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2012/11/24

Caïn

Après les Raisins de la colère, puis Arc-en-ciel, Nuages d’automne et Pluie d’été, eut lieu dans la bande de Gaza une nouvelle opération militaire, celle-ci poétiquement baptisée Plomb durci par le gouvernement d’Israël. 
Pour mémoire, cet ixième épisode du conflit israélo-palestinien dura trois longues semaines. Il fit 9 morts d’un côté et 1400 de l’autre côté, dont une centaine de femmes et 313 enfants de moins de seize ans. Un bilan macabre auquel il faut encore ajouter près de 6000 blessés, traduction : amputés... brûlés... défigurés… Meurtris à vie.
C’était il y a bientôt quatre ans, du 27 décembre 2008 au 18 janvier 2009, en mondiodiffusion et technicolor sur toutes les chaînes de télévision.

Boucherie… Massacre… Corrida… les mots qui viennent à l’esprit d’un homme de 87 ans, exilé à Lanzarote, au large des côtes africaines. Violence… Crimes... Tuerie… images en boucle sur son écran télé allumé jour et nuit. « Braoum ! » fait l’explosion d’une bombe à l’uranium appauvri en plein centre-ville. « Comme vous le voyez, l’armée israélienne a resserré son étau sur la ville de Gaza… » explique la voix-off du commentateur, cependant que la caméra s’attarde sur les ruines d’un pâté d’immeubles. « … l’aviation, quant à elle, poursuit ses bombardements…. » gros plan sur l’agonie d’une victime qu’une ambulance embarque au milieu des cris et des plaintes. INJUSTICE ! ce que voudrait crier le vieil homme à la face du monde si le souffle ne lui manquait pas déjà. « Intéressons-nous maintenant à l’actualité sportive de ce dimanche… » Quelque part sur la terre, un stade plein à craquer applaudit les prouesses d’un athlète courant après un ballon. L’obscénité de trop ! Le vieil homme est fatigué du spectacle des hommes ; si fatigué qu’il y a parfois des moments où l’envie devient immensément grande de s’abandonner au cancer qui lui ronge le sang. Mais non, décidément non ! Il luttera jusqu’au bout, sans jamais rien lâcher, droit et digne jusqu’au seuil de la mort. Et le voilà d’ailleurs qui se relève encore, mu par la seule force de sa colère, tant ses muscles anémiés peinent à le porter. Et le voilà encore qui déploie son corps décharné flottant désormais dans des vêtements bien trop grands pour lui. « L’homme s’efface au profit de son ombre, puis l’ombre deviendra songe… » ce qu’il murmure en se dirigeant à pas lents et glissés vers sa table de travail. Arrivé là, il s’assied, le dos calé contre un coussin, puis il empoigne une nouvelle fois sa plume et commence à noircir du papier.

Neuf mois plus tard, en octobre 2009, tandis qu’un rapport de l’ONU accusait de crimes de guerre l’Etat d’Israël, paraissait à Lisbonne le dernier ouvrage écrit par un vieil homme de 87 ans. Ce livre s’intitulait Caïn et portait la signature, ou plutôt la marque, de José Saramago.


Le cours des évènements a-t-il réellement guidé la main du prix Nobel de littérature 98 ? bien évidemment je l’ignore. Disons qu’il s’agit simplement de mon intime conviction, fondée sur le sentiment de sympathie que m’a toujours inspiré cet auteur atypique et profondément humain, c’est-à-dire ambigu. Ni tout à fait ceci, ni tout à fait cela. Idéalo-réaliste, ou pessimiste pétri d’espoir, Saramago est un oxymore ambulant en qui se côtoient lucidité et aveuglement. Pas simple, donc. Et pas moins complexe la lecture de Caïn (se faisant parfois passer pour Abel : le mal pour le bien).

En un peu moins de 200 pages, Saramago revisite ici l’Ancien testament à travers les pérégrinations de l’une de ses figures les plus emblématiques. Promenant son personnage au gré de sa fantaisie (massacre de Jéricho, souffrances de Job, destructions de Sodome, de Gomorrhe, de la tour de Babel…), il en profite pour dénoncer, avec humour et facétie, la violence présente dans de nombreux épisodes de la Bible. Enfin, ça c’est ce qu’on dit. Je préfère plutôt y voir l’ultime témoignage d’un écrivain sur le monde d’ici-bas. Je préfère imaginer un Saramago dressant l’inventaire de nos luttes fratricides et réaffirmant cependant sa foi dans l’humanité. Deo culpa :

