sait depuis Le nom de la rose, d'Umberto Eco, qu'In pagina Venenum, que le poison peut être caché dans les pages des livres, que seuls les doigts gantés de Guillaume de Baskerville lui permettent de lire  une Comédie perdue d'Aristote.

Le livre est devenu numérique, digital, et s'il est lu, c'est grâce à d'autres doigts. Ceux-là, couverts de préservatifs, à la couleur de la rose, pourraient opérer un toucher médical, ou licencieux. Ce sont les doigts des petites mains qui scannent anonymement les livres, quelques dizaines de millions, que l'on retrouve au rayon des Google Books, par exemple. Ce sont les petites mains analogiques qui maintiennent un pan de l'économie numérique (voir Amazon: l'algorithme contre le libraire). On imagine les blessures et les mycoses, les allergies au latex. C'est peut-être les mains positives ou négatives de l'art numérique pariétal de demain.


2014/12/13

Des chiffres et des lettres



Une des hypothèses probables de la création du pseudonyme de Voltaire est que l'écrivain, fils de François Arouet, a anagrammisé l'abréviation de « Arouet Le Jeune », soit AROUET L. J., en usant de la licence autorisée par l'écriture latine, où U = V et J = I : une anagramme de AROVETLI est en effet VOLTAIRE.

À Paris, sur le boulevard qui lui rend hommage, est sise certaine librairie à une adresse assez caractéristique puisque ce numéro de l'artère est un nombre composé de trois chiffres dont le premier ôté du second donne le troisième et, en y adjoignant à droite un quatrième chiffre qui est la moitié du troisième, on obtient le titre du roman d'un écrivain anglais dont l'énoncé phonétique du patronyme (lui-même un pseudonyme, ailleurs) évoque précisément l'origine de l'anagramme précitée — sans tenir compte cette fois de la licence latiniste.

Quel est cet écrivain, quel est ce roman, quelle est cette librairie, et pourquoi ?

2014/12/12

Herberto Sales : Les visages du temps

« Un livre dense et fort avec des personnages de chair et de sang, qui raconte la saga de la colonisation, le moment où Portugais, Noirs et Indiens se mêlent sur une terre sauvage, à une époque pleine de périls et de menaces » (extrait de la postface de Jorge Amado)

Ecrit à la façon d'un récit d'explorateur d'autrefois, ce livre, à la fois subtil et jubilatoire, nous plonge non seulement dans l'histoire spécifique de la colonisation du Nordeste, mais nous explique également, par extension du sujet, comment se forma l'immense et métissée nation brésilienne, aussi comment s'établirent les rapports inter-raciaux et tout ce qu'il reste encore d'eux aujourd'hui...
Ceci étant dit, Les visages du temps n'est pas l'énième ouvrage d'un universitaire à barbiche pétri de science et d'érudition, mais plutôt un roman d'aventure et d'amour, avec moult personnages et maintes péripéties, à commencer par l'arrivée en terre brésilienne d'un riche gentilhomme portugais, Policarpo Golfão, accompagné de son cousin bâtard Quincas Alçada...
Sans rien dévoiler de l'intrigue, disons simplement qu'à peine débarqué du galion, Policarpo Golfão tombera éperdument amoureux d'une dénommée Liberata — fille cadette d'une famille de notable établie de longue date à Bahia — mais qu'il lui faudra employer force ruses et malices pour parvenir un jour à ses fins. Ajoutons que les épisodes s'enchaînent rapidement, chacun d'eux montrant une facette différente des coutumes de l'époque, le 18ème siècle, et qu'il est donc évidemment question de la manière dont les terres furent cédées, les esclaves traités ou les autochtones convertis. Evident aussi qu'autour de quelques Blancs, figures dominantes du roman, gravite quantité de Noirs et d'Indiens, personnages à la fois secondaires et omniprésents, vu qu'ils préparaient puis servaient les repas de leurs maîtres, gardaient leur bétail, torchaient leurs gamins, bâtissaient et récuraient leurs demeures, cultivaient leurs champs, etc. De cette armée de travailleurs mise au service d'une poignée de privilégiés, l'auteur dresse un tableau somme toute assez complet, plutôt bien nuancé et bourré d'ironie, qu'il manie d'ailleurs avec dextérité. Ainsi, entre autres personnages croisés au fil des pages, on se souviendra longtemps du Nègre Domiciano qui, sitôt affranchi, deviendra le plus redoutable des chasseurs d'esclaves en cavale... aussi de cette tribu d'Indiens maracas, tous désespérément hermétiques aux bienfaits d'une civilisation qui, après les avoir dépossédé de leurs terres en échange d'un baptême chrétien, les repoussera toujours plus loin et plus profond dans la forêt Amazonienne... et on se rappellera surtout de Gertrude, une "négrillonne bien tournée", achetée 50$00 selon les tarifs du marché en vigueur : née en Afrique et vendue au Brésil, elle gravira pas à pas les échelons de la hiérarchie sociale grâce à ses seuls mérites et capacités...
Comment le destin de Gertrude se mêlera à celui de la famille Golfão, de quoi et de qui les Indiens sont-ils les victimes, quels sont les apports des uns et des autres dans la construction de la nation, et comment exprimer sa gratitude envers les plus humbles ou les moins fortunés, voilà, je crois, quelques-unes des réponses que Les Visages du Temps apporte à ses lecteurs.

Herberto (de Azevedo) Sales, natif d'Andaraí, dans l'Etat de Bahia, est vraiment un excellent romancier, aussi se demande-t-on pourquoi son oeuvre, riche d'une vingtaine d'ouvrages, est si peu traduite en français ?

Herberto Sales (1917–1999)

* Extraits *

Les présentations d'usage :

Le premier Golfão dont nous ayons connaissance s'appelait Antônio José Pedro Policarpo : Antônio José Policarpo Golfão, de son nom complet, plus riche de prénoms que de patronymes. Tout ce que nous réussîmes à vérifier au sujet de son ascendance, en nous valant d'informations recueillies de la bouche des personnes les plus anciennes de la région, fut qu'il se disait fils d'un gentilhomme portugais qui avait péri dans un naufrage, sur le chemin des Indes.

Des transactions entre "gens-de-biens" :

Remarquez qu'il y avait des documents à signer pour que devînt effectif et ferme l'achat d'esclaves fait par Policarpo auprès du juge et de son petit-neveu le Père Salviano Rumecão. Les documents accompagnant la transmission d'une chose, quelle qu'en soit la nature, sont une invention humaine passablement pratique depuis que l'homme a constaté avec sagacité que la seule façon de remédier au défaut de confiance entre ses semblables, c'était de le remplacer par la confiance en des documents signés entre eux. Et d'ailleurs, l'homme n'a pas inventé les documents pour autre chose que pour rendre, grâce à eux, digne de foi la parole humaine.

De l'art de mener son troupeau par la corde : 

Sachez que les esclaves furent menés de la façon accoutumée, suivant l'usage consacré qui prévoyait l'usage d'une corde ou d'une chaîne.
On les amarra les uns aux autres par le moyen d'une longue corde assez résistante, mais en leur laissant néanmoins la liberté de mouvoir leurs jambes, afin qu'ils puissent avancer ; quant à leurs bras, ceux-ci furent dûment immobilisés et maintenus ligotés par-derrière ; de surcroît, on leur passa autour du cou une autre corde, longue et garnie de nœuds coulants prêts à leur serrer la gorge jusqu'à les étrangler si d'aventure ils essayaient de s'enfuir. Le responsable de leur convoiement, appelé conducteur d'esclaves, les remorquait par l'extrémité de la corde en évitant toutefois de trop tirer dessus.
[...] Cette façon de convoyer de d'acheminer les esclaves ainsi attachés, était en ce temps-là une occurrence assez courante dans les rues de Bahia : personne ou presque personne n'y prêtait attention. Il ne faut point négliger, toutefois, l'éventualité que l'un ou l'autre passant, les voyant ainsi marcher attachés par une corde, ou par des liens, pût un instant les prendre en pitié.

