2013/03/31

29.03.13-18H30:00-48°51'13''N-2°23'11''E


Les dents serrées, les poings fermés, bravant le froid glacial et les dangers de la brousse, quatre hommes aguerris marchaient d'un pas décidé sur le boulevard Voltaire. De toute évidence, ces mercenaires n'avaient  peur de rien ni ne s'effrayaient de personne. Habitués qu'ils étaient à naviguer au milieu d'une faune par nature hostile, et revêtus pour l'occasion de leur tenue de camouflage, ils contournaient les obstacles avec tant de grâce et de félinité qu'à les voir évoluer ainsi nul ne pouvait douter du parfait déroulement de leur mission. L'ANPéRo (nom de code retenu pour cette opération) n'était toutefois pas sans risques ni périls, ce dont les quatre hommes avaient d'ailleurs pleinement conscience. Ils savaient tous à quel point leurs qualités d'endurance allaient être mises à l'épreuve, mais s'y étaient préparés avec application, emplissant notamment leur barda de rations K et de munitions à profusion : grenades Kinder et mines Haribo... on n'en dira pas plus.

Un pas devant les trois autres, les dépassant tous d'une tête, tant par la taille que par l'intelligence, se tenait Le-Chef, un grand gaillard à l'autorité aussi naturelle qu'incontestée, un homme d'ordre et d'organisation, sensible et méticuleux, aimant les coucous suisses, les confitures d'abricots et les poèmes ajustés comme un lit au carré. Bien que son esprit, en charge d'âmes, fut souvent hanté par un obsédant décasyllabe, Alpha-November-Papa-Romeo, Alpha-November-Papa-Romeo... jamais il n'avait failli à sa tâche ni n'avait déçu ses troupes ; c'était un chef et un vrai !
A l'heure H, ce dernier imposa le silence dans les rangs d'un signe impérieux du bras. Aux ordres, le commando se tut et s'arrêta aussi sec. Par simple acquis de conscience, Le-Chef vérifia une dernière fois les coordonnées GPS de l'ANPéRo, puis, désignant l'enseigne d'une auberge déguisée en librairie, il dit :
  - Hardi, les p'tits ! 198 boulevard Voltaire, l'Entropie c'est ici !
Silencieux et apparemment désert, l'endroit n'était pas des plus rassurants, sauf pour ces vieux baroudeurs qui en avaient vu d'autres tout au long de leur carrière déjà bien remplie. Les recoins sombres, les angles morts, les ombres furtives, tout ici leur rappelait les opérations de Kolwezi, Diên Biên Phu, Djibouti... Soudain, un 5ème homme, tapi jusqu'alors derrière une pile de livres d'art, surgit de sa cachette tel un diablotin, avec à la main une BD 24x32 prête à cracher des flammes. Reconnaissant juste à temps ses compagnons d'arme, il abaissa la sienne et leur dit simplement :
  - Entrez, les aminches ! Entrez, chez moi, c'est chez vous !
Puis, après avoir échangé des poignées de main viriles, ils s'assirent tous les cinq autour d'un feu de camp et commencèrent à deviser tranquillement, évoquant tout d'abord la mémoire des absents, puis parlant d'encodage et de science-fiction, aussi des rats de l'INA, de l'infâme Céline, d'actrices de cinéma et enfin du point G, avec pour certains comme un parfum de nostalgie.
  - Tu l'as trouvé, toi, le point G ?
  - Je le cherche encore...
L'heure, déjà bien avancée, était devenue propice aux confidences, prélude aux chants de régiment que le quintette entonna, la main sur le cœur :
  - J'avais un camarade, de meilleur il n'en est pas... 
  - Nous allions comme deux frères, marchant d'un même pas...
Lolo-le-Tatoué et Stéphanogéopolis s'en donnèrent à cœur si joyeux et gorge si bien déployée, que les trois autres compères, émus aux larmes, finirent par se taire pour mieux apprécier ce chant d'amour et de tendresse. Il faut dire ici que le tavernier avait non seulement glissé dans leur verre une substance hautement désinhibante, mais également poussé à la consommation d'apéritifs épicés propres à vous retourner les sangs, et le reste avec, ceci expliquant peut-être cela. Quoi qu'il en soit, les liens étroits et indéfectibles qui unissaient à présent Lolo-le-Tatoué à Stéphanogéopolis, faisaient plaisir à voir. Même Le-Chef en avait le cœur à l'envers, d'un si parfait unisson et d'un si bel orphéon. L'oreille aux aguets, les écoutant converser, il croyait parfois entendre la harpe et le clavecin d'une agréable sonate. Il suffisait en effet que Stéphanogéopolis parle d'esthétique militaire, de cheveux coupés ras ou de mâles gardes-à-vous, pour que Lolo-le-Tatoué réplique aussitôt : harmonie des chambrées, franche camaraderie, utile et nécessaire complicité des troufions. Après quoi, il les observa se faire des politesses autour d'un livre que tous deux souhaitaient s'approprier par affinité de goûts, puis, au comble de l'attendrissement, les surprit encore à se tatouer leur nom sur le front et le poignet, tout comme un couple d'enfants amoureux s'en va graver l'écorce d'un arbre.