« [Quelques jours avant le Déluge, s’adressant à deux anges,] Caïn demanda s’ils pensaient réellement qu’une fois exterminée cette humanité-ci, celle qui lui succéderait n’en viendrait pas à retomber dans les mêmes erreurs, les mêmes tentations, les mêmes égarements et les mêmes crimes, et ils répondirent :
Nous sommes seulement des anges, nous connaissons mal cette énigme que vous appelez nature humaine, mais pour répondre avec franchise, nous ne voyons pas très bien comment la deuxième expérience pourrait s’avérer satisfaisante alors que la première s’est achevée dans cet étalage de misères que nous avons sous les yeux, bref, à notre sincère avis d’anges et compte-tenu des preuves recueillies, les êtres humains ne méritent pas la vie.
Vraiment, vous trouvez que les êtres humains ne méritent pas la vie, demanda caïn, bouleversé.
Ce n’est pas ce que nous avons dit, ce que nous avons dit et que nous répétons, c’est que les êtres humains, vu la façon dont ils se sont comportés tout au long des temps connus, ne méritent pas la vie avec tout ce que, malgré ses côtés noirs, lesquels sont nombreux, elle a de beau, de grand, de merveilleux, répondit un des anges. […]
Que je sache, nous ne nous sommes jamais demandé si nous méritions ou non la vie, dit caïn.
Si vous aviez pensé à vous le demander, vous ne seriez peut-être pas sur le point de disparaître de la face de la terre.
Inutile de pleurer, on ne perdra pas grand-chose, répondit caïn, donnant libre cours à un pessimisme noir, apparu et conforté lors de voyages successifs dans les horreurs du passé et du futur. Si les enfants morts brûlés à Sodome n’étaient pas nés, ils n’auraient pas eu à pousser ces cris que j’ai entendus quand le feu et le soufre pleuvaient du ciel sur leurs têtes innocentes.
Leurs parents furent coupables, dit un des anges.
Ce n’était pas une raison pour punir leurs enfants.
L’erreur est de croire que la culpabilité sera comprise de la même façon par dieu et par les hommes, dit un des anges.
Dans le cas de Sodome, quelqu’un fut coupable, et ce fut dieu. »

Le livre est presque fini. L’histoire de Caïn et le combat de Saramago ne feront bientôt plus qu’un. L’homme est âgé, gravement malade, se sait condamné et proche de la fin. Encore quelques pages… quelques lignes… quelques mots… et cet ultime dialogue entre Saramago et Dieu, qui m’a personnellement bouleversé :

Caïn dit : Maintenant tu peux me tuer.
Dieu : Je ne peux pas. Dieu ne revient pas sur sa parole, tu mourras de mort naturelle sur la terre abandonnée et les oiseaux de proie viendront dévorer ta chair.
Caïn : Oui, après que toi tu m’auras d’abord dévoré l’esprit.
La réponse de dieu ne fut pas entendue, la réplique de caïn se perdit aussi. Le plus logique c’est qu’ils aient argumenté l’un contre l’autre encore souvent. Tout ce que l’on sait de science certaine, c’est qu’ils ont continué à discuter et qu’ils discutent toujours. L’histoire est terminée. Il n’y aura rien d’autre à raconter.

Et tout s’arrête là.

2012/11/18

Cannelloni, Macaroni, Pennacchioni, Tortellini…

Contrairement aux apparences, le Pennacchioni n’est pas une variété de pâtes à la semoule de blé dur, mais un dérivé de l’italien Pennacchio, signifiant panache. Furent donc surnommés Pennacchioni tous les Transalpins portant des plumes à leur galure ou, ce qui revient au même, ayant allure d’épouvantail. Voyez pas ? Une fiche du commissariat de la rue Ramponneau précise encore ceci :

             Prénom : Daniel
             Adresse : Belleville
             Profession : écrivain


