Après les Raisins de la colère, puis Arc-en-ciel, Nuages d’automne et Pluie d’été, eut lieu dans la bande de Gaza une nouvelle opération militaire, celle-ci poétiquement baptisée Plomb durci par le gouvernement d’Israël.
Pour mémoire, cet ixième épisode du conflit
israélo-palestinien dura trois longues semaines. Il fit 9 morts d’un côté et
1400 de l’autre côté, dont une centaine de femmes et 313 enfants de moins de
seize ans. Un bilan macabre auquel il faut encore ajouter près de 6000
blessés, traduction : amputés... brûlés... défigurés… Meurtris à vie.
C’était
il y a bientôt quatre ans, du 27 décembre 2008 au 18 janvier 2009, en
mondiodiffusion et technicolor sur toutes les chaînes de télévision.
Boucherie… Massacre… Corrida… les mots qui viennent
à l’esprit d’un homme de 87 ans, exilé à Lanzarote, au large des côtes
africaines. Violence… Crimes... Tuerie… images en boucle sur son écran
télé allumé jour et nuit. « Braoum ! » fait l’explosion
d’une bombe à l’uranium appauvri en plein centre-ville. « Comme vous le voyez, l’armée israélienne a resserré
son étau sur la ville de Gaza… » explique la voix-off du commentateur,
cependant que la caméra s’attarde sur les ruines d’un pâté d’immeubles. «
… l’aviation, quant à elle, poursuit ses bombardements…. » gros
plan sur l’agonie d’une victime qu’une ambulance embarque au milieu des cris et
des plaintes. INJUSTICE ! ce que voudrait crier le vieil homme à la
face du monde si le souffle ne lui manquait pas déjà.
« Intéressons-nous maintenant à l’actualité sportive de ce
dimanche… » Quelque part sur la terre, un stade plein à craquer
applaudit les prouesses d’un athlète courant après un ballon. L’obscénité de
trop ! Le vieil homme est fatigué du spectacle des hommes ; si
fatigué qu’il y a parfois des moments où l’envie devient immensément grande de
s’abandonner au cancer qui lui ronge le sang. Mais non, décidément non !
Il luttera jusqu’au bout, sans jamais rien lâcher, droit et digne jusqu’au seuil
de la mort. Et le voilà d’ailleurs qui se relève encore, mu par la seule force
de sa colère, tant ses muscles anémiés peinent à le porter. Et le voilà encore
qui déploie son corps décharné flottant désormais dans des vêtements bien trop
grands pour lui. « L’homme s’efface au profit de son ombre, puis
l’ombre deviendra songe… » ce qu’il murmure en se dirigeant à pas
lents et glissés vers sa table de travail. Arrivé là, il s’assied, le dos calé
contre un coussin, puis il empoigne une nouvelle fois sa plume et commence à
noircir du papier.
Neuf mois
plus tard, en octobre 2009, tandis qu’un rapport de l’ONU accusait de crimes de
guerre l’Etat d’Israël, paraissait à Lisbonne le dernier ouvrage écrit par un
vieil homme de 87 ans. Ce livre s’intitulait Caïn et portait la
signature, ou plutôt la marque, de José Saramago.
Le cours des évènements a-t-il réellement guidé la main du prix Nobel de littérature 98 ? bien évidemment je l’ignore. Disons qu’il s’agit simplement de mon intime conviction, fondée sur le sentiment de sympathie que m’a toujours inspiré cet auteur atypique et profondément humain, c’est-à-dire ambigu. Ni tout à fait ceci, ni tout à fait cela. Idéalo-réaliste, ou pessimiste pétri d’espoir, Saramago est un oxymore ambulant en qui se côtoient lucidité et aveuglement. Pas simple, donc. Et pas moins complexe la lecture de Caïn (se faisant parfois passer pour Abel : le mal pour le bien).
Le cours des évènements a-t-il réellement guidé la main du prix Nobel de littérature 98 ? bien évidemment je l’ignore. Disons qu’il s’agit simplement de mon intime conviction, fondée sur le sentiment de sympathie que m’a toujours inspiré cet auteur atypique et profondément humain, c’est-à-dire ambigu. Ni tout à fait ceci, ni tout à fait cela. Idéalo-réaliste, ou pessimiste pétri d’espoir, Saramago est un oxymore ambulant en qui se côtoient lucidité et aveuglement. Pas simple, donc. Et pas moins complexe la lecture de Caïn (se faisant parfois passer pour Abel : le mal pour le bien).