A 23h00 et des brouettes, le temps étant venu pour le tavernier de plier boutique, il pria les quatre autres de regagner gentiment leurs pénates.
Le-Chef enquilla le boulevard en direction de Nation et moi de la Bastille.
Quant à Lolo et Stéphano, ils pénétrèrent ensemble dans la bouche du métro Charonne, qui les avala comme un seul homme...

(;-)

2013/03/30

Librairie, entropie, information

L'entropie par Charon
L'Entropie est votre librairie d'élection à Paris pour les livres anciens et d'occasion. Mais à l'origine, l'entropie désigne également un terme issu du champ scientifique, et repris dans un langage plus courant dans un sens proche du désordre. On le doit au physicien/mathématicien allemand Rudolf Clausius, qui l'introduit vers 1865 dans le cadre des études sur la chaleur, qu'on englobe dans le terme de thermodynamique, et qui traite des relations entre les quantité physiques d'énergie, de travail, de température, etc. Il popularise et reformule ce qu'on appelle  le second principe (ou la seconde loi) de la thermodynamique, dû initialement à Sadi Carnot en 1824 (réflexions sur la puissance motrice du feu). Celui-ci établit l'irréversibilité des phénomènes physiques, notamment en cas d'échanges thermiques. Il complète le premier principe qui évoque la conservation de l'énergie, et le troisième principe qui fixe l'entropie du cristal parfait au zéro absolu.

Rudolf Clausius nous dit donc de l'entropie, souvent notée S :
Je préfère emprunter aux langues anciennes les noms des quantités scientifiques importantes, afin qu'ils puissent rester les mêmes dans toutes les langues vivantes; je proposerai donc d'appeler la quantité S l'entropie du corps, d'après le mot grec  η τροπη une transformation. C'est à dessein que j'ai formé ce mot entropie, de manière qu'il se rapproche autant que possible du mot énergie; car ces deux quantités ont une telle analogie dans leur signification physique qu'une analogie de dénomination m'a paru utile ». (cité dans Dictionnaire d'histoire et de philosophie des sciences de Dominique Lecourt, PUF, 1999).
C'est la thermodynamique statistique (expliquant notamment la chaleur comme la cause d'un mouvement désordonné d'atomes ou de molécules qui s'entrechoquent) qui donne à l'entropie sa connotation de mesure d'ordre ou de désordre. Quand on connaît la librairie Entropie, cette notion de désordre ne choque pas abusivement (V., si tu m'entends..., rien de personnel). 15 000 livres, ça ne se range pas d'un coup de clairon, pour les exemptés, les réformés, les troufions, les suppôts transitoires.

L'entropie a pris un sens plus étendu après la seconde guerre mondiale, avec le passage progressif d'un monde analogique à une représentation et un stockage numérique des données. Une charnière létale (obsolete anonymous), qui aujourd'hui se replie sur la querelle entre le livre éternel et le bit élémentaire de la liseuse. D'un côté, la neige ou le grésillement unique d'un récepteur télévisé ou radiophonique, de l'autre la qualité, la reproductibilité et l’asepsie du numérique, le clonage sans fin de l'information (on le sent bien, le biais, là).  On parle alors d'entropie de Shannon, due à Claude Shannon, père fondateur de la théorie de l'information. Ce terme aurait été suggéré par John von Neumann, père de la cybernétique avec Norbert Wiener et Alan Turing. Comme quoi, la parenté pour tous n'est pas si récente. Il aurait suggéré, à raison de ce billet,  que le terme d'entropie était assez peu clair pour pouvoir triompher dans tout débat. Cela devient alors une fonction mathématique qui, intuitivement, correspond à la quantité d'information contenue ou délivrée par une source d'information. Cette source peut  être un fichier audionumérique, une image numérique, un fichier numérique en général. L'entropie (de Shannon)  mesure dans ce cas la quantité d'information nécessaire pour que le récepteur puisse déterminer "sans ambiguïté" ce que la source a transmis.Ce concept est d'autant plus important aujourd'hui qu'il est à l'origine des techniques algorithmiques de compression de données que l'on connaît sous les noms de mp3 (pour la musique), jpeg (image), avi ou mpeg (vidéo) et autres fichiers comprimés (comme les .zip), ainsi que les livres numérisés, en format pdf, epub, ou djvu (déjà-vu). L'entropie, c'est en un mot l'information minimale que l'on doit transmettre afin de représenter parfaitement un ensemble de données numériques. Une compression sans pertes. Le reste réside dans l'imperfection de l’œil et de l'oreille, qui permet de cacher des informations quasi-imperceptibles par l'humain. Cela reste un art, de l'énergie du désordre des lettres à l'information, le livre.

Néanmoins, cette numérisation galopante (cf. le court-métrage Pixels de Patrick Jean) ne fait pas, à l'instar de la richesse, notre bonheur de soutien au livre physique, qui se laisse surprendre et partager, et qui résistera aux guerres électroniques et à l'atome durable.

Il faut donc bâtir un pont plus solide entre le livre et l'entropie. Il peut se révéler dans le livre "La Décroissance : Entropie, écologie, économie" de Nicholas Georgescu-Roegen. Cet auteur relit une pensée économique occidentale dominante, qui  conçoit le processus économique comme un mouvement alternatif entre production et consommation, dans un système fermé (comme un système adiabatique en thermodynamique). Ce système semble déconnecté du monde actuel, ignorant les découvertes de  Sadi Carnot et de Charles Darwin, et de leurs concepts opérants  de l'entropie et de l'évolution.

