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2015/08/30

Robert O. Paxton : Le fascisme en action

« Par définition, la vaccination de la plupart des Européens contre le fascisme originel, à la suite de son humiliation et de sa déchéance publiques en 1945, est temporaire. Les tabous de l'époque vont inévitablement disparaître avec la génération des témoins oculaires des faits. De toute façon, le fascisme du futur – réaction en catastrophe à quelque crise non encore imaginée – n'a nul besoin de ressembler trait pour trait, par ses signes extérieurs et ses symboles, au fascisme classique. Un mouvement qui, dans une société en proie à des troubles, voudrait "se débarrasser des institutions libres" afin d'assurer les mêmes fonctions de mobilisation des masses pour sa réunification, sa purification et sa régénération, prendrait sans aucun doute un autre nom et adopterait de nouveaux symboles. Il n'en serait pas moins dangereux pour autant. » (Paxton, 2004)

Très bon livre de Robert O. Paxton à qui l'on devait déjà La France de Vichy, paru en 1973, et dans lequel l'historien new-yorkais démontait pas à pas la légende alors communément admise selon laquelle Pétain aurait joué double-jeu avec l'occupant nazi et mené durant quatre ans une politique dite de "moindre mal". Moindre mal : l'ensemble des lois portant sur le statut des Juifs de France et d'ailleurs, la fin du multipartisme, du parlementarisme et du suffrage universel, aussi la traque faite aux communistes et autres "anti-français", l'interdiction des syndicats et du droit de grève, l'exaltation de la hiérarchie, des chefs et des traditions datant d'avant la Bastille... toutes choses qui en disent long sur les actuels défenseurs du régime de Vichy et d'une politique (de droite) jadis mise en oeuvre par un vieux Maréchal, mais préalablement prônée par une partie des intellectuels, cooptée par les milieux industrio-financiers et finalement acceptée par une fraction de la population française de l'entre-deux-guerres.

Moins sulfureux, mais non moins intéressant, Le fascisme en action s'attache à définir le fascisme et à déterminer son essence sur la base de ses actions concrètes plutôt qu'à l'aune de ses discours ou de sa seule apparence. Et ça change tout. Parce qu'au-delà les grandes cérémonies de Nuremberg, avec feux de joie, retraite aux flambeaux et flonflons d'orchestre en culottes bavaroises, au-delà aussi les stimuli lancés en pâture à la foule depuis un balcon de la piazza Venezia, le fascisme est une mécanique aux rouages autrement plus complexes et perfides que nous ne sommes généralement portés à le croire par paresse et facilité d'esprit. D'où ça vient ? Comment ça marche ? Selon quelles règles et sous quelles conditions ? Voilà ce à quoi répond d'abord l'historien avant de livrer sa propre définition, puis de conclure sur les possibles résurgences... 

Robert O. Paxton

Pour qui n'a pas encore compris que le diable avançait masqué, ces quelques extraits à méditer tranquillement :

«Autre caractère supposément fondamental du fascisme, son esprit foncièrement anticapitaliste et antibourgeois. Les premiers mouvements fascistes affichaient en effet leur mépris pour les valeurs bourgeoises et tous ceux qui ne pensaient qu'à "gagner de l'argent, de l'argent, du sale argent". Ils attaquaient le "capitalisme financier international" presque aussi bruyamment que les socialistes. Ils promirent même d'exproprier les propriétaires de grands magasins au profit d'artisans patriotes, et les grands domaines fonciers au profit des paysans.
Cependant, les partis fascistes qui ont accédé au pouvoir n'ont jamais rien fait pour concrétiser ces menaces anticapitalistes, alors qu'ils ont au contraire mis en oeuvre, avec une violence inouïe et sans le moindre compromis, toutes celles qu'ils avaient proférées contre le socialisme [...] Une fois au pouvoir, les régimes fascistes ont interdit les grèves, dissous les syndicats indépendants, abaissé le pouvoir d'achat des salariés et généreusement financé les industries de l'armement, pour le plus grand bonheur des employeurs.»