Relu avec délectation La Petite Marchande de Prose, le troisième roman de la saga Malaussène. Me souvenais plus à quel point l’écriture de Pennac(chioni, de son vrai nom) était tout à la fois drôle, tendre, sensible, inventive et intelligente.
Si toute l’intrigue de cet épisode, forcément rocambolesque, s’articule autour du monde du livre, je crois cependant qu’on aurait tort de n’y voir qu’un feu d’artifice tiré à la gloire du roman, ainsi que le stipule un peu trop benoîtement la quatrième de couv’. L’histoire étant souvent double, celle de La Petite Marchande de Prose permet effectivement à Pennac d’évoquer et de partager son amour des livres et sa passion des mots, mais aussi de dénoncer, en creux, un univers dont il connaît l’envers du décor et ses coulisses à la Dallas : manuscrits volés, supercherie littéraire, combines éditoriales et plumitifs narcissiques. Voici donc quelques passages plutôt bien épicés.
D’abord, le portrait d’un écrivaillon tombant en pleurs dans les bras de Benjamin Malaussène, l’un des employés des Editions du Talion :
- On vous a refusé un manuscrit, n’est-ce pas ?
- Pour la sixième fois.
- Le même ?
De nouveau oui de la tête, qu’il décolle enfin de mon épaule. Puis, un hochement très lent :
- Je l’ai tellement retravaillé, si vous saviez, je le connais par cœur.
- Comment vous appelez-vous ?
Il m’a donné son nom, et j’ai aussitôt revu la tête hilare de la reine Zabo [la patronne] commentant le manuscrit en question : « Un type qui écrit des phrases du genre ‘’Pitié ! hoqueta-t-il à reculons’’, ou qui croit faire de l’humour en appelant Farfouillettes les Galeries Lafayette, et qui remet ça six fois de suite, imperturbable, pendant six ans, de quel genre de maladie prénatale souffre-t-il, Malaussène, vous pouvez me le dire ? »
Après l’écrivaillon, voici l’écrivain de renom :
[…] Les couloirs des Editions du Talion sont encombrés de premières personnes du singulier qui n’écrivent que pour devenir des troisièmes personnes publiques. Leur plume se fane et leur encre sèche dans le temps qu’ils perdent à courir les critiques et les maquilleuses. Ils sont gendelettres dès le premier éclair du premier flash et chopent des tics à force de poser de trois-quarts pour la postérité. Ceux-là n’écrivent pas pour écrire, mais pour avoir écrit – et qu’on se le dise […]
Bien évidemment, fruit de l’imagination et pures coïncidences sont les ressemblances du dénommé J.L.B. avec l’auteur à succès Paul-Loup Sulitzer : 
« J.L.B. [le personnage parle de lui à 3ème personne] est un écrivain d’un genre nouveau, monsieur Malaussène. Il tient plus de l’homme d’entreprise que de l’homme de plume. Or, son entreprise, précisément, c’est la plume. […] Dès mes premiers romans : Dernier baiser à Wall Street, Pactole, Dollar ou L’Enfant qui savait compter, j’ai creusé les fondations d’une école littéraire nouvelle que nous appellerons, si vous le voulez bien, le réalisme capitaliste. […] Notre monde est un monde de boutiquiers, monsieur Malaussène, et j’ai entrepris de donner à lire à tous les boutiquiers du monde ! Si les aristocrates, les ouvriers, les paysans, ont eu droit à leurs héros au cours des âges littéraires, les commerçants jamais ! […] Le lecteur que je vise n’est pas celui qui sait lire, mais celui qui sait compter. Or, tous les boutiquiers savent compter, et aucun romancier, jamais, n’en a fait une valeur romanesque. Moi, si ! Et je suis le premier. Résultat : deux cent vingt-cinq millions d’exemplaires vendus à travers le monde. J’ai élevé la comptabilité au niveau de l’épique, monsieur Malaussène. Il y a dans mes romans des énumérations de chiffres, des cascades de valeurs boursières, belles comme des charges de cavalerie. C’est une poétique à quoi les commerçants de tous poils sont sensibles. Le succès de J.L.B. tient à ce que j’ai enfin donné sa représentation mythique à la multitude mercantile. Grâce à moi les commerçants ont désormais leurs héros dans l’Olympe romanesque »
Cette très belle digression sur le parcours de la reine Zabo, devenue patronne des Editions du Talion : 
La reine Zabo est sortie du ruisseau pour régner sur un royaume de papier […] Il fallait la voir fermer les yeux, dilater les narines, aspirer une bibliothèque tout entière, et repérer par petites expirations les cinq exemplaires nominatifs en pur Japon sur des rayons bourrés de Verger, de Van Gelder, et de l’humble armée des Alfas. Elle ne se trompait jamais. Elle les classait à l’odeur, tous, papiers chiffons, toile, jute, fibre de coton, chanvre de Manille… […] Elle dissociait le parfum aérien de l’encre de la puissante animalité de la colle, puis en énonçait les composants un à un, jusqu’à retrouver le nom de l’artisan disparu qui produisait jadis cette merveille d’encre-là, et la date exacte du cru. […] Sur quoi, elle sortait le nom du moulin d’où venait le papier, le nom du seul imprimeur à utiliser cette combinaison d’ingrédients, et le titre du livre, et le nom de l’auteur, et la date de parution. […]
La scène qui suit se déroule une nuit durant laquelle le père de la petite Zabo baguenaudait dans le Faubourg Saint-Honoré. Après avoir assommé les deux arsouilles qui rouaient de coups un bourgeois en goguette, Papa Zabo aida ce dernier à se relever et, tandis qu’il le nettoyait, l’autre bégaya :
- Mon Loti, mon Loti...
Son estomac crachait des caillots, et parmi eux, ce seul mot :
- Mon Loti…
Il pleurait d’une autre douleur :
- Une édition originale, monsieur…[…] Un japon impérial…[…] Oh ! monsieur… monsieur… si vous saviez …
[…] Quand le Chauve [Papa Zabo] raconta l’aventure à sa fille, la gamine eut un de ses plus rares sourires :
- C’était un bibliophile.
- Un bibliophile ? demanda le Chauve.
- Un type qui préfère les livres à la littérature, expliqua l’enfant.
Le Chauve flottait.
- Pour ces gens-là, il n’y a que le papier qui compte, dit Zabo.
- Même s’il n’y rien d‘écrit dessus ?
- Même si ce sont des bêtises. Ils rangent les livres à l’abri de la lumière, ils ne les coupent pas, ils les caressent avec des gants fins, ils ne les lisent pas : ils les regardent.
Et cette dernière citation, formule saisissante de la reine Zabo :
- Je ne décourage plus aucune vocation ; si on avait donné le prix de Rome à Hitler, il n’aurait jamais fait de politique…