La tekhné économétrique actuelle est, sous un certain angle, issue de la thermodynamique et de la théorie de la chaleur. En une ellipse abusive, elle résulte de la maîtrise technique du froid (le réfrigérateur), de la chaleur (le moteur de voiture) et d'un coup relativement bas des hydrocarbures, qui ont conjointement conduit de manière massive à la délocalisation des lieux de  production et de consommation. Et en deuxième ordre des lieux d'achat (les *marchés, hyper, super, méga) et de consommation (banlieues  résidentielles), reliées par la voiture, dans les pays dits développés. Commumation, dit le globish. Consommer, consumer. La forme littéraire est claire : consommer, c'est amener une chose à son terme. D'où le retour du feu et de flamme de la thermodynamique par la consommation.

Nicholas Georgescu-Roegen (1906-1994) confronte donc l'incohérence d'une idéologie de la croissance et le monde, un bio-système clos, dans lequel s'applique le second principe de la thermodynamique et celui de la sélection. Son ouvrage-phare, "La décroissance. Entropie - Écologie - Économie" est, ironie du sort, accessible en numérique, mais rien ne vous empêche de compléter l’œuvre dans la librairie entropique la plus proche.
Guy Debord : un rebelle chic ! Manuel de savoir briller en société "bobo-situ"

2013/03/23

Paroles de Poilu : Antoine Mayet

Ci-dessous une lettre datée du 3 septembre 1915, 397ème jour de guerre. Elle a été écrite par un Poilu depuis l'un des 450 lits de l'hôpital militaire de Clermont-Ferrand, où il se rétablissait d'une légère blessure contractée deux mois plus tôt sur la presqu’île de Gallipoli, en Turquie. Un coup de chance pour lui, finalement, que cette fine blessure, au vu du nombre de soldats morts au champ d'honneur en cette fin d'été 1915. Déjà pas moins d'un demi-million d'hommes, parmi lesquels Alain Fournier, Charles Péguy et Louis Pergaud, trois écrivains souvent cités dans les manuels d'histoire aux côtés de blessés non moins illustres : Céline, qui a perdu l'ouïe et la raison aux premiers jours du conflit, Cendrars, qui a laissé son bras droit quelque part en Champagne, et Genevoix sa main gauche sur une pente des Eparges.
Noyé dans la multitude des combattants anonymes, Antoine Mayet a lui aussi pris la plume mais pour écrire à sa sœur. Allongé sous les draps propres de son lit d'hôpital, à l'abri des bombes, des balles et des intempéries, choyé par les nonnes et nourri comme un prince, Antoine Mayet n'est pas le moins du monde pressé de voir ses plaies se refermées. Au contraire, rien ne le rendrait plus heureux que de les voir suppurer jusqu'à la fin des hostilités, même si, parfois, la douleur lui arrache encore de légers râles ou de petits gémissements auxquels personne ici ne prête plus la moindre attention.
Autour de lui, une cinquantaine de lits occupés par autant de frères d'arme à la chair meurtrie mais au cœur endurci. En face, deux jeunes fantassins, l'un plâtré l'autre bandé, discutent à bâtons rompus du soir au matin. Ils n'évoquent jamais aucun projet d'avenir, mais s'échangent leurs souvenirs comme s'ils avaient déjà cent ans. A sa gauche, un petit quarteron d'estropiés jouent leur ration d'alcool à la manille coinchée. Ils ponctuent chacun de leurs coups de bruyants éclats de voix, et chacune de leurs parties de plaisanteries à faire rougir les bonnes sœurs. A sa droite, enfin, une fenêtre entrouverte par laquelle un air frais se glisse dans la chambrée et lui chatouille l'épiderme au passage. La tête penchée sur l'oreiller, Antoine regarde les arbres du parc, leurs feuilles encore vertes sur des branches encore fortes. Il pense d'abord aux camarades qu'il a laissé là-bas, sur le front d'Orient où beaucoup sont tombés. Puis il songe avec philosophie à son foyer et à ses parents qu'il ne reverra peut-être jamais plus. Fataliste, Antoine ne cille pas davantage qu'il ne bronche. Les yeux à présent rivés au plafond, il cherche ses mots dans le brouhaha du dortoir. Il a le front plissé de celui qui s'attelle à une tâche difficile. Il est pâle, silencieux et presque immobile. Seule sa main semble trembler un peu, mais ça doit être le vent...
3 septembre 1915... Tandis qu'à Chantilly les pontes de l'Etat-Major prépare la seconde bataille de l'Artois (60 000 morts), qu'à Paris la Comédie Française reprend Demi-Monde, une satire sociale d'Alexandre Dumas fils, et qu'en Suisse les socialistes rédigent leur manifeste pour la paix, Antoine Mayet, de son lit d'hôpital, écrit à sa sœur :


Chaire seure je técri sé deus [mots] poure te dôné de ménou vaile Je tre previn que je sui prepauze poure nôtre moi de prolongasion est je raite à lopitale juque jôré resu un saire tifiqua des bairejemen poure pasé de ven la cômision qui se trou vera di[manche?] prochain est pense de paretire de clairemon maicredis poure le dairegné tré Jaipaire que ma laitre [te] trouve en bônesenté un sui que mon bôfraire Je sui a lôpitale n°11 conve les sen chamalliaire A  dieu chaire seure je ten brase detou moncoure. Mayet Antoine


Traduction : Chère soeur, je t'écris ces deux mots pour te donner de mes nouvelles. Je te préviens que je suis préposé pour un autre mois de prolongation et je reste à l'hôpital jusque j'aurai reçu un certificat d'hébergement pour passer devant la comission qui se trouvera dimanche prochain, et pense partir de Clermont mercredi par le dernier train. J'espère que ma lettre te trouve en bonne santé, ainsi que mon beau-frère. Je suis à l'hôpital n°11, convalescence Chamalières. Adieu, chère soeur, je t'embrasse de tout mon coeur. Mayet Antoine.