«Hitler maîtrisait l'art de manipuler un électorat de masse. Il joua habilement des ressentiments et des peurs des Allemands ordinaires, au cours d'innombrables réunions publiques, rendues plus excitantes encore par la présence de sbires en uniforme, par l'intimidation physique des ennemis, par une ambiance électrique surchauffée, et par des harangues fiévreuses et des arrivées spectaculaires en avion ou en grosse Mercedes décapotable. Les partis traditionnels, eux, s'en tenaient, sans en démordre, aux longs discours argumentés, convenant davantage à un électorat réduit et cultivé [...] Alors que les autres partis s'identifiaient clairement à un intérêt, à une classe ou à une approche politique, les nazis s'arrangeaient pour promettre quelque chose à tout le monde. Ils furent les premiers, en Allemagne, à cibler différentes professions par des promesses sans mesure, sans se soucier de savoir si les unes ne contredisaient pas les autres.»

«Les propagandistes fascistes ont cherché à créer l'image d'un chef solitaire sur son pinacle : ils y ont remarquablement réussi. Cette image d'un pouvoir monolithique fut plus tard renforcée, pendant la guerre, par l'effroi que la machine de guerre allemande suscitait chez les Alliés, ainsi que par l'insistance des élites conservatrices allemandes et italiennes à proclamer, après la guerre, qu'elles avaient davantage été les victimes des fascistes que leurs complices. L'idée que la plupart des gens se font aujourd'hui du règne fasciste est encore influencée par cette représentation.
Les observateurs les plus perspicaces ont toutefois rapidement perçu que les dictatures fascistes n'avaient rien de monolithique ni de statique. Aucun dictateur ne règne sans partage. Il doit obtenir la collaboration, ou au moins l'accord, des différents éléments décisifs du pouvoir — armée, police, juges, hauts fonctionnaires — et des puissantes forces sociales et économiques. Dans le cas particulier du fascisme, qui avait dépendu des élites conservatrices pour accéder au pouvoir, les nouveaux dirigeants ne pouvaient mettre tranquillement ces élites au rancart. L'obligation d'avoir, au moins dans une certaine mesure, à partager le pouvoir avec l'establishment conservateur préexistant a rendu les dictatures fascistes fondamentalement différentes, dans leurs origines, leur développement et leurs pratiques, de celle de Staline.»

«Les signes avant-coureurs bien connus – propagande nationaliste exacerbée et crimes haineux – sont importants, mais insuffisants. Avec ce que nous savons aujourd'hui sur le cycle fasciste, nous sommes en mesure de découvrir des signes avant-coureurs beaucoup plus menaçants dans des situations de paralysie politique lors d'une crise, dans l'attitude de conservateurs à la recherche d'alliés plus énergiques et prêts à renoncer aux procédures légales et au respect de la loi afin d'obtenir un support de masse via la démagogie nationaliste et raciste. Les fascistes sont proches du pouvoir lorsque les conservateurs commencent à leur emprunter leurs méthodes, font appel aux passions mobilisatrices et essaient de coopter la clientèle fasciste.»

«Toute nouvelle forme de fascisme diaboliserait forcément un ennemi, intérieur et/ou extérieur: mais cet ennemi ne serait pas forcément les Juifs. Un mouvement fasciste américain authentique serait religieux, anti-Noirs et, depuis le 11 septembre 2001, de surcroît anti-islamique; en Europe occidentale, il serait séculier et, ces temps-ci, sans doute plus anti-islamique qu'antisémite; en Russie et en Europe de l'Est, il serait religieux, antisémite, slavophile et anti-occidental.»

Et enfin, établie au terme d'une étude comparative entre l'Allemagne hitlérienne et l'Italie musolinienne, la liste de tous les ressorts susceptibles de hisser à nouveau la bête au sommet du pouvoir :

- Un sentiment de crise d'une telle ampleur qu'aucune solution ne pourrait en venir à bout;

- La primauté du groupe, envers lequel les devoirs de chacun sont supérieurs à tous les droits, individuels ou universels, et la subordination à lui de l'individu;

- La croyance que le groupe d'appartenance est une victime, sentiment qui justifie n'importe quelle action, sans limitations légales ou morales, menée contre les ennemis, internes ou externes;

- La peur du déclin du groupe sous les effets corrosifs du libéralisme individualiste, des conflits de classe et des influences étrangères;

- Le besoin d'une intégration plus étroite, d'une communauté plus pure, par consentement si possible, ou par la violence exclusiviste, si nécessaire;

- Le besoin d'une autorité exercée par des chefs naturels (toujours de sexe masculin), culminant dans un super-chef national, seul capable d'incarner la destinée historique du groupe;

- La supériorité des instincts du chef sur la raison abstraite et universelle;

- La beauté de la violence et l'efficacité de la volonté, quand elles sont consacrées à la réussite du groupe;

- Le droit du peuple élu de dominer les autres sans contraintes de la part d'une loi divine ou humaine, la loi étant décidée sur le seul critère des réussites du groupe dans un combat darwinien.