2012/11/16

Quelques liens sur Henri Guillemin

D’abord, pour qui n’a pas, au regard de sa propre histoire, les yeux qu’avaient Chimène pour Rodrigue, une belle série de conférences diffusées sur la Radio Télévision Suisse durant les années 60 et 70. Différents sujets y sont traités, tant historiques que littéraires (Pétain, Tolstoï, la Commune, Rousseau, Dreyfus, etc.). L’occasion d’apprécier ce narrateur hors-pair qu’était Henri Guillemin, et de le voir en image autant qu’en action, le mot n’est pas trop fort. C’est ici :


Ensuite, un lien sur lequel se trouvent regroupés, au format mp3, la quasi totalité de ce que l’on peut glaner sur le web (Robespierre, Jaurès, Danton, Voltaire, etc.). La qualité audio n’est pas toujours au rendez-vous, mais l’ensemble reste malgré tout parfaitement audible. C’est ici :


Et, enfin, pour tout ce qui concerne le papier, deux pistes : les bonnes librairies d’occasion (disons, au hasard, l’Entropie, 198 boulevard Voltaire) et la petite maison d’éditions Utovie, qui, tel Hercule rapportant les pommes d’or du jardin des Hespérides, eh oui ! réédite progressivement toute l’œuvre d’Henri Guillemin. C’est ici :


Henri Guillemin, ou l’art et la manière de tailler un costard.

Dans ce livre, consacré à la Commune de Paris, sont habillés pour l’hiver : le professeur Renan, Edmond de Goncourt, Albert Sorel, madame Sand, messieurs Thiers,  Favre et Grévy, ainsi que les généraux Trochu, Bazaine et consorts. L’historien polémiste Henri Guillemin ne faisait pas dans la dentelle, c’est connu. Certains le déploraient, d’autres l’en félicitaient, lui ne s’en est jamais caché :

« Pamphlet est le nom que porte l’Histoire dès qu’elle s’écarte des bienséances et des mensonges reçus »

Son œuvre, sa grande œuvre de démystification de l’historiographie officielle, celle qu’on enseigne aux écoles, ne lui a certes pas valu que des amis, y compris parmi ses pairs. Que lui reprochaient-ils ? De tronquer les citations, de les bricoler de telle sorte qu’elles finissaient invariablement par dire ce qu’il voulait leur faire dire. A voir ! Voici, par exemple, ce qu’écrivait Edmond de Goncourt dans son journal du 19 au 21 mars 1871 :

« La République est une belle chimère de cervelles grandement pensantes, généreuses, désintéressées ; elle n'est pas praticable avec les mauvaises et les petites passions de la populace française. Chez elle : Liberté, Égalité, Fraternité, ne veulent dire qu’asservissement ou mort des classes supérieures. […]
Le quai et les grandes rues qui mènent à l'Hôtel de Ville, sont fermés par des barricades, avec des cordons de gardes nationaux en avant. On est pris de dégoût, en voyant leurs faces stupides et abjectes, où le triomphe et l'ivresse mettent une crapulerie rayonnante. […]
Les cohortes de Belleville, en face de Tortoni, foulent notre boulevard, passant au milieu d'un étonnement un peu narquois, qui semble les gêner et leur faire regarder, de leurs yeux vainqueurs, le bout de leurs souliers, aux chaussettes rares. »