Cette lettre, extraite d'une correspondance dégotée un jour de brocante, n'est bien évidemment représentative que d'elle-même et de celui qui l'a signée.
Soldat parmi 8 millions d'autres, Antoine Mayet était originaire d'Olliergues, un petit village du Puy-de-Dôme situé au bord de la Dore. Né en avril 1895 de parents valets de ferme, on suppose qu'il a grandi au milieu des bêtes dont s'occupait sa mère et des champs que labourait son père. Le soir venu, l'enfant dînait sans doute en famille, à la lueur d'une lampe à pétrole et dans l'odeur un peu rance du chou farci. Là, assis devant sa potée, chacun devait raconter sobrement sa journée de labeur ou d'école. On causait tantôt en patois, tantôt en français, mais toujours avec cet accent d'Auvergne dont Antoine Mayet ne se départira jamais tout à fait, et que l'on retrouve d'ailleurs dans chacune de ses lettres : tré pour train, aipéré pour espéré, praique pour presque, etc... S'il écrivait comme il parlait, c'est qu'il a du quitter l'école de Ferry sitôt atteint ses 13 ans (pas possible avant, peu probable après). Fils de paysans modestes, on imagine qu'il commença alors à gagner son pain et son vin, probablement en aidant ses parents dans leurs travaux agricoles. Dès lors, labours, semailles et moissons rythmèrent les saisons, puis les années, de même que les fêtes, les foires ou les bals où l'on allait guincher, boire et draguer la gueuse. 
1908... 09... 10... l'enfant s'endurcit. 1911... 12... 13... l'enfant devient homme. Et lorsque le tocsin sonne au clocher du village, Antoine a 19 ans. Devançant de quelques mois l'appel de sa classe, il est incorporé au 216ème Régiment d'Infanterie en compagnie de jeunes gars du pays, puis est reversé au 175ème où il ne connaît personne. Lui qui n'a jamais dépassé les frontières du Puy-de-Dôme, le voilà maintenant lancé par monts et par vaux. Son fusil à l'épaule et son barda au dos, il sillonne la France de part en part, surtout ses hôpitaux militaires, car il est souvent malade ou blessé. Mais à peine est-il remis sur pieds que le voilà déjà reparti pour l'Asie Mineure : Alexandrie... Salonique... Achi-Baba... et puis Constantinople, où sonneront bientôt les clairons de la victoire.

On sait qu'Antoine Mayet a survécu à la guerre, mais l'histoire ne dit pas ce qu'il est devenu. Toutefois, l'homme simple et bon qui transparaît à travers cette correspondance n'a pu mener d'autre vie que tranquille et sans histoire. Ses lettres, toutes adressées à sa sœur, ne comportent aucun commentaire sur la politique ou les événements militaires. Il est affectivement perdu et moralement dépassé. Plongé dans un univers hostile qu'il ne peut pas décrire, et remué par des sentiments qu'il ne peut simplement pas dire, Antoine Mayet est finalement plus touchant que bien des maîtres en littérature. Poète à sa façon, ses formules disent peu, mais elles sonnent vraies. Extraits choisis :

Ma pôvre Maire doit bien soufrire tout de maime a vaique tan de bait a soignét ... - - - ... Mônt fraire mécri plu, je ne sai pa poure coit qui mécri plu, je et tendu du joure en joure de sé nouvaile ... - - - ... 39 neure que ta laitre a mi poure me trouvét ... - - - ... Ma senté aitépatente poure le mômen ... - - - ... Si tu peu menvoillé un paquai de tabat, une boite dalumaite et deu créllion poure écrire la prôchaine laitre ... - - - ... Il i a tin détachemen qui pare lindi poure la Saire bi ... - - - ... Je croillai bien den naitre care on na que pri den les plujeune ... - - - ... Le ten me dure de te voire ... - - - ... Je pare de min poure la Saire bi a cinqueure du matin ... - - - ... Il fô aipéré que lagaire finira au plutau, care sai bien lon tou de maime ... - - - ... On nai une bône bande en semble : 270 home, 16 caporau, 22 sou zofisié est 3 zofisié ... - - - ... La taire ne boipalau ... - - - ... On ne voi rien du tou, que des côre bôts ... - - - ... Lon va ta les glize ... - - - ... Le frois revien un si que la naige ... - - - ... Sai toujoure a peupré la maime chôze ... - - - ... Saitin pélli de brullard ... - - - ... Il fô prendre paçianse ... - - - ... Du poulait praique tou les joure ... - - - ... I ne fait pu si chau come les joures daigné ... - - - ... Lon na pa zune minute a nou ... - - - ... On ne pencai pa que sa dure ten tou de maime é on saipa can cafinira ... - - - ... Il sen fait pa du tou car il nou zamuse bien. Il a tou joure quaique chause a nou dire ... - - - ... I fô aipérer que sa pasera sète moveze gaire ... - - - ... Si on na le bôneur de revenire on nôra vu bien des chauze ... - - - ... Lon nai pa tro malle tou de maime magrai tou les mizaire que lon na ... - - - ... Care minte nen il ne fait pa si chau côme d’i a caique joure ... - - - ... A dieu chaire seure

... Cliquét poure la glandire ...