Robert O. Paxton : Le fascisme en action (2004)
Traduction de William Olivier Desmond (2004)
Aux Editions du Seuil

2015/08/25

ANPéRo : September song

On annonce un nouvel ANPéRo ce vendredi 28 août en librairie Entropie. Comme d'hab...

 Sarah Vaughan, September song

2015/08/16

Franck Lepage : Incultures

« Un philosophe aujourd’hui oublié, Herbert Marcuse, nous mettait en garde : nous ne pourrons bientôt plus critiquer efficacement le capitalisme, parce que nous n’aurons bientôt plus de mots pour le désigner négativement » (F. Lepage)


Bien qu'il maîtrise parfaitement toutes les ficelles du métier d'amuseur et qu'il ne ménage pas les effets de scène, Franck Lepage préfère se voir en militant politique plutôt qu'en artiste humoriste. Je crois qu'il est à la fois l'un et l'autre, et que ses longs one-man-show ne servent pas, en effet, qu'à faire rire un public déjà conquis, mais qu'ils nourrissent également la réflexion et donc appellent la contradiction.

Ex-travailleur social et ancien instituteur démissionnaire, Franck Lepage, qui n'est pas sans rappeler le Morpheus des frères Wachowski, s'est lancé depuis bientôt trente ans dans une entreprise de démolition de la Machine à reproduire les inégalités : l'école. Mais il cible aussi la culture, les médias, le managment, les socialos, le consumérisme... et tous les rouages d'une société mise entièrement au service du Capitalisme, vu comme le grand méchant loup du conte de Perrault, celui qui a de grands bras pour mieux t'embrasser... et de grandes dents pour mieux te manger.
Certes, le discours radical de Lepage peut paraître excessif à certains endroits et on peut même considérer qu'il en vient parfois à caricaturer l'adversaire pour les besoins de sa démonstration, mais comme les ultra-libéraux ne sont pas non plus les derniers à truquer la réalité ou à manipuler l'opinion par le biais du langage, on peut dire que c'est de bonne guerre, voire même salutaire. Propagande contre propagande, je préfère encore les excès d'un Lepage à cette foutue langue de bois élaborée dans d'obscures officines, les think tanks, afin que les hommes de pouvoir et leurs valets médiatiques en usent et en rabusent, à tel point que d'évidentes élucubrations finissent par devenir d’incontestables paroles d'évangile que chacun d'entre nous répète ensuite à loisir. Ainsi, parmi quelques-uns des exemples de novlangue évoqués par Lepage, on peut citer le fameux "dégât collatéral" utilisé en lieu et place du "massacre de civils"; aussi les "plans de sauvegarde de l’emploi" qui ne sont rien d'autre que des "licenciements collectifs"; et même le capitalisme qui, par la grâce de la nouvelle sémantique, n'est plus défini en tant "qu'exploitation des pauvres par les riches", mais comme "un système de développement économique dans lequel la gestion des ressources humaines permet aux plus défavorisés l'ascension sociale dans un processus d'épanouissement et de libre partenariat blabla..." Autant d'expressions qui n'offrent plus aucune prise à la critique, puisque chaque mot, savamment choisi, a la miraculeuse propriété de masquer ou falsifier ce qu'il est censé désigner. Anodin ? Dramatique, oui ! Surtout lorsque cette technique de communication, qui en d'autres temps s'appelait de l'endoctrinement, s'applique à des catégories d'individus tels que, par exemple, les chômeurs, les retraités, les fonctionnaires qui, par la magie du verbe, se transforment ipso-facto en "assistés", "improductifs", "parasites", etc.
Et donc, renommer les choses par leur nom pour réapprendre à les penser politiquement et contradictoirement, commencer ce travail dès l'école puis le poursuivre au sein des entreprises, voilà ce à quoi rêve Franck Lepage et c'est vraiment la meilleure partie de ses conférences-spectacles.