De l'art de mener son troupeau par les mots : 

Bien que dépourvue d'accompagnement d'orgue ou d'harmonium, car les ressources faisaient défaut à la paroisse pour un régal musical aussi dispendieux, la messe fut entonnée et chantée. Et la voix des deux concélébrants alternait dans le chant religieux que les fidèles écoutaient avec une pieuse attention encore que le latin ne leur fût pas une langue familière — ce vénérable idiome des premiers chrétiens que l'Eglise, par attachement à une transmission inaltérée des valeurs spirituelles, préservait jalousement, dans la célébration des offices religieux.
[...] Au moment de l'homélie, composée, elle, en portugais et non point en latin, car le prêtre ne s'adressait plus à Dieu mais directement à ses ouailles, le Père Salgado prononça un prêche vibrant dans lequel il stigmatisait le péché et exhortait les fidèles à mettre tout en oeuvre pour sauver leur âme, fût-ce dans les circonstances les plus adverses, tourmentés par le froid, talonnés par la faim, car pour nous sauver Notre Seigneur Jésus Christ avait souffert infiniment plus cruellement sur la croix. Il jeta l'anathème sur l'Envie, l'abominable péché de Caïn, conseillant aux pauvres de ne jamais envier les riches, mais bien plutôt d'apprendre à accepter avec résignation et sagesse leur état de pauvreté, ne serait-ce que parce que, à supposer que les pauvres fussent malheureux, ils le seraient encore davantage si les riches n'existaient pas. Persuadés par l'éloquence du Père Salgado de bannir l'Envie de leur coeur, et dans le cas des pauvres de continuer à vivre une vie de pauvreté résignée, les fidèles assistèrent, remplis de bonnes et pieuses intentions, et à genoux, à l'élévation du calice et de l'hostie ; et, tandis qu'ils se signaient, ils entendirent le tintement de la clochette rituelle avec un frisson voilé de béatitude.

De quelques considérations diverses et variées :

La Maison de la Tour, située sur une éminence, présentait la silhouette lourde d'un bastion, d'une forteresse. Et de fait, la maison, avec sa tour, était une construction fortifiée. Plusieurs combats s'étaient déroulés là, entre Portugais et Indiens, entre Indiens et hommes de Garcia d'Avila. La tour symbolisait la Loi. En s'en remettant à elle, en s'y retranchant en toute sécurité, Garcia d'Avila avait su faire valoir les droits de propriété que Sa Majesté le Roi du Portugal lui avait conférés en lui faisant donation des terres de cette région. Ainsi, luttant résolument contre les Indiens qui, sous le sot prétexte d'être déjà là quand les Portugais étaient arrivés, livraient à ces derniers une guerre opiniâtre sans toutefois disposer du moindre document sur quoi fonder leurs revendications. Et se voyant ainsi cruellement offensé par les Indiens et sachant aussi qu'on ne se venge pas d'une offense sans risquer d'en essuyer une autre, Garcia d'Avila prit grand soin de massacrer tous les Indiens afin qu'ils n'attentent une nouvelle fois aux droits d'autrui.
Accompagné d'Almeidão, Policarpo Golfão fit sans encombre le trajet à travers la forêt : il ne s'y trouvait plus d'Indiens pour tuer traîtreusement, sur le sang encore frais d'autres victimes, les voyageurs qui se rendaient à la Maison de la Tour. Les temps avaient changés : la concorde avait enseigné à tous l'obéissance, la foi, la crainte de Dieu et, à tous, la loi distribuait sur une balance égale la Justice. Tout cela pour la plus grande délectation de Dieu et la plus grande gloire de la Couronne portugaise.

De la bonne exploitation des Ressources Humaines :

Depuis que Policarpo s'était fait reconnaître par les Indiens maracas comme le propriétaire véritable et légitime des terres de Cuia d'Agua, il avait pris la détermination qu'il fallait que ceux-ci diversifiassent leurs activités agricoles, limités jusqu'alors à la culture du manioc. Quoiqu'ils pussent et même dussent continuer de le cultiver, car ils en fabriquaient leur farine, ils avaient également l'obligation de planter des haricots, du maïs et du riz, puisqu'aussi bien ces cultures étaient particulièrement bien adaptées aux terres qui jouxtaient la rivière. Ainsi firent les Indiens, lesquels se fussent bien contentés de leur ordinaire primitif de farine, qu'ils consommaient en quantité. Policarpo
Golfão s'intéressait au développement d'autres cultures, non seulement pour la consommation de sa ferme mais aussi pour les vendre à Monte Alto et dans ses entours. Il se lança aussi dans la culture de la canne à sucre.
Et voici qu'accompagné comme à l'accoutumée de l'Indien Nicodemos (ex-Sinimu), Policarpo arrêta net son cheval en arrivant à l'endroit où les maracas plantaient du maïs. Deux jours plus tôt, par l'entremise de Nicodemos, il leur avait fait distribuer les semences destinées aux plantations ; et les Indiens qui avaient appris comment faire les plantaient dans des petites fosses qu'ils creusaient tout à fait comme il se devait.
Après les avoir salués, Policarpo apostropha Nicodemos :
— Dis-leur que je veux qu'ils plantent plus de maïs.
— Eh, êh, êh, tchô ! cria Nicodemos. Le capitaine veut qu'Indien plante plus de maïs.
Policarpo :
— Dis-leur que cela sera mieux pour eux.
Nicodemos :
— Le capitaine dit que si Indien planter plus de maïs cela sera mieux pour Indien.
Policarpo :
— Dis-leur qu'ils doivent défricher un terrain plus grand. Le terrain
qu'ils ont défriché est trop petit. Je veux plus de terrain défriché, plus de maïs planté.
Nicodemos :
— Eh, êh, êh, tcho ! Le capitaine veut qu'Indien défriche plus de terrain. Terrain défriché trop petit. Plus Indien défricher terrain, plus Indien avoir de terrain pour planter maïs.
Indiquant un arbre à quelque trois cent mètres de distance, ou peut-être même plus, Policarpo ordonna à Nicodemos :
— Dis-leur que je veux que la plantation de maïs s'étende jusqu'à cet arbre là-bas. Quand je reviendrai ici je veux voir tout ce terrain défriché et le maïs planté.
Nicodemos lança un autre cri de ralliement afin de mobiliser l'attention des Indiens et, toujours sur le mode du cri, il leur communiqua l'ordre :
— Le capitaine veut que plantation de maïs arrive jusqu'à l'arbre qu'Indien voit là-bas. Le capitaine veut autre chose. Quand il reviendra ici, il veut voir Indien avoir défriché tout le terrain et planté plus de maïs sur terrain.
Policarpo :
— Répète-leur que cela sera mieux pour eux.
Nicodemos :
— Le capitaine dit que cela sera mieux pour Indien.
Policarpo :
— Dis-leur que comme cela ils vont gagner plus d'argent. Plus ils récolteront de maïs, plus ils gagneront d'argent.
Nicodemos :
— Le capitaine dit que comme cela Indien gagner plus d'argent. Plus Indien récolter de maïs, plus Indien gagner d'argent.
Pour clore cette conversation laborieuse Policarpo décida de faire une révélation importante. Il ordonna à Nicodemos :
— Dis-leur que la moitié de la récolte, comme ils le savent, leur appartient. L'autre moitié est à moi. Mais pour les aider, je pourrai acheter leur part. Ils ne seront jamais lésés.
Nicodemos hésita quelque peu dans sa traduction. Il s'en acquitta enfin selon la volonté de Dieu et Dieu voulut dans Sa miséricorde que les Indiens ne la trouvassent point trop inintelligible.
— Eh, êh, êh, tchô ! cria Nicodemos.
Et passant à la traduction :
— Le capitaine dit que moitié de la récolte de maïs est à Indien. Indien plante, récolte ; puis il garde moitié de la récolte. Le capitaine dit qu'Indien sait tout cela. Le capitaine veut aider Indien. Si Indien trouve personne pour acheter moitié récolte Indien, le capitaine dit acheter moitié Indien. Comme cela, capitaine aide Indien, pour qu'Indien reste pas sans vendre moitié Indien dans récolte.
Essuyant lentement sur leur propre corps leurs mains souillées par la terre, les Indiens secouèrent la tête en un assentiment général et muet de troupeau.