2013/03/21

Lieu d'ANPéRo = Librairie Entropie (17 lettres)

"Books? I've heard about that on the Internet" (citation anonyme, 1993, en fond d'email)

La Librairie Entropie (198, boulevard Voltaire 75011 PARIS) est un grenier aux trésors, où 15000 livres épuisés se requinquent en attendant la reprise. Où 15000 livres d'occasion attendent de faire le larron. Où les livres rares se requinquent avant de passer en des mains expertes. C'est également une atmosphère unique pour bibliophiles avertis ou simples amateurs de livres. Comme le dit Vincent, on peut chercher des livres sur l'internet. En ce lieu, les livres vous trouvent. C'est la substance de cette vidéo, réalisée par un client de passage il y a deux jours. Étonnant, non ? A vous donc maintenant de venir en faire l'expérience. Du mardi au samedi de 13h à 19h30 (01 43 48 83 25).

Librairie d'occasion par efilms
 
Et la librairie Entropie, c'est enfin un lieu d'ANPéRo. Ça vous intringue, n'est-il pas ?

2013/03/16

Paroles de Poilus (en marge de la littérature mais pas tant que ça)

Premier ouvrage de référence sur la Grande Guerre : le célébrissime Paroles de Poilus, paru en 1998, sous la direction d'Yves Laplume et Jean-Pierre Guéno. Edité tout d'abord chez Librio, puis en version de luxe illustrée et même en BD, ce recueil de lettres a été vendu à plus de 3 millions d'exemplaires, soit presque autant que l'opuscule de Stéphane Hessel et dix à douze fois plus que les derniers prix littéraires. Rien à redire là-dessus. La guerre fait toujours recette et, si elle n'a malheureusement que la mort à offrir à ceux qui la font, elle assure souvent la gloire ou la fortune à ces commentateurs. Ce pourquoi il convient de souligner ici que les coauteurs de l'ouvrage, renonçant à leurs droits, n'ont pas touché un seul rond sur les ventes. Dont acte. En revanche, leur travail éditorial, aussi méritoire soit-il, n'est pas sans défaut.

Sur les 8 milliards de courriers échangés entre 1914 et 1918, Laplume et Guéno, suite à leur appel lancé auprès des auditeurs de Radio France, ont reçu 8000 lettres inédites (0,0001%) en provenance des quatre coins de l'Hexagone. Sur ces 8000 lettres, ils en ont sélectionné 120 (0,0000015%) selon des critères légitimes mais ô combien discutables : qualité littéraire, charge émotionnelle ou dimension réflexive. Puis il les ont encore présentées, pour ne pas dire mises en scène, jouant sur la fibre sensible et privilégiant les aspects dramatiques, le tout de manière un peu trop uniforme. Exit les temps morts et les parties de rigolade, autrement dit les moments de bonheur ou d'ennui qui rythmaient aussi la vie des tranchées pour une très large part. Exit encore les bons'hommes, jeunes ou moins jeunes, qui écrivaient comme des pieds, n'avaient  pas grand chose à dire et n'en étaient cependant pas moins touchants, peut-être même davantage qu'un Etienne Tanty ou qu'un Maurice Maréchal, deux épistoliers de grand talent, aux facultés intellectuelles largement supérieures à la moyenne de l'époque, pas forcément mieux armés pour faire face à l'adversité, mais autrement mieux aptes à la décrire et par là même à la supporter. Attention, je ne dis pas que ce livre est imbuvable, au contraire : construit comme un roman, il se lit presque trop bien, d'autant que les personnages qui le composent sont vrais, tout comme l'histoire qu'ils racontent. Mais j'ai suffisamment lu, épluché et parfois même déchiffré de lettres de Poilus, plusieurs milliers chinées de ci de là, pour oser prétendre qu'un avertissement aux lecteurs aurait été le bienvenu, ne serait-ce qu'un petit encadré précisant que la réalité est multiple et que ce corpus n'en représente qu'un aspect.

Un petit tour par ici.
Deuxième ouvrage de référence, celui de Jean-Pierre Turbergue, paru en 1999 aux éditions Italiques : 1914-1918, Les Journaux de Tranchées. Un livre grand format, richement illustré de plusieurs fac-similés du Rigolboche, de L'Echo des Gourbis, du Crapouillot ou encore du Canard du boyau, pour ne citer que ceux-là. 160 pages de rires et de larmes, un reflet de la vie, aussi une antidote au cafard prescrite pour et par les soldats eux-mêmes, soldats à propos desquels J.P. Turbergue disait, lors d'une interview accordée à Canal Académie :

"On est étonné de voir à quel point nos anciens étaient incroyablement doué du point de vue de l'écriture [...] On est stupéfait de voir que ces poilus (qui n'étaient pas des intellectuels, qui n'avaient pas bac+4 mais souvent le certificat d'étude), on est surpris de voir le talent, la culture qu'ils peuvent mettre dans les journaux. [...] Le français moyen écrivait de façon lumineuse, étonnante, drôle, vraiment c'est un émerveillement. Alors, oui, on a quelques contre-exemples, on a quelques poilus qui écrivaient du pied gauche, mais bon, c'est relativement peu fréquent."