Très intéressante aussi, l'histoire méconnue de l'Education populaire versus le Ministère de la culture, ou comment, de Mlle Christianne Faure à Mme Fleur Pellerin, en passant par messieurs Lang et Malraux, à travers tout un enchevêtrement de causes et d'effets, on aboutit à l'art contemporain, son marché et ses spéculations. Là-dessus, rien à redire. En revanche, réduire l'art contemporain à ses seuls aspects marchand et snobinard, laisser planer les ambiguïtés en plaçant de-ci de-là de petites incises aux accents parfois réactionnaires, c'est moche.
Evidemment, Lepage n'est pas Zemmour, loin s'en faut, ils ne partagent ni les mêmes attentes ni les mêmes analyses sociales, mais ils prononcent l'un et l'autre des paroles d'exclusion qui font pareillement froid dans le dos. Aussi, à l'un comme à l'autre avons-nous envie de rétorquer que l'art contemporain est un univers tellement vaste, hétéroclite et profus, qu'il n'est tout simplement pas possible de tout détester, sauf à adopter la posture de celui qui ne juge pas les œuvres pour ce qu'elles sont, mais pour ce que son obsession lui dit qu'elles sont : dans un cas, la preuve par neuf de notre décadence et, dans l'autre cas, l'évidente manifestation de la domination bourgeoise. Leur dire encore qu'entre les apologistes béats de l'art contemporain et ses détracteurs sans nuance, il y a de la place pour l'amateur capable de se faire sa propre opinion sans l'aide de personne et d'exercer sa liberté de jugement en allant voir les œuvres sur pièces plutôt que sur web (sinon c'est comme critiquer un livre d'après sa couverture). Et que dirait cet amateur ? Qu'il ne comprend rien à la production de Jeff Koons et déteste les oreilles de Mickey d'un Darren Lago, mais qu'il apprécie assez les travaux d'Adel Abdessemed et beaucoup ceux de Seo Young Deok ; qu'il est insensible aux toiles de Velasquez mais est ébloui par
celles de William Turner ; qu'il peut s'émouvoir devant Guernica et ne rien ressentir devant la Femme au chapeau ; qu'il préfère Munch à Miró, Miró à Dali, et Dali à Magritte ; qu'il aime tout à la fois Cândido Portinari et Zao Wou-Ki, Rodin et Ousmane Sow, Giacometti et Giuseppe Penone, l'ancien et le nouveau... Aussi qu'il frémit aux premières notes d'une symphonie de Malher, remue la tête en écoutant du rap et tape du pied sur Count Basie ; qu'il aime les romans d'Aragon et de Romain Rolland, mais qu'il s'ennuie en lisant Proust, etc. Et ce qu'il dirait pour conclure ? 
Que la culture devrait consister à ajouter plutôt qu'à retrancher... à s'agrandir plutôt qu'à se racornir... à apprendre à aimer plutôt qu'à haïr. Mais c'est pas gagné.

(*) Him, de Maurizio Cattelan : statue hyper-réaliste d'1m10 représentant Adolph Hitler figé dans une attitude de pieux recueillement. Bof ! Oui, sauf qu'il faut l'imaginer in-situ, c'est-à-dire dans une salle immensément vide et blanche du centre Beaubourg, et placé face à un mur, loin de l'entrée, donc de dos pour les visiteurs, de sorte qu'une partie d'entre eux passent devant la statue (ou plutôt derrière), croient voir un enfant en prière, puis, craignant peut-être de le déranger, poursuivent leur visite en chuchotant à l'oreille de leur compagnon... Quant à l'autre partie, d'évidence plus curieuse, elle s'avance d'une dizaine de mètres, puis contourne l'enfant et reçoit alors un petit choc au cerveau en se trouvant face-à-face avec le Mal absolu... Et enfin, après digestion, quelques-uns se mettent à observer comportements et réactions des visiteurs suivants : indifférence, effroi, indignation, colère... c'est intéressant, comme une sorte de musée Grévin mais en beaucoup mieux.
Maintenant, que des Pinault, des Arnault ou des Perrotin soient en mesure d'acheter ça plusieurs millions d'euros pour les revendre encore davantage, évidemment ça fait chier, oups ! disons plutôt que ça soulève une problématique. On peut aussi se demander de temps à autre si l'on est en présence d'une oeuvre d'art ou d'une supercherie : à chacun son avis, il y a des trucs qui touchent, qui choquent ou font réfléchir... des trucs qui ouvrent l’œil et l'esprit... et d'autres pas du tout, mais ceux-là on s'en bat les balloches.