Herberto Sales : Les visages du temps (1984)
Traduction de Geneviève Leibrich (1991)
Aux Editions Métailié (avec le soutien de l'Unesco)

Peinture et portraits sont tous du naturaliste allemand Johann Moritz Rugendas (1802-1858)

2014/12/07

ANPéRos : Mémorables (05/12/2014)

2014, annus horribilis ! Hâte qu'elle s'achève enfin, dans l'espoir un peu sot que la prochaine soit meilleure, ou du moins que la balance s'équilibre un peu mieux entre rires et pleurs... Bref, nous voici donc en décembre, aux premiers frimas, et dans quelques jours viendra l'heure des bilans, des rétrospectives et des nécrologies dressées au pied des sapins. Ainsi, au cours de cette année nous ont quitté les écrivains Pirotte et Boulanger, Abdelwahab Meddeb et Garcia Marquez, de grosses pertes pour l'humanité, mais d'autres sont nés dont on ignore encore le nom et qui les remplaceront et puis disparaîtront, etc.

Foule d'ANPéRistes en liesse devant la librairie l'Entropie

Durant ces douze derniers mois, sept ANPéRos ont eu lieu et autant de Kultur-Pop ont vu le jour à la librairie l'Entropie. C'est une belle moisson, non ! Presque deux par saison, et chacun d'eux toujours aussi bien arrosé, peut-être même un peu trop selon les ligues de vertu toujours aussi promptes à juger leurs prochains. Vrai qu'il arrive parfois, surtout passé minuit, que l'élocution d'untel(le) soit rendue un peu difficile par excès de libation, ou pour le dire autrement : j'avoue avoir vu certains soirs des mecs et des nanas franchement bourrés, oh, pas au point de rouler sous les tables, ni de vomir leurs tripes et boyaux, mais à celui de ne plus se rappeler le lendemain ce qu'ils avaient dit la veille dans leurs pires moments d'ivresse et d'oubli. Je les ai alors vu nus et fragiles, sincères, émouvants, cherchant dieu sait quoi au fond des bouteilles... peut-être la même chose que je cherche moi-même au fond des bouquins ?

Attention ! un ANPéRo n'est pas qu'une réunion de pochetrons, et la librairie une gargote infâme où l'alcool coule à flot. Ce qui s'y déverse avant tout, c'est un cocktail de culture et d'humour. On y vient pour le plaisir de se rencontrer, d'échanger, de s'amuser, aussi de se faire mousser un peu, y a pas de mal à ça. Les soirs de grande affluence, notamment au printemps, pas moins d'une douzaine de personnes sont venues tailler ici la bavette sur fond de vieilles chansons, de génériques ou d'extraits d'émissions de la plus en plus controversée France Culture. En ont pris notamment pour leur grade : Adler et Voinchet ! Et servis pour l'hiver : Couturier et Kronlund ! De ça et du reste, m'en souviens comme d'hier, mais ce qui reste gravé-là, ce sont surtout des visages et des voix : une expression de malice par-ici et, par-là, une autre d'inquiétude... ici un rire en cascade et là un tout petit gloussement... ce genre de choses, ou disons d'attitudes, qui nous définissent au moins aussi bien que nos actes et bien mieux que nos paroles.

Du dernier ANPéRo de l'année, celui d'avant-hier, nous savons peu de chose, sinon qu'ils étaient trois fidèles à s'être à nouveau réunis au milieu des livres... tous trois la mine sans doute un peu triste d'être si peu nombreux, mais avec au fond de leur besace ce qu'il faut de myrrhe et d'encens pour célébrer les retrouvailles envers et contre tout.

2014/11/30

ANPéRo vendredi 5 décembre 2014


Il y aura un ANPéRo le vendredi 5 décembre 2014 à la librairie Entropie, à partir de 18h30, 198 boulevard Voltaire, 75011 Paris (métro Charonne, ligne 9, ou lignes 56 et 76 en bus). De la seigneurie de Charonne, il reste un quartier, annexé à la capitale.

Un ANPéRo, c'est un rendez-vous amical, initialement d'amateurs de livres et d'auditeurs de radio. De collecteurs des passionnantes pépites de savoir radiophoniques, passant notamment la nuit, sur France Culture. Il y aura donc diffusion de Kultur Pop 26, le 26e opus des compilations huit-titres des génériques de France Culture. Il suffit de venir avec un peu de nourriture et de boisson à partager, au milieu de la caverne de livres de la librairie Entropie. Sans en renverser bien sûr, sinon libraire toujours faire ainsi... Qu'on se le dise !

Kultur Pop 26, zéro :
  • France Culture, Lecture d'un soir : Erik Satie, Air de l'ordre (Première pensée et sonneries de la rose croix)
  • France Culture, Le temps des libraires (Christophe Ono-Dit-Biot) : Astatke Mulatu, Yègellé Tezeta
  • France Culture, Les hommes aux semelles de vent (Aude-Emilie Judaïque) : Funki Porcini, Purrfect
  • France Culture, La grande table d'été, 2014 (Olivia Gesbert, Martin Quenehen) : Princess Chelsea, Monkey eats bananas
  • France Culture, La conversation scientifique (Etienne Klein) : Robert Marcel Lepage, La machine à lavis
  • France Culture, Interlude (nuits) : Wolfgang Amadeus Mozart, Piano Concerto No. 21 in C K467 2 Andante [Sir Neville Marriner and The Academy of St. Martin in the fields (Alfred Brendel)]
  • France Culture, Interlude (nuits) : Angelo Badalamenti, Dinner Party Pool Music
  • France Culture, On est tous dans le brouillard (Joseph Confavreux) : Torgue/Houppin, Salle d'espérance

2014/11/23

Entretien : Jorge Amado - Le Courrier de l'Unesco (juillet 1989)

« J'ai eu à lutter, dès mon plus jeune âge, contre des injustices et des préjugés différents, en particulier contre le racisme, qui est sans doute le préjugé le plus méprisable de tous » (Jorge Amado, 1989)

Si avoir eu vingt ans courant des années 80, c'est avoir assisté à la montée du Front National, c'est aussi avoir eu l'occasion, dans un grand mouvement de résistance populaire, d'aller applaudir Bashung ou Téléphone au premier concert gratuit de SOS racisme organisé place de la Concorde... Je me souviens aussi qu'en ce temps-là Benetton fleurissaient les murs du métro d'affiches 4x3 vantant la diversité, l'altérité et le multiculturalisme ; que les radios libres diffusaient à longueur d'antenne la world music de Paul Simon, Youssou N'Dour et Johnny Clegg ; que le métissage était ultra-vendeur et que tout le monde aimait ça... jusqu'à l'apogée de juillet 98, où des millions de personnes défilèrent sur les Champs pour célébrer la victoire du Mondial et faire unanimement l'éloge de la France black-blanc-beur.
Et puis sont venues les années 2000, l'arrivée au pouvoir d'une droite aussi stupide que décomplexée, sans aucun tabou, multipliant les discours xénophobes que des médias aux ordres s'empressaient de colporter, du soir au matin, jour après jour, comme un lent poison, une lepénisation...

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Ce dernier entretien, accordé au Courrier de l'Unesco, nous replonge avec nostalgie dans la doxa des années 80, c'est une bouffée d'air frais, un parfum d'autrefois :

Les archives du Courrier de l'Unesco (1948-2011)
Couverture de Gontran Guanaes Netto

Courrier de l'Unesco : Le Brésil est à bien des égards un microcosme, un mélange de peuples et de sensibilités venus de partout, un résumé de l'humanité. C'est aussi un seul pays, une administration, des institutions nationales. Qu'est-ce donc qui prime chez vous, la diversité ou l'unité ? Au travers de toutes les différences, peut-on parler d'un peuple brésilien, d'une culture brésilienne ? 

Jorge Amado : A mon avis, on peut parler d'un seul peuple, d'une culture originale, nés du métissage de toutes les races qui sont passées par là. 

Quelles sont-elles ?

Tout d'abord, bien sûr, les Indiens. Ensuite les Européens, des Portugais surtout. Mais peu à peu, il y a eu diversification des communautés venant d'Europe, le Portugal ayant déjà lui-même au 15ème siècle une population très mêlée. Il y avait ceux qu'on appelait les Maures ; il y avait aussi des Juifs, fuyant l'Inquisition ; on les appelait les nouveaux chrétiens, parce qu'ils s'étaient convertis, mais ils continuaient d'être persécutés. Par ailleurs, il y a eu une colonie hollandaise importante. Puis il y a eu les Africains, amenés au Brésil comme esclaves. Le mélange des races, au Brésil, s'est accéléré avec eux. Parce que les propriétaires d'esclaves, soucieux de disperser les tribus originelles, achetaient des lots d'esclaves appartenant à des tribus différentes : un Yoruba, un Bantou, un Congolais... 