Même écueil que précédemment : la volonté manifeste de faire des Poilus des gens de plume. Or, si certains d'entre eux l'étaient, la plupart ne l'étaient pas. Et si presque tous savaient lire et écrire, seule la crème des soldats participait à ces journaux, principalement des officiers ou des sous-officiers issus des classes moyennes urbaines : journalistes de formation, avoués du barreau, employés de bureau, instit', étudiants... Et des ouvriers ? me demanda un jour un enfant. Oui, quelques-uns... Et aussi des paysans ? Oui, mais encore moins... Puis je lui expliquai l'importance des disparités sociales, ajoutant que son arrière-grand-père n'était ni un fin lettré ni un abruti complet, qu'il avait un foutu sale caractère mais fauchait les blés comme personne... Les blés ? Oui, les blés, le pain, si tu préfères... Et je lui dis encore, une main tendrement posé sur sa tête, que les hommes, au vu de leur nombre - 8 millions de mobilisés, 5 millions de soldats - n'étaient réductibles à rien, qu'il n'y avait pas d'archétype (tu regarderas dans ton dictionnaire), mais qu'une chose cependant surprenait lorsqu'on approchait de près les Poilus, c'est de voir à quel point ils étaient finalement nos contemporains, avec leurs soucis du quotidien, leur amour de la famille et leur désir de paix. Je terminai en lui disant qu'on pouvait lire des dizaines de correspondances, d'essais, de récits, de romans, qu'on pouvait aussi compulser des milliers de journaux et même feuilleter tous les documents officiels, sans jamais rien comprendre à cette guerre. Ah ! fit l'enfant, apparemment déçu. Je lui tapotai l'épaule : Il est impossible de faire le tour de cette Guerre parce qu'elle est trop Grande pour nous, vois-tu. Elle est comme un défi lancé à notre intelligence et à sa curiosité, raison pour laquelle on ne peut y mettre un doigt sans y laisser son bras. Et alors je cachai mes deux bras dans mon dos et l'enfant se bidonna.