Et voici le même passage, mais sous la plume d’Henri Guillemin :

Edmond de Goncourt vomit de dégoût devant ces gueux des faubourgs qui se permettent à présent de « fouler notre [sic] boulevard », et qui ne craignent pas de déambuler jusqu’ «en face de Tortoni [le café chic] » ; ils y passent, il est vrai, « au milieu d’un étonnement un peu narquois qui semble [tout de même !] les gêner et leur faire regarder le bout de leurs souliers, aux chaussettes rares » ; l’artiste contemple, écœuré, ces « faces stupides et abjectes », cette « crapulerie rayonnante ». La situation est atroce ; c’est Paris « sous la coupe de la populace ».

Représentatif de la méthode Guillemin, cet exemple, un peu long (j’en conviens), a tout du moins le mérite de laisser à chacun le soin de se faire sa propre opinion. Et surtout de trancher la question principielle : la pensée d’Edmond de Goncourt est-elle déformée, travestie, ignominieusement trahie par Henri Guillemin ? Ou bien, ce dernier, qui a lu l’intégralité du journal, a-t-il su en tirer la quintessence et la substantifique moelle ?

Ce n’est pas tout ! Ses détracteurs lui reprochaient également de se poser en justicier des causes perdues, d’avoir des partis-pris et donc de manquer cruellement d’objectivité (ouh, le vilain !). Quoi d’autre ? D’avoir un sens critique un peu trop aiguisé, une vision du monde par trop manichéenne et des arrières-pensées politiques et sociales à peine déguisées. Une sorte de procureur Jacobin, quoi ! Sauf que, par simple effet miroir, on voit que les chefs d’accusation ne manquaient pas non plus dans la bouche des plaignants, dépositaires de la Vérité, de la seule et réelle vérité vraiment vraie, je veux dire : la leur.
Or donc, quel était l’impardonnable forfait d’Henri Guillemin ? Tout simplement, celui d’aller et de penser à contre-courant de la vulgate officielle et, ce faisant, d’écorner sérieusement le Roman National, cette belle et bonne chose chargée de véhiculer la doxa dans l’inconscient collectif. Notre Roman, donc, dans lequel sont déjà clairement définis (et sans manichéisme aucun, cela va de soi) qui sont les bons et les méchants, où se trouvent le bien et le mal, et quels sont les grands hommes, les grandes dates et les grands évènements de notre histoire. Mais rien que de très consensuel, rassurez-vous, rien d’autre qu’une succession de quasi-évidences faisant quasi-unanimité, ou du moins travaillant pour, puisque c’est là leur but. Pour le reste, les sujets qui fâchent ou inclinent à briser la concorde, pas de vagues, non ! surtout pas de vagues. Au contraire : profusion de nuances, doux euphémismes et gracieuses litotes. C’est là le b.a.-ba des universitaires de bon-aloi, la panoplie complète des loyaux serviteurs de l’Etat, autant dire le barda d’un Poilu. Bref, ainsi pourvu, les historiens du vraiment vrai peuvent voyager à leur aise à travers les âges et les siècles sans jamais déroger au sacro-saint principe de l’objectivité, et sans jamais non plus, mais ne le répétez pas, prendre le moindre risque, vu qu’ils sont neutres, absolument neutres. Français de cœur, certes, mais Suisses dans l’âme, ils se flattent d’abord de leur impartialité (hep ! ne pas prendre parti est aussi un acte politique), puis s’occupent ensuite, ainsi auréolés, de mettre au panier les papiers gras d’Henri Guillemin - ce monsieur sans-gêne-, au prétexte qu’ils les trouvent barbouillés d’erreurs, de mensonges et d’approximations, hum, disons plutôt d’impertinences et d’irrévérences. Halte là, Guillemin, halte ! Passe encore ton style, si peu académique soit-il, ou ta patte, reconnaissable entre mille, le hic, vois-tu, c’est le substrat même de tes livres, la chaleur qui s’en dégage – comme d’un tas de fumier -, les nausées qu’ils font monter aux lèvres des gueux, les colères qu’ils attisent et les révoltes de rues qu’ils paraissent appeler de leurs vœux. Silence, Guillemin ! L’Histoire de France se doit d’être tiède, insipide et aussi plate que possible, tout comme nous, quoi. Elle ne vise pas à éveiller les consciences, quelle idée ! mais à les apaiser, mais à les consoler et, bercés par le ronron de l’air conditionné, à les réconcilier les unes les autres au sein du giron national, comprends-tu ?
Autant parler à un sourd ! Henri Guillemin n’en a toujours fait qu’à sa tête, qu’il avait dure comme bois. C’était un homme de convictions, de valeurs et de principes. Pour lui, le rôle de l’historien ne pouvait, en aucun cas, consister à maintenir et perpétuer l’ordre établi. A chacun son métier : aux gardiens du Temple, la préservation de la cohésion sociale ; aux bons soins d’Henri Guillemin la dissipation des confusions mentales et des saines ignorances. Dans la Bible déjà, interdiction était faite, par le Maître à ses créatures, de goûter au fruit de la connaissance. Par la suite, les Bénédictins gardèrent longtemps au secret les œuvres jugées trop impies. Plus tard, sous l’Ancien Régime, les censeurs royaux veillèrent à ce que les écrits publiés respectassent le pouvoir, la morale et la religion. Et enfin, beaucoup plus récemment, sous le régime gaullien, une partie de l’argent public ne servit-il pas aussi à financer le contrôle des informations ? Bien évidemment, personne n’a jamais condamné Guillemin ni à boire la ciguë, ni à croupir au fond d’une geôle, c’est chose entendue. Il ne s’agit pas non plus d’en faire un martyr des années 60 et suivantes, mais il n’empêche, être ouvertement qualifié de « fouilleur de poubelles » par le président Pompidou valait, en ce temps-là, condamnation, tout comme être banni des ondes de l’ancienne O.R.T.F valait punition. Sa faute ? Terrible ! Effroyable ! Insupportable ! Mais quoi, quoi ? S’attaquer en voyou à la plus glorieuse de nos figures nationales ! Qui donc ? L’illustrissime et légendaire empereur Napoléon Bonaparte ! Bah, disait Guillemin, Napoléon ? un petit fauve intelligent, mais sans grandeur : ce n’était que l’exécutant des banquiers, un instrument au service de leurs profits. Ils l’ont fait, puis ils l’ont défait, au gré de leurs nécessités… Ecoutons-le plutôt :