Les esclaves se mélangeaient donc entre eux. Mais avec les maîtres blancs ? 

Aussi. Les Portugais se mélangeaient facilement. Le mélange a véritablement été général. De sorte qu'à l'heure actuelle, par exemple, il n'existe plus de Noir pur. Cherchez parmi les Brésiliens à peau noire. En parcourant la généalogie de n'importe lequel d'entre eux, père ou mère, grands-parents, arrière-grands parents, vous finirez toujours par dénicher un Blanc qui est passé par là. 

Et y a-t-il des Blancs purs ? 

Parmi les anciens, peut-être dans le Sud, mais très peu nombreux et difficiles à trouver, ainsi que parmi les arrivés de fraîche date et les enfants des immigrés. Mais dès la génération suivante, ils commencent à se mélanger aux autres, ils s'intègrent. Enfin, il ne faut pas oublier les Arabes, surtout chrétiens. Ils venaient du Liban, de Syrie. Chez nous on les appelait souvent les Turcs, parce que leurs pays n'étaient alors que des provinces de l'Empire ottoman. 

Toutes ces populations ne se sont tout de même pas fondues pacifiquement en une seule ! II y avait des inégalités, des rapports de pouvoir...

Evidemment. Sur les plans politique, économique, social, il y a eu des conflits aggravés par les différences ethniques et culturelles. Les populations noires, par exemple, se sont très tôt révoltées contre leur situation. Il y a eu des luttes de grande ampleur. Il y a même eu plusieurs républiques noires créées dans la montagne par des esclaves révoltés : les quilombos — l'une d'entre elles a duré près de quarante ans, repoussant tour à tour quatre armées gouvernementales. 
Après l'abolition de l'esclavage, de nouvelles vagues d'immigrants allaient se succéder, pour travailler dans les plantations de café. Des Italiens, des Allemands... Ce que je veux dire, en conclusion, c'est que l'histoire du Brésil n'a manqué ni d'inégalités ni de conflits, mais que, en dépit de cela, le processus du brassage des ethnies et des cultures n'a jamais cessé. C'est cela qui est typique du Brésil. De tout cela, une culture brésilienne est née. A partir d'une langue, le portugais, que tout le monde s'est mis à parler. 

Quelles sont les principales composantes de cette nouvelle culture ?

L'Européenne, l'Africaine et l'Indienne y ont chacune une part irremplaçable. Mais je serais tenté de dire que la source vive est en Afrique. L'âme brésilienne est née du corps à corps entre la mélancolie portugaise et la gaieté africaine. Le Portugais est en proie au doute, il est tourné vers la mort, c'est d'abord un pessimiste. L'Africain respire la vie, il est à l'aise dans son corps et dans la nature, il sait rire, fêter, jouer. Il a apporté à la nouvelle culture un rythme, une énergie vitale immédiatement reconnaissables. Vous entendez une musique brésilienne, vous voyez une danse brésilienne, vous percevez cela d'emblée. 

Cet apport est·il perceptible dans toutes les expressions de la culture brésilienne ? 

Au départ, les formes d'expressions liées à l'écrit sont plutôt influencées par l'apport européen ; mais elles s'imprègnent peu à peu, à leur tour, de l'apport africain. Le premier grand poète brésilien, Gregorio de Matas, est un mulâtre. Au 18ème siècle, vous avez surtout des écrivains d'origine blanche, mais aussi des écrivains d'origine noire. Déjà cette différenciation entre origines blanche et noire est difficile à retracer. Le plus grand romancier brésilien du 19ème siècle, Machado de Assis, est également un mulâtre. Voilà qui résume tout à fait mon propos. Bien sûr, selon les régions, vous avez telle dominante culturelle plutôt que telle autre. En Amazonie, le mélange est à dominante indienne ; vers le nordeste, il est à dominante noire, au sud, il est à dominante blanche... Mais c'est partout un mélange, et partout avec des composantes qui sont déjà proprement brésiliennes. Pour saisir toute l'importance de cette plasticité culturelle typiquement brésilienne, il n'y a qu'à regarder les neuf pays qui nous entourent : Venezuela, Colombie, Equateur, Pérou, Bolivie, Chili, Paraguay, Uruguay, Argentine. Malgré le désir d'unité qui les traverse tous, malgré leur langue commune, ce sont neuf pays distincts. Alors que le Brésil, qui a pourtant à lui seul les dimensions d'un continent, a maintenu son unité. Bien sûr, il y a à cela diverses raisons, mais à mon sens la raison déterminante aura été cette aptitude au mélange, ce désir de métissage. C'est une attitude face à la vie, que vous retrouvez, au fond, dans toutes les formes d'expression, mais qui apparaît de la manière la plus éclatante dans le carnaval — moment où tout se mélange, en chacun et entre tous. Pour le Brésilien, c'est la plus grande fête du monde. 

Le phénomène religieux reflète-t-il cette attente ?

Absolument. Il y a syncrétisme religieux comme il y a syncrétisme dans l'art. Et, là encore, le fait africain est déterminant. Les Africains ont apporté avec eux leurs visions cosmogoniques, leurs dieux, leurs cultes — qui se sont affrontés et conjugués entre eux, puisque les membres de diverses tribus vivaient ensemble. Et ces différents apports se sont mêlés à leur tour au catholicisme, puisque les Africains, dès leur arrivée, étaient immédiatement baptisés. Ainsi, au Brésil, nous sommes tous catholiques, même si nous sommes au fond fétichistes, animistes ou protestants. Les dieux eux-mêmes se sont mêlés, le carnaval est aussi un carnaval des dieux. Il est extraordinaire de constater la force de survie des dieux africains, au cœur même de la nuit esclavagiste. Les esclaves, convertis de force au catholicisme, ne pouvaient évidemment pas fêter leurs dieux en tant que tels. Alors ils les identifiaient aux saints chrétiens. Prenez par exemple la fête très catholique de saint Antoine. En même temps que les Blancs, les Noirs disaient : « On va fêter saint Antoine », mais eux, ils fêtaient Ogun, un dieu noir très populaire, dieu du métal et de la guerre. Peu à peu, le saint et le dieu se sont confondus. 

Alors, pas de racisme au Brésil ?

Il y a eu, il y a encore du racisme. Au Brésil comme dans le reste du monde, le racisme affleure, ou explose lorsque des ethnies différentes se trouvent en situation de conflit. Et cependant, le Brésil n'est pas une société raciste, en ce sens que les tendances au racisme sont contrecarrées par une propension générale au métissage et au syncrétisme. Le racisme, au lieu d'être enraciné, institutionnalisé, encouragé, tend plutôt à être désamorcé par le mouvement des mélanges, par cet élan qui résorbe les différences, qui marie les contraires. Le mélange, c'est le mot-clé de la culture brésilienne. Mes fils sont de sang italien par leur mère. Ma grand-mère était Indienne, mon arrière grand-père était Noir, mon nom porte une empreinte arabe certaine. Et moi je me sens très bien dans ma peau de Brésilien, avec ce sentiment de venir de partout et d'être si bien chez moi. Tenez, une histoire amusante à propos de mon nom. Un jour, je reçois une lettre envoyée par l'ambassade d'un pays arabe. Ma secrétaire téléphone, elle a au bout du fil l'attaché culturel de cette ambassade, qui insiste pour que je corrige mon nom. Il ne fallait pas dire Amado, mais Hamadou, le nom arabe d'origine, selon lui. Parmi les Portugais sont venues, dès le début de la colonisation, des quantités de familles portant le nom d'Amado. Jusqu'où remontaient-elles ? Probablement jusqu'à la conquête arabe de la péninsule ibérique. Mais peut-être aussi avaient-elles une origine juive. Un résumé de l'humanité, disiez-vous ? 

Donc, pour vous, le seul antidote au racisme, c'est le métissage ?

Absolument. J'ai eu à lutter, dès mon plus jeune âge, contre des injustices et des préjugés différents, en particulier contre le racisme, qui est sans doute le préjugé le plus méprisable de tous. Je suis convaincu qu'il n'existe, à la longue, qu'une seule solution véritable : résorber le racisme dans le mélange des races. 