2013/03/12

Jorge Amado : Bahia de tous les Saints

"Magnifique et étourdissant. S'il est vrai que le roman est avant tout action, celui-ci est un modèle du genre. Peu de livres s'éloignent autant des jeux gratuits de l'intelligence."
Le jeune philosophe en devenir qui parlait ainsi, dans l'Alger Républicain, en 1939, était l'exact contemporain d'Amado, un homme de cœur et d'esprit, à la fois sensible et intelligent, de gauche évidemment, aimant la vie, la liberté et le soleil d'Oran ; c'était aussi un homme de paix et de justice, compatissant à la misère d'autrui, sachant opposer la raison à la violence et la révolte à l'absurde, tout en restant lucide et malgré tout heureux, je veux dire le futur prix Nobel prématurément disparu : Albert Camus. Et il avait raison, ce livre d'Amado, le quatrième d'une longue série, écrit à l'âge de seulement 23 ans, est effectivement magnifique, étourdissant... et bouleversant.
Sans doute l'enfance difficile de Camus, sa douloureuse expérience de la pauvreté familiale, l'ont-elles rendu particulièrement réceptif à l'histoire d'Antonio Balduino, le personnage central de ce roman, un orphelin pauvre et noir dont la vie n'est qu'une succession d'épreuves.
Elevé par sa tante paternelle jusqu'à sa onzième année, Antonio Balduino, dit Baldo, fréquente moins volontiers les bancs des écoles que les rues malfamées du quartier où il vagabonde à longueur de journée, préférant s'initier à l'art de la savate, ou bien à gratter la guitare, plutôt qu'apprendre à lire et à écrire. A quoi bon l'école, en effet, si elle ne sert qu'à devenir l'esclave d'un patron ? Pourquoi gaspiller sa jeunesse entre quatre murs quand l'avenir est déjà tracé : cireur de chaussures, ouvrier d'usine ou débardeur de quais trimant du matin au soir pour un salaire de misère. Il n'y a rien autour de l'enfant qui puisse l'inciter à l'étude, pas le moindre exemple de réussite sociale, rien qui ne soit susceptible de l'encourager, ni de susciter en lui le rêve et l'espoir. Rien ? Pas tout à fait, non. Il y a les histoires que les vieux racontent, assis sur le pas de leur porte, et que Balduino écoute avec attention : des aventures de brigands et d'esclaves révoltés qui le font frémir de la tête aux pieds. Aussi, très tôt, Baldo n'a-t-il qu'une seule ambition, celle de devenir à son tour un bandit de grand chemin dont les exploits seront chantés d'un bout à l'autre du pays.
Tout bascule pour lui du jour où sa tante, frappée de folie, est internée dans un asile. Recueilli par une famille riche et blanche des beaux quartiers (pléonasme), il y est bien traité mais s'y sent prisonnier comme l'oiseau en cage. Seule l'immédiate amitié qu'il éprouve pour Lindinalva, la fille de son hôte, l'empêche de s'enfuir à peine arrivé dans sa nouvelle résidence. Et puis, les mois et les années s'écoulent. Nourri, logé, instruit, blanchi en échange de menus services domestiques, Baldo grandit vite. Il a maintenant quinze ans, Lindinalva trois de plus. Un jour, soupçonné à tort d'avoir de mauvaises intentions à l'égard de la donzelle, il reçoit une monumentale raclée durant laquelle on lui fait cruellement ressentir et la couleur de sa peau et son statut social. Comprenant dès lors que sa place n'est plus ici - et qu'elle ne l'a d'ailleurs jamais été -, il détale le lendemain matin, sans demander son reste, n'emportant dans son baluchon que la haine des blancs et le souvenir de son amour pour Lindinalva qui le hantera longtemps... très longtemps.
Commence alors pour lui une vie d'errance et de vagabondages. A quinze ans, chef respecté d'une bande de voyous pas vraiment méchants, il couche à même la rue dans des papiers journaux, tend une main aux passants et tient dans l'autre un couteau. Gamin paumé en quête d'identité, n'ayant cesse de donner un sens à sa vie, il devient tour à tour champion de boxe, inventeur de chansons, marin d'eau douce, employé de plantation et lutteur de fête foraine. A vingt ans et des brouettes, Antonio Balduino a vécu plus d'aventures qu'il n'en a jamais rêvé. Il a parcouru le Nordeste de fond en comble, mais sans jamais trouver "sa maison". Il a fait l'amour sur les plages, sous des portes cochères et dans le galetas des putains, mais s'il a serré mille et une femmes dans ses bras c'est toujours à l'obsédante Lindinalva qu'il songeait. Aussi, apprenant qu'elle est à présent mourante et abandonnée de tous, se précipite-t-il aussitôt à son chevet. Trop tard. Elle meurt dans ses bras sans qu'il puisse la sauver, mais en lui promettant toutefois d'élever et de protéger son gosse comme son propre fils.
C'est le déclic. Pour honorer sa promesse, Antonio Balduino devient docker sur le port de São Salvador da Bahia, là-même où étaient débarqués les esclaves africains à peine deux siècles plus tôt, et là-même où leurs descendants travaillent toujours aussi dur pour toujours aussi peu. Comme quoi on a beau courir et courir encore comme un Noir en fuite, un jour ou l'autre l'histoire finit par vous rattraper... Et Balduino, qui se croyait jusqu'alors aussi libre que l'air, va bientôt se découvrir enchaîné, sans autre alternative que se révolter ou se soumettre aux fers.
Un jour, pour arracher quelques sous de plus à la Compagnie, les conducteurs de tramway cessent subitement leur travail. Ils sont suivis par le personnel de l'Electricité, du Téléphone et des manufactures, puis par les taxis, les coursiers, les commis boulangers. A mesure que le pays se paralyse, Baldo s'éveille peu à peu à la politique. D'abord entraîné à son corps défendant dans la grève générale, il y prend vite goût et même s'y épanouit. N'hésitant plus à s'exprimer dans les meetings, il lui suffit de raconter simplement ce qu'il a vu durant son périple pour entraîner derrière lui, en meneur d'hommes qu'il a toujours été, les plus indécis des grévistes. Car si les cinq années passées à vadrouiller lui ont beaucoup appris, l'enfant qu'il était jadis a moins changé qu'il n'y paraît : il a seulement mûri. Ses qualités naturelles ayant gagnées en maturité, il ne se soustrait plus à la réalité mais l'assume, ne songe plus au suicide mais se bat, ne fuit plus mais fait face. C'est à présent un homme. Et son âme, qui n'avait vocation ni à être asservi ni à faire le mal, a fini par trouver dans le Syndicat la maison qu'elle cherchait depuis longtemps, celle du peuple auquel elle appartient.

Ecrit durant les années 30, à une époque de fort clivage politique et de poussée existentielle, on pourrait croire que ce livre a plutôt mal vieilli. Nenni ! Un tour en carriole de l'autre côté du périph convaincra quiconque du contraire. Dans ce qu'on appelle les ZUP ou les ZEP se trouvent encore des Baldo par dizaines, d'authentiques voyous ou des mauvais garçons au cœur tendre, tous à l'image des personnages de cet excellent roman d'Amado, traité de bout en bout à la manière du combat de boxe sur lequel s'ouvre en trombe le premier chapitre. Un roman sans temps mort ni fioriture littéraire, mais rythmé, vif et direct, comme le coup sec à l'estomac qu'Antonio Balduino balance à son adversaire allemand, cependant que la foule massée sur les bancs beugle en chœur :

      - Descends-le ! descends-le ! Vas-y Baldo ! Rentre dedans !