En un peu moins de 200 pages, Saramago revisite ici
l’Ancien testament à travers les pérégrinations de l’une de ses figures les
plus emblématiques. Promenant son personnage au gré de sa fantaisie (massacre de Jéricho, souffrances de Job, destructions de Sodome, de Gomorrhe,
de la tour de Babel…), il en profite pour dénoncer, avec humour et facétie, la
violence présente dans de nombreux épisodes de la Bible. Enfin, ça c’est ce qu’on
dit. Je préfère plutôt y voir l’ultime témoignage d’un écrivain sur le monde
d’ici-bas. Je préfère imaginer un Saramago dressant l’inventaire de nos luttes
fratricides et réaffirmant cependant sa foi dans l’humanité. Deo culpa :
« [Quelques jours avant le Déluge, s’adressant à deux
anges,] Caïn demanda s’ils pensaient réellement qu’une fois exterminée cette
humanité-ci, celle qui lui succéderait n’en viendrait pas à retomber dans les
mêmes erreurs, les mêmes tentations, les mêmes égarements et les mêmes crimes,
et ils répondirent :
Nous sommes seulement des anges, nous connaissons mal
cette énigme que vous appelez nature humaine, mais pour répondre avec
franchise, nous ne voyons pas très bien comment la deuxième expérience pourrait
s’avérer satisfaisante alors que la première s’est achevée dans cet étalage de
misères que nous avons sous les yeux, bref, à notre sincère avis d’anges et
compte-tenu des preuves recueillies, les êtres humains ne méritent pas la vie.
Vraiment, vous trouvez que les êtres humains ne
méritent pas la vie, demanda caïn, bouleversé.
Ce n’est pas ce que nous avons dit, ce que nous avons
dit et que nous répétons, c’est que les êtres humains, vu la façon dont ils se
sont comportés tout au long des temps connus, ne méritent pas la vie avec tout
ce que, malgré ses côtés noirs, lesquels sont nombreux, elle a de beau, de
grand, de merveilleux, répondit un des anges. […]
Que je sache, nous ne nous sommes jamais demandé si
nous méritions ou non la vie, dit caïn.
Si vous aviez pensé à vous le demander, vous ne seriez
peut-être pas sur le point de disparaître de la face de la terre.
Inutile de pleurer, on ne
perdra pas grand-chose, répondit caïn, donnant libre cours à un
pessimisme noir, apparu et conforté lors de voyages successifs dans les
horreurs du passé et du futur. Si les enfants morts brûlés à Sodome n’étaient
pas nés, ils n’auraient pas eu à pousser ces cris que j’ai entendus quand le
feu et le soufre pleuvaient du ciel sur leurs têtes innocentes.
Leurs parents furent
coupables, dit un des anges.
Ce n’était pas une raison
pour punir leurs enfants.
L’erreur est de croire que
la culpabilité sera comprise de la même façon par dieu et par les hommes, dit
un des anges.
Dans le cas de Sodome,
quelqu’un fut coupable, et ce fut dieu. »
Le
livre est presque fini. L’histoire de Caïn et le combat de Saramago ne feront
bientôt plus qu’un. L’homme est âgé, gravement malade, se sait condamné et
proche de la fin. Encore quelques pages… quelques lignes… quelques mots… et cet
ultime dialogue entre Saramago et Dieu, qui m’a personnellement bouleversé :
Dieu :
Je ne peux pas. Dieu ne revient pas sur sa parole, tu mourras de mort naturelle
sur la terre abandonnée et les oiseaux de proie viendront dévorer ta chair.
Caïn :
Oui, après que toi tu m’auras d’abord dévoré l’esprit.
La
réponse de dieu ne fut pas entendue, la réplique de caïn se perdit aussi. Le
plus logique c’est qu’ils aient argumenté l’un contre l’autre encore souvent.
Tout ce que l’on sait de science certaine, c’est qu’ils ont continué à discuter
et qu’ils discutent toujours. L’histoire est terminée. Il n’y aura rien d’autre
à raconter.
Et tout s’arrête là.