Mais dans certains contextes politiques ou économiques défavorables à certains peuples, à certaines catégories sociales, ce mélange peut-il être autre chose que l'écrasement culturel des plus faibles par les plus forts ?

Il ne faut pas confondre faiblesse économico-politique et faiblesse culturelle. Une culture, même lorsqu'elle est portée par une communauté ou une classe opprimée, peut sauvegarder ses valeurs culturelles et même imposer certaines d'entre elles à ses oppresseurs. C'est arrivé, comme je viens de le dire, pour les populations noires du Brésil, pourtant réduites à l'esclavage, de même que pour les populations noires des Etats-Unis. Dans l'Antiquité, la Grèce n'a-t-elle pas donné l'exemple en hellénisant la culture de Rome qui l'avait vaincue et occupée ? Et plus près de nous, l'Inde, le Pakistan, l'Egypte n'ont-ils pas sauvegardé, et même vivifié et revitalisé, leurs identités culturelles au contact de la culture occidentale coloniale ? 

Qu'en est-il donc aujourd'hui, à l'heure actuelle, du Brésil ? Cet intéressant processus de métissage a-t-il enfin aboli le racisme ?

On vient de fêter le centième anniversaire de l'abolition de l'esclavage. Cela veut dire qu'il y a seulement cent ans, les Noirs — ou les métis à dominante noire — étaient encore des esclaves. Les choses ont beaucoup avancé, mais il reste beaucoup à faire. La division Blanc/Noir recoupe encore, dans une certaine mesure, la division entre les très riches et les très pauvres. Et cela ne favorise pas précisément les sentiments de fraternité. Cela veut dire qu'il faut travailler encore, avec tous les moyens dont on dispose — le combat politique démocratique, les réformes sociales, les œuvres de culture — pour résoudre les problèmes et rapprocher les hommes. Dans le domaine de la culture, notamment, il faut combattre le culte de la violence dans ces formes d'expression très populaires que sont la télévision et le cinéma. Il ne s'agit pas d'interdire des films exaltant la violence, mais de créer des œuvres nouvelles, des films exaltant, au contraire, l'amour, l'amitié, la solidarité. C'est une voie difficile, mais je crois qu'à long terme, c'est la seule bonne. Au fond, depuis le commencement du monde, les choses ont malgré tout avancé, non ? Je ne sais si un jour se réalisera un monde où l'homme cessera d'être un ennemi pour l'homme, où la couleur de la peau ne comptera pas plus que les différences d'âge, un monde enfin fraternel. Mais il faut se battre avec l'espoir qu'on y arrivera. Sans quoi, c'est l'angoisse, une grande misère. J'ai lutté toute ma vie avec cet espoir dans la tête. J'ai eu bien sûr des déceptions, j'ai connu des moments pénibles sous la dictature ou lorsque j'ai dû revenir sur certaines idées que j'avais longtemps tenues pour sacrées. Mais je n'ai jamais perdu cet espoir-là. Si je l'avais perdu, je n'aurais pas pu continuer à lutter, à écrire. Tout aurait été fini pour moi. 

Une image d'espoir ?

L'image du carnaval. Tous ces blonds, ces bruns, ces noirs, qui parlent parfois de séparation entre les races mais qui se retrouvent, se mêlent, dansent ensemble, et finalement se marient entre eux !

2014/11/21

Entretien : Jorge Amado — Antoine Spire (Le Monde de l'éducation, 1989)

« Je pense qu'un jour il n'y aura plus de misère. Sans doute ne le verrai-je pas, moi qui suis vieux. Mais vous, peut-être, ou nos petits-enfants verront ce jour où il n'y aura plus de misère dans le monde » (J. Amado, 89)

1989, l'année de la chute du mur de Berlin, de la fin de la guerre froide et de l'investiture de George H. W. Bush, ancien directeur général de la CIA et de la Zapata Petroleum Company... En France, l'année du bicentenaire de la Révolution, de l'arrestation du milicien Paul Touvier et de l'élection du premier maire du Front National : le marquis de Chambrun, à Saint-Gilles-du-Gard... Au Brésil, le retour du suffrage universel, aussi le massacre de Santa-Elmira... et les 77 printemps de Jorge Amado. 
Né dans une fazenda du Nordeste en 1912, soit une vingtaine d'années seulement après l'abolition de l'esclavage et la proclamation de la République brésilienne, l'Enfant grapiuna, bien qu'ayant grandi sur une terre âpre où la violence était reine et les préjugés vivaces, est devenu le plus doux et le plus généreux des hommes, l'allié des pauvres et des opprimés. 
Toujours, de sa jeunesse militante à sa mort, Jorge Amado s'est tenu aux côtés de ceux qui souffrent et qui peinent, porté par l'espoir que le monde change un jour. Sa vie durant, il a lutté contre la discrimination, les dictatures et l'exploitation de l'homme par l'homme, défendant toujours avec la même passion, et le même courage, la cause des noirs, des femmes ou des ouvriers.
L'entretien qui va suivre se veut donc le tour d'horizon d'une vie et d'une oeuvre secouées par les secousses du siècle et les cahots de l'Histoire ; le parcours d'un homme simple et sincère, très aimé de son peuple, et animé d'un constant souci : la conquête de plus grandes libertés.

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Le journaliste Antoine Spire a longtemps été l'un des piliers de France Culture (le Panorama, les Voix du silence, le Bon plaisir...), avant que d'être viré de l'antenne par une certaine Laure Adler, au prétexte d'un "engagement idéologique" très largement contestable... et d'ailleurs contesté.


Antoine Spire : Votre popularité fut précoce puisqu'elle a accompagné la publication de Cacao et de Bahia de tous les saints dans les années 1930. Pour nous faire connaître Bahia, vous nous avez invités à vous suivre afin de découvrir les rêves et les mythes de la ville, comprendre que ce monde est défectueux et qu'il faut le changer. On perçoit la source de votre engagement politique : très jeune communiste, vous avez été député du Brésil, puis révoqué, exilé et même mis en prison, ce qui a fait de vous un des porte-parole de tous les déshérités du Nordeste brésilien.

Jorge Amado : La culture du Nordeste d'où je viens est particulière, mais on en retrouve la manifestation dans d'autres régions du Brésil. Ce qui me caractérise, c'est un lien à mon peuple, à sa vie, à sa misère, et aussi à sa joie de vivre. Mon père était né au nord de Bahia; il avait quitté son pays natal pour exploiter une plantation de cacao à Itabuna. C'est là que je suis né. Des années plus tard, en 1929, alors que sa ferme avait pris une certaine importance, survint le krach boursier à New York. Comme tous les fermiers, mon père y perdit beaucoup au profit des grands exportateurs de cacao. Toute mon enfance et mon adolescence c'est ce climat de violence et de lutte. C'est le sujet de mon roman Cacao publié en 1932. Pour moi, Bahia est un peu un commencement. Je crois que le Brésil est né là-bas car le mélange des races y a pris sa source. L'originalité de notre peuple et notre spécificité culturelle viennent de ce mélange des races. En Amazonie, ce sont les Indiens qui sont les plus nombreux, du Nordeste jusqu'à Rio. Au sud, ce sont les Noirs, et quand les Européens ont occupé tout l'Etat, ils ont contribué à ce que le mélange se fasse, ce qui fait que, dans chaque ville, vous avez des Indiens, des Noirs, des Blancs et bien sûr des indigènes. Le mélange des races donne au Brésil sa vérité.

Votre œuvre d'avant-guerre, notamment Cacao, est pleine d'un rapport à la terre. La possession de la terre est à vos yeux une question fondamentale. Le petit peuple du Brésil a été spolié et vous apparaissez comme l'avocat de ce peuple dont vous avez d'ailleurs défendu les intérêts comme député. 

La question de la propriété de la terre est absolument décisive au Brésil. Ce sont des millions et des millions d'hommes qui chez nous, travaillent la terre, mais ceux qui possèdent la terre sont, comme vous le savez, une toute petite minorité de dominateurs. Voilà le malheur du Brésil.

Dans Tocaïa Grande, publié chez nous en 1985, vous nous proposez la saga d'une ville brésilienne. On y retrouve comme une métaphore de ce pays où tout se construit vite et de manière souvent grandiose, mégalomaniaque, avant de tomber en désuétude, dans l'oubli et peut-être en réserve pour l'avenir. 