2013/03/03

Jorge Amado : Les Pâtres de la Nuit



Repu, comblé, rassasié ! Le sentiment d'avoir été gavé comme une oie blanche en vue de la Saint Sylvestre me laisse de cette lecture une impression mitigée : entre plénitude et indigestion. 
Auteur prolixe et volubile, Jorge Amado avait l'écriture généreuse des sud-américains. Il n'était pas du genre à compter ses mots ou à chipoter la matière, possédait le bagout des bons conteurs mais sombrait parfois dans des bavardages auxquels on ne peut guère prêter qu'une oreille distraite. C'est un peu trop fréquemment le cas ici, dans ce livre baptisé 'Roman', bien que celui-ci ressemble plutôt à une succession de nouvelles aux personnages récurrents, lesquels assurent d'ailleurs à l'ensemble un semblant de cohérence. 
De toute cette galerie de figures haute en couleurs émerge celle du Caporal Martim, un séducteur sans rival, champion du verbe et du lever de coude, maître incontesté de la capoeira et des jeux de cartes. Souvent cité en exemple dans son quartier, il est une sorte de référent pour ses amis d'enfance tourbillonnant autour de lui en bande joyeuse et délurée : le Nègre Massu, un hercule au cœur d'or ; Curió, l'idéaliste naïf et romantique ; La Rafale, expert ès mulâtresse et heureux possesseur d'une souris savante ; l'Ygrec, ainsi surnommé en vertu de ses connaissances universelles ; Jesuino Le-Coq-Fou, une sorte de vieil aristocrate mâtiné de clochard, allant toujours par monts et par vaux dans ses souliers crevés et son frac rapiécé ; madame Béatriz, à la fois cartomancienne et fakir hindou ; aussi la vénérable Dona Tibéria, dont l'époux fabrique des cierges pour la paroisse du bon dieu, cependant qu'elle-même, tenancière de bordel, nourrit pour ses pensionnaires des sentiments quasi maternels, notamment pour la jeune Otália, une putain d'environ seize ans qui joue encore à la poupée entre deux passes, rêve d'épouser le caporal Martim et finit par mourir de chagrin, sans que sa mort, hélas, ne suscite beaucoup d'émotion. Et puis toutes les autres figures charriées au fil des pages, la foultitude des faire-valoir aux surnoms si évocateurs qu'on ne peut les oublier avant longtemps : L'Oeillet-à-la-Boutonnière, Nelson-les-Grandes-Dents, Pépé Huit-Cents-Grammes, Chico le Raté, La Mère Tricot, Le Frisé... Overdose. 
Majoritairement issus des quartiers pauvres de Bahia, la plupart de ces personnages sont, par choix ou par nécessité, des marginaux, des vagabonds, des petits boutiquiers sans grande moralité, du moins pas celle faite par et pour les privilégiés avec l'aide de Dieu et des banquiers. Cependant, la misère ayant elle aussi ses règles et ses lois, les démunis d'Amado s'arrangent pour vivre à leur façon et, avec les moyens dont chacun dispose, comme n'importe quel organisme vivant de n'importe quelle espèce luttant pour sa survie depuis des siècles, chacun adapte au jour le jour son comportement à son environnement. Les uns sont tricheurs, voleurs ou bagarreurs, les autres mentent, escroquent ou se prostituent, mais tous s'entraident dans les moments les plus difficiles et tous, à chaque instant de leur vie, manifestent leur volonté d'être et de rester libre. 
Traité à la manière habituelle d'Amado, avec lyrisme, humour et sensualité, ces Pâtres de la Nuit ne sont donc pas uniquement pétri de bons sentiments. Et c'est tant mieux. 
Il se dégage du livre une certaine philosophie de la vie, dans laquelle l'amitié fait office de dogme et où la débrouille s'érige en vertu. Et c'est très bien. 
Seulement voilà, les personnages ont la misère joyeuse et même tellement joyeuse qu'elle en devient presque obscène, à se demander d'ailleurs si tel n'était pas l'effet souhaité par l'auteur et alors qu'on m'explique pourquoi. Oui, pourquoi, malgré l'évidente affection d'Amado pour chacune de ses créatures issues des bas-quartiers, pourquoi diable n'est-il pas parvenu à m'en faire aimer une seule, et pourquoi n'a-t-il pas non plus réussi à me rendre sensible à leurs mésaventures, ne parvenant qu'à m'amuser (un peu), m'ennuyer (beaucoup), m'intéresser (pas du tout). 

L'Amusement : le mariage du caporal Martim avec la belle Marialva, une fille coquette et raffinée. Etrangère au quartier et pétant plus haut que son cul, non seulement elle ne s'intègre pas à la communauté d'amis, mais, bien trop jalouse pour son libertin de mari, leur histoire d'amour tourne court. La chute est inattendue et drôle, malgré le sort funeste réservé à Marialva. 

L'Ennui : les problèmes suscités par le baptême du fils de Massu sont discutés comme les autres, autour d'un verre d'eau-de-vie dans la taverne d'Alonso, puis font l'objet de longs chapitres consacrés de bout en bout au folklore religieux du candomblé et à ses nombreuses divinités. 

L'Intérêt : la touche sociale du dernier épisode, ou la naissance des favelas. Un jour, à l'aide de quelques planches de bois, de vieilles tôles ondulées et de cinq ou six bouts de tissus pas très propres, un déshérité construit sa cahute sur un terrain privé mais inoccupé. C'est un pionnier. Il est bientôt rejoint par un autre miséreux, et puis un autre et encore un autre... C'est l'invasion. Les cabanes de bric et de broc poussent vite et bien, comme des champignons sous les arbres. Toute la colline en est pleine. On rit, on danse et on chante, c'est la fête du soir au matin. Là-dessus, on s'en doute, la politique s'en mêle, la police obéit et les médias, à leur habitude, s'empressent d'exploiter l'affaire. Alors, presque malgré soi, on en vient à comparer les comportements des uns et des autres, disons des gens d'en-haut et des gens d'en-bas. On commence d'abord par se demander qui sont les plus tricheurs, les moins voleurs, les pires menteurs, et puis on finit par comprendre enfin qui sont les véritables putains.