2015/08/14

L'ogre Amazon

Au détour d'un libraire, je tombe sur les chroniques du toutologue Philippe Meyer, Le ciel vous tienne en joie. La chronique du 7 janvier 2012 est la suivante. Que monsieur Meyer et son éditeur aient l’œil tolérant sur cet abusage du droit de citation élargi. Il fait suite à l'article "Amazon, l'algorithme contre le libraire", et l'extension de navigateur interner Amazon-Killer, permettant de retrouver un livre dans le monde réel.

L'initiative n'a pas fait en France tout le bruit qu'elle mérite. Pierre Assouline en a touché un mot dans l'un de ses blogs, à la veille de Noël, mais sans doute la trêve des confiseurs a-t-elle enveloppé cette information dans une ouate amortisseuse.

De quoi s'agit-il ? D'une affaire d'espionnage dont on vous propose d'être les acteurs, pour ne pas dire les héros, et cela sans aucun entraînement, cours, stage ou cycle d'immersion et avec, pour toute panoplie, votre téléphone cellulaire sur lequel vous aurez pris soin de charger préalablement une nouvelle application. Armé de cet ustensile ainsi perfectionné, vous vous rendrez dans un magasin, vous y repèrerez les marchandises qui vous plaisent ou que vous aviez prévu d'acheter, vous scannerez leur code-barre et donc leur prix, et vous enverrez cette image à son commanditaire, un site de vente en ligne. Pour rémunérer votre collaboration, le site en question vous offrira un avoir de cinq dollar par étiquette scannée à concurrence de trois avoirs au maximum. De plus, en retour de votre scan, le site de vente en ligne vous informera du prix qu'il pratique pour la même marchandise. Les marchandises pour lesquelles cette offre est valable sont les ivres, et le site de vente e n ligne, c'est Amazon.

Il y a quelques années, ayant à ma table un ecclésiastique qui avait été l'aumônier de mon adolescence, comme il ne se faisait pas prier pour reprendre des plats et du dessert, et qu'il en faisait l'éloge, je lui fis remarquer avec affection qu'il y avait un certain amusement à attirer un saint homme de prêtre sur les sentiers du péché mortel de gourmandise. "Bougre d'âne, me répondit-il charitablement, tu ne m'entraînes nulle part. C'est parce que tun ne sais ni théologie ni latin que tu commets une pareille erreur. La gourmandise n'est un péché mortel qu'à cause d'une traduction erronée ou, pire, sottement moralisatrice. Le péché, c'est la gloutonnerie, en latin gula."

C'est à la gloutonnerie que s'abandonne Amazon, et c'est un péché capital contre l'esprit.Comme l'écrit Denis Lehane, le romancier de Mystic River dont Clint Eastwood tira un film, ce site de vente en ligne pratique "le capitalisme de la terre brûlée". Mettre à genoux les libraires peut permettre une opération fructueuse à court terme, mais, une fois qu'Amazon aura conquis le monopole de la librairie, ou une position dominante proche du monopole; qui assurera le contact entre les livres et leurs lecteurs potentiels ? Qui sera capable de nous faire miroiter des univers que nous ignorons ? Qui donnera envie de lire et de livres ? Qui sera capable de vendre aussi bien le dernier roman dont on cause dans le poste que de trouver un lecteur pour l'ouvrage sur L'influence de la nuit polaire sur le psychisme des Lapons mûri pendant des années par un passionné savant et obscur et destiné à le rester. Une librairie, c'est exactement ça : un magasin dans lequel on entre pour faire une emplette particulière et dont on ressort avec d'autres achats. Un livre, ça se palpe, ça se feuillette, ça se retourne, ça se compare avec ceux du même rayon, ça conduit à demander un renseignement au libraire, et un libraire qui vous aura vendu des livres et qui aura répondu à vos questions, saura vous proposer des livres qui répondent dans vos curiosités qu'il vous connaît ou qui rencontrent des dilections que vous lui avez confiées. Si vous avez du goût pour cafter, profitez de l'offre Amazon. Si vous voulez acheter vos livres à quelqu'un qui lit, préférez les libraires. Ça vous évitera de faire des économies qui vous coûteront cher.

Le ciel vous tienne en joie.