Cela vient de ce que le Brésil est un pays à cycles, celui de la canne à sucre, de l'or, du caoutchouc, du cacao, du café. Donc, des villes naissent et s'oublient dans ces cycles. Vous en avez un parfait exemple avec le site de Serra Pelada : des milliers et des milliers d'hommes y ont cherché de l'or dans la forêt et, aujourd'hui, on peut voir qu'il n'y a quasiment plus rien, juste un immense cratère ! Si j'ai mis en sous-titre de Tocaïa Grande, « La face cachée », c'est que pour moi, derrière l'histoire officielle d'une ville, d'un pays ou d'un peuple, il y a les hommes et les femmes qui ont fait cette histoire et qui sont le contraire de cette histoire officielle. 

Est-ce à dire que le romancier, l'homme de fiction, serait le « vrai » historien, celui qui mieux que les historiens attestés dirait enfin l'histoire ou, pour ainsi dire, la mémoire ? 

Les historiens, ceux à qui on a confié l'histoire et qui la codifient, ont toujours des obligations avec le pouvoir. Le romancier, lui, est lié au peuple, en tout cas en ce qui me concerne. Nous avons donc deux ordres de vérité, d'un côté celle du pouvoir, de l'autre celle du peuple. Le travail du romancier, pour moi, c'est de dire et de remettre en mémoire 1'histoire du peuple qui est la face cachée de la réalité.

Une vision pour le moins manichéenne du roman mais aussi de la réalité. Le pouvoir contre le peuple, les riches contre les pauvres. 

Je reconnais — on peut juger que c'est ambitieux — que le principal héros de mes livres, mais pas seulement de mes livres, de toute la littérature brésilienne, est le peuple brésilien. Quand j'ai commencé à travailler, le monde, pour moi, était effectivement divisé en deux : d'un côté les bons, de l'autre les mauvais. En ce temps-là, je n'avais pas confiance en moi comme romancier et je n'avais pour objectif que de refléter la réalité que je voyais comme effectivement manichéenne. Progressivement, mes livres sont devenus plus nuancés. 

Votre femme, Zélia Gattaï, raconte dans Un chapeau pour voyager, votre activité de député communiste en 1945-1946 et les voyages que vous faisiez lorsque, notamment, vous avez reçu en 1951 le prix Staline de la paix. Vous avez été alors à Prague — votre fille y est née d'ailleurs — au moment du procès d'Artur London. Quelles ont été vos réactions à l'époque ? 

Je pense que j'ai vécu cela dans le contexte de l'époque. Dans ma vie, j'ai toujours été sincère, je me suis toujours battu pour ce que je pensais, et je me bats encore aujourd'hui avec générosité et sans arrière-pensées. Si vous voulez dire que j'ai été stalinien, c'est vrai. Louis Aragon l'était aussi, Ilya Ehrenbourg, Pablo Neruda, Nicolas Guillen l'étaient. Mais qui n'était pas stalinien après la guerre ? Nous pensions que Staline avait gagné la guerre, qu'il avait sauvé le monde du nazisme. A posteriori, je ne suis pas content de tout ce que j'ai écrit à l'époque. Aragon, lui, a réécrit Les Communistes. Moi, je ne renie rien de ce que j'ai écrit ou fait dans ma vie. Je n'ai jamais voulu corriger mes livres. 

Justement, Les Souterrains de la liberté ne relèvent-ils pas de ce qu'on pourrait appeler le stalinisme littéraire ? Le livre regorge de discussions politiques entre des personnages monolithiques : grands propriétaires, fascistes, communistes avec lesquels le lecteur apprend surtout que le Parti a toujours raison.

Pourtant, c'est un tournant dans mon travail d'écrivain : mon premier roman long. Il ne faut pas non plus oublier le contexte de la guerre froide dans ces années-là. Mes livres sont là, avec leurs erreurs, liés à mon histoire personnelle. Puisque vous parlez du procès London, j'étais à Prague à ce moment-là et j'étais l'ami de Gérard [nom de résistance d'Artur London] et de Lise, sa femme. Incontestablement, L'Aveu qu'ils ont écrit par la suite a eu un rôle très important. Mais à ce moment-là, voyez-vous, nous étions très crédules. Je savais bien que London ne pouvait pas être le criminel que l'on prétendait, mais je me demandais s'il ne s'était pas trompé, parce qu'à mes yeux la vérité du Parti l'emportait sur toute autre considération. Ce que le parti disait, pour moi, c'était la vérité. Même Lise, sa femme, a d'abord pensé ainsi. Et puis le doute s'est emparé de moi. Et si le Parti mentait ? Je commençais seulement à me poser des questions; j'interrogeais ici ou là mais, vous savez, tout cela ne s'est pas fait en un jour. On ne peut pas, en quelques jours, changer de point de vue sur le communisme, d'autant que c'était le sens de ma vie. Depuis ma jeunesse, depuis 1932, j'étais lié à la Jeunesse communiste. C'était mon monde, mon univers et ma vérité. 

Cette évolution politique a-t-elle eu un impact dans votre œuvre ? 

Bien sûr. En 1942 j'avais publié Le Chevalier de l'espérance, c'était la vie de Carlos Prestes. Comme vous le savez, il était alors secrétaire général du Parti communiste brésilien, emprisonné. Mon objectif était d'obtenir l'amnistie pour lui et les autres communistes incarcérés, cela ne pouvait pas être une biographie nuancée : j'étais alors en exil en Argentine. Ensuite j'ai beaucoup évolué, entre 1949 et 1955. Je peux dater le moment où j'ai arrêté de travailler pour le Parti. C'était en décembre 1955. Exactement à Noël. Pendant dix ans j'avais vécu et travaillé comme un fonctionnaire du Parti. La seule différence était que les permanents étaient payés, mal payés mais payés, et que moi je devais, pendant la même période, vivre de mon travail d'écrivain. Ainsi j'ai publié Les Chemins de la faim où j'ai abordé les problèmes essentiels du Sertão : le drame de la sécheresse et des grands latifundia. Le livre est en fait beaucoup plus axé sur ces grandes propriétés que sur la sécheresse. Celle-ci est une toile de fond, mais la grande propriété c'est un fléau contre lequel on peut se battre. C'est de là que viennent toutes les calamités qui s'abattent sur les habitants du Brésil que je décris dans ce livre. Evidemment, les livres de cette époque reflètent mon engagement. Mais je ne regrette rien, même si tous les critiques ont été assez durs avec ces livres-là. Pour moi, Gabriela, publié après 1956, est le roman qui correspond à mes désaccords avec le Parti communiste. Au moment des événements de 1956 en Hongrie, quand les prises de position libérales furent étouffées par l'Union soviétique, je ne pouvais plus être d'accord avec ce qui relevait d'un sectarisme étroit et qui s'alignait sur l'étouffement de toutes les tentatives de démocratisation à Budapest. J'avais décidé d'écrire une histoire d'amour, mais sans abandonner le contexte social, la réalité brésilienne. Cela n'a pas empêché les communistes de me critiquer vertement. Gabriela était un livre plein d'humour et c'est sans doute ce qui explique qu'il est encore aujourd'hui mon livre le plus populaire. C'est un livre optimiste sur la vie, optimiste quant à l'avenir du Brésil. Il correspond dans notre pays à une période de très grand dynamisme culturel. Avant Gabriela, mes personnages étaient moins des individus que des collectivités qui parlaient à travers les individus. A partir de Gabriela, on voit surgir des personnages qui sont sans doute des individus à part entière. Vous savez probablement que de nombreux critiques littéraires, souvent proches de moi, ont vomi ce livre !

Ils vous reprochaient d'avoir quitté le terrain militant de la lutte des classes en devenant le porte-parole des marginaux, des putains et des vagabonds; dorénavant, il semble que c'est là que vous aimez placer la liberté. Cette apologie de la débrouillardise individuelle ne rend-elle pas équivoque le message politique ? Vous avez raconté que votre ami Ilya Ehrenbourg vous disait : « Jorge, nous sommes des écrivains qui ne pourront pas écrire leurs mémoires. » Lui donnez-vous raison aujourd'hui ? 