L’affaire est-elle classée ? Pas tout à fait, non. En soixante années d’activités, et presque autant de livres publiés, Henri Guillemin, parricide multirécidiviste, n’a jamais cessé de fouiller, non pas les poubelles, mais les entrailles de l’Histoire. Est-ce sa faute si, parfois, il s’en échappe d’écœurants fumets, comme ce credo voltairien qu’il aimait tant citer :

« Un pays bien organisé est celui où le petit nombre fait travailler le grand nombre, est nourri par lui, et le gouverne »

La vérité même ! Sauf qu’on imagine mal un professeur des écoles l’enseigner à ses élèves. Et on ne leur dira pas non plus qu’en 1870 et 1940 les pouvoirs politico-financiers ont délibérément choisi la défaite militaire. Non pas par faiblesse ou lâcheté devant les forces adverses, mais par fidélité au seul principe qui les a toujours guidé : Nos intérêts d’abord ! Le peuple ? voilà leur véritable ennemi, celui qu’ils trompent, lorsque sa faim de justice et d’égalité se fait trop pressante, celui qu’ils fouettent au sang, lorsque ses revendications se font excessivement menaçantes, et celui, enfin, qu’ils massacrèrent sans pitié, en 1871, sur la colline de la butte Montmartre. Un peu simpliste ? Peut-être bien, oui, mais tout Henri Guillemin est là, dans cette plaie toujours vive.

2012/11/11

Coquilles et coquillettes


A la fin de son Dictionnaire de l’Argot des Typographes (publié en 1883), Eugène Boutmy, polygraphe et correcteur d'imprimerie de son état, propose un assez long recueil de "coquilles" récoltées de-ci de-là durant sa carrière. Voici donc un petit florilège du meilleur de ces incongruités :

L’histoire ne dit pas si l’ecclésiaste suivit son bréviaire à la lettre quand vint le jour de la messe : « Ici le prêtre ôte sa culotte »

Ni ce que pensèrent les paroissiens en lisant ceci dans leur missel : «  L'âne contemplant son Créateur »

Ou encore cette prière insérée dans leur catéchisme : « Pardonnez-moi, ô mon Dieu, de vous avoir enfoncé »

Le Moniteur Universel, quant à lui, retranscrivit ainsi un discours de François Guizot, ministre de l’instruction publique : « Je suis à bout de mes farces »

A la rubrique vie mondaine, une gazette du 18ème siècle apprit à ses lecteurs que : « Le roi Louis XV est depuis huit jours au château de Fontainebleau ; hier, il s'est pendu dans la forêt »

Le Monde aussi, un jour, se mélangea les pinceaux : «  L'amour du sucre rétrécit l'âme et racornit le cœur »