En un sens oui. Il y a des choses que j'ai vécues et qui furent mes expériences, mais qui ne peuvent pas facilement être transmises par des mémoires. Mais mon amour pour les déshérités est un attachement à leur présence sensuelle qui participe de l'atmosphère de la ville. Ils souffrent d'analphabétisme, de maladies, de mort précoce. Mais j'aime leur aptitude à aller de l'avant ! Leur capacité de faire la fête en dépit des souffrances. 

Il y a chez vous plusieurs types de femme, mais incontestablement la putain a une grande importance. Faut-il préciser qu'il y a différentes prostituées dans votre œuvre ? Vous semblez très bien les connaître. 

Oui, je les connais bien depuis toujours. D'une certaine façon, j'ai grandi dans les maisons de prostitution. Quand les travailleurs venaient de la fazenda, de la ferme de mon père au village, ils m'emmenaient, alors que j'avais à peine dix ans. Ils allaient sur les marchés, à la foire, et ils finissaient leur journée à la maison des prostituées. J'étais enfant et je restais là à les attendre. J'ai écrit cela dans un petit livre qui s'appelle L'Enfant du cacao. Je me souviens encore des gestes maternels que ces femmes avaient à mon égard. Elles m'ont aussi appris la générosité et la tendresse du monde. Dans Tocaïa Grande, j'ai raconté l'histoire d'une prostituée qui, à 40 ans, devient une femme rangée. Dans le livre, elle est d'abord un personnage secondaire, avant la fameuse scène où elle est avec un Turc qu'elle nettoie après l'acte sexuel. Et puis elle se transforme. Elle n'est plus la prostituée mais d'une certaine façon l'accoucheuse, la sage-femme de Tocaïa Grande

Il y a d'autres types de femme dans votre œuvre : cette Dona Flor, cette honnête femme, veuve puis remariée, qui hésite face aux avances sexuelles du spectre de son mari défunt. Cette Antonieta, dite Tieta, qui ne possède rien que ses charmes de « jolie maîtresse » et une extraordinaire rage de vivre; elle est à la fois femme légère, protectrice de sa famille, en lutte contre l'installation d'une usine polluante, la « Jeanne d'Arc du Sertão ». Toutes les femmes du monde en quelques-unes ? 

Comme je dis dans un de mes romans, « on ne peut enlever toutes les femmes du monde, mais on doit faire des efforts dans ce sens ».

Votre observation minutieuse du peuple brésilien n'est pas pour autant le fruit d'une étude psychologique. C'est une suite d'images, qui nous permet de comprendre comment vos héros se transforment. Dans La Boutique aux miracles, votre héros est à la fois un grand érudit et un connaisseur des mœurs et des habitudes de Bahia. Il est appariteur à l'université, mais aussi faiseur de miracles. Vous le décrivez comme un sociologue amoureux des femmes ou comme un misérable fréquentant les bars et ne reculant pas devant l'escroquerie. Ce qui vous intéresse c'est plus son comportement de marginal. 

Oui. C'est sans doute ce qui marque mon appartenance aux romanciers d'Amérique au sens large du terme, englobant le Nord, avec les Steinbeck et les Faulkner, mais aussi l'ensemble de l'Amérique latine, par opposition aux romanciers européens qui ont une vision plus intellectuelle de l'homme et de ses problèmes. 

Derrière cette critique du roman européen je m'interroge pour savoir si vous n'êtes pas finalement l'héritier des critiques que les communistes faisaient aux intellectuels en disant que, avec eux, les choses sont toujours trop compliquées, et que la psychologie ne rend pas compte de la réalité. Et je constate que, parmi vos personnages, il n'y a pas d'intellectuel. 

Cela ne relève pas d'un choix politique. Il m'est arrivé de dire que j'étais un écrivain et non pas un intellectuel. Je ne suis pas un homme de lettres. Vous ne pouvez pas mesurer mon ignorance ! Elle est immense. Ma préoccupation c'est seulement de raconter la vie des gens comme elle se passe. Les Brésiliens reconnaissent mes personnages dans la rue. Aussi bien, ce sont eux, mes personnages, qui écrivent mes livres. 

Vous vous décrivez donc comme un conteur ? 

Oui, un conteur fortement influencé par la littérature populaire. 

Les Noirs jouent un très grand rôle dans vos livres. On a l'impression que cette racine africaine du Brésil vous importe énormément. Lorsque vous décrivez des danses ou des situations où des personnages sont face à face, on a souvent le sentiment d'être dans une espèce de bal. Vous, l'homme blanc, expliquez à merveille cette identité noire. 

Mais je ne suis pas blanc ! Je suis Brésilien. Ma grand-mère maternelle, Emilia, était une petite indienne. Je l'ai bien connue. Elle a eu son premier enfant à onze ans après avoir été violée dans la forêt par un chasseur : « prise » comme on le ferait d'une proie. Le sang indien est donc très présent chez moi. Mais j'ai aussi du sang blanc. Les Amado, on en rencontre en Europe : en Espagne, au Portugal et même en Hollande. Les Amado de ma famille sont peut-être venus avec des colons qui étaient des chrétiens nouvellement convertis : des juifs persécutés par l'Inquisition qui s'étaient enfuis en Hollande puis repartaient avec les métropolitains en Amérique du Sud. 

Vous n'avez donc pas de racines noires ? 

Mais si. La grand-mère de mon père, c'est-à-dire mon arrière-grand-mère, dont le père avait un commerce, était d'une famille d'origine portugaise et elle s'est mariée avec un Noir qui était employé de son père. Les Noirs musulmans étaient plus cultivés que les Portugais. Ils étaient engagés pour être précepteur des enfants ou pour faire la comptabilité. Cette femme-là était donc très amoureuse de ce Noir et elle l'a épousé. Seulement le Noir a pris son nom à elle. Il n'avait peut-être pas de nom de famille, son nom s'était perdu en Afrique, et donc si ma peau est blanche elle est le résultat à la fois d'un sang noir, d'un sang blanc et d'un sang indien. 

Vous êtes en train de nous faire l'éloge du métissage ! Pensez-vous que toute la société brésilienne accepte vraiment ce métissage comme une valeur ? 

Non, pas du tout. Ni les Blancs, ni les Noirs. Pendant des années, les Blancs ont nié les valeurs culturelles noires. Tout ce qui était noir existait, mais les gens refusaient d'en parler. Aujourd'hui, les intellectuels noirs qui ont découvert la négritude avec les Noirs américains et les jeunes intellectuels des Républiques d'Afrique, sont opposés, eux aussi, au métissage. Je ne crois pas qu'il y ait un seul Noir au Brésil qui n'ait une goutte de sang blanc. Un Noir dont l'arrière arrière-grand-père ou grand- mère ne se serait marié qu'avec des Noirs, je pense qu'il n'y en a pas au Brésil. Et c'est sans doute ce qui fait la force de notre pays. Les Noirs lui ont apporté la joie de vivre, le soleil d'Afrique, la danse, les chants, toutes les valeurs de la forêt, et les dieux notamment. Les Blancs nous ont apporté beaucoup de choses, de très bonnes choses. Les lndiens aussi, mais je pense que ce mélange a donné un type de gens particulier au Brésil. Je ne connais aucun pays au monde, et comme vous le savez j'ai pourtant beaucoup voyagé, je ne connais donc aucun peuple où l'étranger se sente moins étranger qu'au Brésil. Toute ma vie a d'ailleurs été liée au combat contre le racisme et je constate que le mélange des races est finalement la meilleure solution à ce problème. 

Vous exhalez un optimisme communicatif et tous vos romans sont pleins d'une vie luxuriante. Lorsque vous parlez des Noirs, vous en faites des hommes grands et forts. Le héros de Bahia de tous les saints est un boxeur qui tape puissamment ses adversaires, un peu comme si vous étiez sensible au mythe d'une Afrique, pays du soleil, de la joie et de la force. 

Je ne parle que du Brésil. Je dis la vérité. Pour moi, il y a une joie de vivre chez tous les Brésiliens et on doit cette joie de vivre aux Noirs. Voilà l'essentiel. En Inde, où la situation de misère est comparable à celle du Brésil, les gens sont un peu perdus. Ils n'ont pas d'espoir. Alors que chez nous il y a cette joie de vivre. Les Noirs sont venus chez nous avec une religion fétichiste; je m'étais battu aux côtés de ces gens contre la persécution religieuse qui les frappait au Brésil. J'ai réussi à faire passer une loi, lorsque j'étais député, qui garantit, aujourd'hui, la liberté religieuse. Mais si j'ai de la sympathie pour ce culte c'est parce que, pour ces Noirs, il n'y a pas d'enfer ni de péché. Ce qui compte, c'est la rencontre des hommes avec les dieux pour chanter et pour danser. Voilà la source d'une joie de vivre que les Noirs nous ont apportée et qui a donné le boxeur dont vous parlez. 

Cette religion c'est le candomblé, elle est particulièrement présente dans votre livre La Boutique aux miracles. Mais comment une expression religieuse mystique peut-elle ne pas choquer l'idéologie marxiste d'un Jorge Amado ? 

Vous savez que je n'ai aucune religion. Mais cette culture est décisive pour comprendre la formation du Brésil comme nation. Le candomblé est d'origine africaine, mais il a beaucoup évolué en se perpétuant au Brésil ; chez nous, tout s'est mêlé : quand les esclaves noirs n'avaient pas le droit d'adorer leurs dieux, ils les ont remplacés par les grands personnages de la religion catholique ; c'est ainsi que leur déesse de l'eau s'est réincarnée dans la Vierge Marie et que le dieu des métaux a été rebaptisé Saint Antoine, pour ne prendre que deux exemples. Il faut savoir aussi que chez moi, à Bahia, les plus grandes cérémonies candomblées se déroulent dans des églises au même endroit que la messe catholique. Les Brésiliens se disent tous catholiques, mais la hiérarchie catholique ne reconnaît pas cette particularité; le cardinal de Bahia a déclaré que les religions africaines doivent avoir leur place, mais qu'elles ne doivent rien avoir à faire avec la religion catholique et l'Eglise. Je ne suis pas d'accord avec ça. Je suis absolument partisan du syncrétisme, du métissage des hommes et des cultures. D'après moi, le candomblé est une religion très sympathique car elle ignore l'enfer et le péché. 

Non seulement le candomblé vous est sympathique, mais vous en êtes l'un de ses principaux dignitaires ! 

C'est vrai que j'ai été désigné comme prêtre, on dit « Oba ». Ils m'ont invité à participer aux célébrations parce que pour eux je suis un sage et moi, je me suis fait un devoir d'accepter. Mais ils ne m'ont jamais demandé si je croyais ou non. 

Vous avez une très grande tendresse pour les gamins. Je pense bien sûr à Capitaines des sables, ce merveilleux livre qui évoque les enfants de la rue, des enfants qu'on peut voir encore aujourd'hui dans les rues des grandes villes au Brésil. Ils sont exploités, crevés, ils vivent de petits boulots et parmi eux, curieusement, vous ne décrivez pas de Noirs. Il y a seulement, dans ce livre, le portrait d'un grand Noir. Comme si les enfants noirs, eux, n'étaient pas dans la rue. 

Oui, vous avez raison. Mais la situation de ces gamins s'est aggravée depuis l'époque que je décris dans Capitaines des sables. Ils sont beaucoup plus nombreux et si, autrefois, c'étaient des enfants abandonnés, de petits voleurs, ils sont aujourd'hui marqués par la drogue et la surexploitation. L'enfant ne peut pas être considéré comme criminel. Aussi voit-on les bandits les utiliser et les faire travailler. Toujours est-il que si les héros de Capitaines des sables sont des enfants, c'est qu'ils me touchent plus que d'autres. Ils m'ont touché quand j'étais jeune homme mais ils me touchent encore aujourd'hui. 

Vous avez une grande indulgence pour la petite escroquerie et pour l'astuce de ceux qui savent rouler les autres et trouvent le moyen de vivre sans travailler. Je pense au héros de Bahia de tous les saints qui mendie, mais sait sortir son petit couteau pour dire au passant : « Allez, donne-moi quelques milreis. » Il reste sympathique, alors que celui qui se fait dépouiller est décrit comme abruti et trop bête pour garder son argent. 

Effectivement, ma sympathie va vers ces gens-là. Parce que, quand j'étais jeune homme, j'ai vécu une vie très libre à Bahia, alors que je commençais à travailler dans le journal local à 14 ans. Ces voyous étaient mes copains et je me sens encore très proche d'eux. Si je suis un écrivain populaire, c'est parce que je touche, véritablement, une certaine fibre populaire en étant une sorte de conscience du peuple. 

Mais il y a autre chose que la reconnaissance populaire. Votre travail sur la langue a de l'importance. Vous justifiez votre pratique par le fait que le peuple du Brésil se reconnaît en vous. C'est sympathique mais c'est aussi ambigu, car qui nous dit que le peuple ne se trompe pas ? Il arrive au peuple de se reconnaître dans des dictatures, ou de croire que ces dictatures le représentent. Alors ne recherchez-vous pas autre chose que cette reconnaissance populaire ? N'êtes-vous pas concerné par la spécificité du travail d'écrivain sur la langue et dans la langue ?

Je suis un écrivain qui est très marqué par le récit oral, ce récit oral qui traite des Noirs dont nous avons parlé, cette littérature populaire, venue de la péninsule Ibérique, pleine de feuilletons et qui m'a formé. J'écris donc dans la langue du peuple de Bahia, dans une langue populaire et j'ai sans doute fait un effort pour en faire une langue qui est aussi littéraire. 

Vous êtes incontestablement l'écrivain de la vie. Mais je m'étonne, en ce qui concerne la mort, de ce qu'elle soit peu présente dans votre œuvre. Bien sûr, dans Tocaia Grande, dans La Boutique aux miracles, dans Capitaines des sables, on voit des enfants touchés par une épidémie de variole, mais la mort est toujours un peu minimisée, tournée en dérision. 

Je reconnais que c'est un thème pour lequel je n'ai aucune sympathie. Dans une préface à la traduction russe des Terres du bout du monde, Ilya Ehrenbourg a écrit que mes livres concernent toujours l'amour et la mort. Moi je pense que l'amour triomphe toujours de la mort. C'est vrai qu'elle est omniprésente dans Tocaïa Grande qui est une forme de synthèse de mes livres, et qui finit avec la mort de tous les personnages, mais je l'ai écrit quand j'avais déjà 73 ans, en 1985. 

Dans Les Deux Morts de Quinquin-la- flotte, votre héros, qui a atteint l'âge de 120 ans [errare humanum est], ne peut plus continuer son existence de fonctionnaire minable. Il quitte tout, s'installe dans un misérable taudis, boit beaucoup, joue aux cartes et devient le « Roi des vagabonds de Bahia ». Comme il aurait toujours voulu être marin, lorsqu'on l'enterre ses amis disent: « Pauvre Quinquin, tu n'auras pas accompli tes vœux, tes souhaits. » Aussi finissent-ils par le prendre et le faire boire en lui versant quelques rasades d'alcool dans la gorge avant de l'amener sur un bateau. II finira par mourir d'une deuxième mort. 

Dans ce livre, j'ai voulu montrer comment l'homme peut accomplir sa destinée. On dit toujours chez nous que la destinée se fait en Dieu, que l'on est obligé de l'accomplir. Quinquin voulait mourir comme un vieux marin qu'il n'était pas. Avec l'aide de ses amis, il va quand même finir par avoir la mort qu'il désirait, celle d'un vieux marin. Accomplir sa destinée, même après la mort avec l'aide de ses amis, voilà une idée qui m'est très chère. 

Où l'on retrouve votre indéfectible optimisme qui est à la fois individuel et social. Je pense bien sûr à L'Invitation à Bahia que vous terminez en écrivant : « Un jour la misère n'entachera plus tant de beauté, tant de poésie, les mystères de la ville de Salvador de Bahia de tous les saints » Croyez-vous vraiment que la misère n'entachera plus tant de beauté ?

Je pense qu'un jour il n'y aura plus de misère. Sans doute ne le verrai-je pas, moi qui suis vieux. Mais vous, peut-être, ou nos petits-enfants verront ce jour où il n'y aura plus de misère dans le monde. Il y aura la fraternité, j'en suis certain. Regardez la vie d'aujourd'hui : elle s'est incontestablement améliorée. Bien sûr, c'est toujours difficile, le monde avance à petits pas, mais je crois qu'il avance !