Un journal des tribunaux, au terme d’un procès, épilogua de la sorte : « Les juges, trouvant la faute légère, n'ont condamné le pauvre diable qu'à huit jours d'empoisonnement »

Mieux, dans un livre savant sur la préhistoire : « L'homme des casernes avait pour armes des branches arrachées aux arbres et des haches de silex »

Une maxime à méditer, tirée d’un livre d’Alphonse Karr : « La vertu doit avoir des cornes »

Une définition trouvée dans un dico : « AMPHITHÉATRE, S. m. Enceinte circulaire garnie de gredins »

Une publicité pour la fabrique d’encre d’un célèbre industriel : « Ces excellents produits sortent des urines de M. Lorilleux »

Une autre affiche publicitaire, imprimée celle-ci à plus d’un million d'exemplaires : « Pommade contre la chute des chevaux »

Et, enfin, cette petite annonce : « Belle femme à vendre ou à louer, très productive si on la cultive bien »

Copyright (C) 1997 Association de Bibliophiles Universels : http://abu.cnam.fr

2012/11/10

Mikhaïl Cholokhov : Ils ont combattu pour la patrie


Ils ont combattu pour la patrie est un roman de guerre dont l’histoire se déroule durant le mois de juillet 1942, lors de la retraite de l’Armée Rouge, aux abords de Stalingrad. L’histoire d’une débâcle, donc. Mais avec un tel avant-goût de victoire, et un tel parfum d’héroïsme, que l’Etat soviétique autorisa, dès 1943, la publication des premiers fragments du roman.

L’auteur, Mikhaïl Cholokhov (1905-1984, prix Nobel de littérature en 1965), était membre du Parti Communiste, du Comité central, de l’Académie des sciences et du Soviet suprême. Dévoué corps et âme au Régime, il fut aussi correspondant de guerre pour la Pravda à l‘époque des faits. Enrôlé dans la presse et la propagande, comme bon nombre d’écrivains de l’ex-Union Soviétique, il mit dès lors la main à la pâte et la plume au fusil, consacra tout à la fois son énergie et son talent lyrique à servir la cause du pays - le matérialisme historique - et nourrit probablement en son cœur le sentiment de combattre, lui aussi, pour la Patrie de la faucille et du marteau. 
Les principaux personnages de son roman appartiennent tous à un bataillon d’artillerie anti-char chargé d’arrêter l’avancée des Panzer et d’abattre au passage les nuées de Messerschmitt ou de Junkers survolant la steppe, autrement dit : chargé de vaincre quasiment à mains nues la prodigieuse industrie teutonique. La tâche peut paraître ardue, certes, mais est-elle pour autant impossible, irréalisable ? Niet ! Mis sur le reculoir et rudement secoué par les nazis, le bataillon fait corps, les hommes luttent pied à pied, ne cédant qu’à regret le moindre pouce de terrain, et développent dans l’épreuve un tel sens de la camaraderie qu’on les pressent déjà vainqueurs aux pires moments de la déroute.
Devinette : ce livre étant destiné à l’édification des masses, comment l’auteur favorise-t-il l’identification du lecteur à ses protagonistes ?
Réponse : avec un art consommé de la manipulation.
Tous les personnages du roman, simples troupiers mais valeureux combattants, ont quitté leur usine, leur mine ou leur kolkhoze, sans éprouver, semble-t-il, la moindre hésitation. Ce sont de braves bougres, haut en couleur et fort en gueule. Ils sont peu instruits mais non dépourvus d’intelligence. Souvent roublards mais jamais malhonnêtes, râleurs mais disciplinés, ils trouvent toujours au plus profond d’eux-mêmes un sursaut de vigueur même dans l'extrême fatigue. Ce sont des hommes comme vous et moi, de simples lampistes que Mikhaïl Cholokhov transforme en héros par la seule magie de son verbe. Et qu’importe alors que son miroir les déforme, si son reflet les valorise.
En outre, tout en faisant mine de donner la parole aux sans-grade, Cholokhov inculque en réalité à ses lecteurs la bonne manière de penser et de se comporter. Deux exemples, parmi les plus frappants : 

1) Il suffit que l’un des personnages émette une vague et lapidaire critique à l’égard des Généraux, pour qu’aussitôt, par la bouche d’un autre personnage, la défense prenne la parole et que les arguments tombent comme le marteau sur l’enclume.

2) Il suffit qu’un soldat fasse part à ses camarades de son désir de retourner quelques jours à l’arrière pour revoir sa femme et ses gosses, pour qu’on lui tombe dessus à langues raccourcies, et qu’on l’agonise d’une telle quantité d’injures qu’il ne met guère longtemps à comprendre ses torts et à demander pardon.

Et on notera d’ailleurs ici à quel point l’habileté de l’auteur confine au génie : à partir du moment où la troupe fait la police en son sein, Cholokhov n’a pas à encombrer son roman de la présence pour le moins gênante d’un commissaire politique.
Une autre altération de la réalité, et pas la moindre, concerne la représentation que l’on peut se faire de la guerre une fois achevée la lecture de ce roman. Présentée à travers une succession de scènes où le cocasse finit toujours par triompher du tragique, l’impression générale est celle d’une partie de rigolade entre bons copains. C’est tantôt Lissitchenko, le cuistot, qui abandonne les fourneaux de sa roulante pour aller au front : 

« Je vais vous donner un petit coup de main pendant le combat, le temps de faire quelques cartons… »

Tantôt Nicolas Streltsov qui, les tympans perforés, s’échappe de l’hosto pour retourner au feu :

« Un sourd, ça peut encore se battre, n’est-ce pas ? »

Ou encore Ivan Zviaghintsvev qui, le corps criblé d’acier, morigène le chirurgien qui l’opère :

« Pourquoi, camarade docteur, vous me retournez le dedans comme si c’était le fond de votre poche ? […] Je ne veux pas rester ici ! Qu’on me colle n’importe où, mais que ça soit point ici ! Au front ? Entendu, j’y repars ! »

Et, enfin, le capitaine Soumskov qui, le bras déchiqueté par un obus, poursuit en rampant sur le ventre une bande de fuyards allemands détalant à toute jambe, et trouve encore la force de crier à ses hommes :

« En avant, mes petits gars ! En avant, mes braves ! Faites-le leur payer ! »

Bourrage de crâne ! c’est ainsi que les Poilus qualifiaient ce genre de prose durant la première guerre mondiale. Ils se défiaient des journaux, où elle s’étalait sur des colonnes entières, et méprisaient les romans où elle se déployait sans vergogne. Mais qui peut dire aujourd’hui comment les soldats russes ont perçu le livre de Mikhaïl Cholokhov ? Qui ? Dans sa courte préface, Jean Cathala évoque Le Feu, journal d’une escouade, d’Henri Barbusse. Mais alors autant comparer le jour et la nuit, car il y a mille fois plus d’antinomies que d’analogies entre Le Feu et Ils ont combattu pour la patrie, à commencer par le simple fait que l’un est bouleversant et l’autre réjouissant. Quitte à comparer l’incomparable, j’aurais, pour ma part, choisi le très controversé Gaspard, de René Benjamin, sorti en 1915 et goncourisé dans la foulée. Dans l’un comme dans l’autre de ces deux livres, c’est en effet la même veine comique qui coule, gicle et jaillit au fil des pages, ce qui rend d’ailleurs la lecture de Cholokhov extrêmement plaisante, malgré tout le mal qui en a été dit. 
Et voilà donc, pour finir, quelques extraits de dialogues que n'auraient pas reniés un Michel Audiard au meilleur de sa forme :

- Je te conseille seulement… 
- Evite les émotions ! C’est très dangereux pour les tempéraments squelettiques !
*
- Comme cuistot, tiens, tu es un jean-foutre ! Jamais une idée, pas plus d’imagination que sur le dos de ma main, autant de cervelle qu’une gamelle vide !
- Sors-toi de là, je t’ai assez vu !
- Trois semaines qu’on ne bouffe que du millet à l’eau. En fait de cuistot, toi ou un gnaf c’est tout comme !
- Monsieur voudrait peut-être une entrecôte ? Ou du filet de porc ?
- Du filet de porc, on s’en taillerait un fameux dans tes jambons : c’est de la drôlement belle viande. Tu as plus de graisse qu’un colonel d’intendance.
*
- Avec ce que tu bavasses en une journée, il faudrait une semaine pour en comprendre le quart.
*
- Si c’est une maladie du cerveau, tu ne risques rien : elle manque de terrain pour se développer, ta maladie.
*
- Je ne me rappelle même plus comment ma femme sentait sous les bras.
*
- Je n’ai pas la jambe sensible aux politesses, vu qu’elle est en bois. 


2012/11/06

De l’influence de la littérature sur les lettres de Nastasie Philippovna à son époux, Ivan Zviaguintsev…


La scène qui va suivre se passe en 1942, en Russie, sur les bords du Don, en pleine guerre entre les Soviets et le troisième Reich. Tandis que l’armée Allemande progresse, et que la Russe recule, l’un des personnages du roman de Mikhaïl Cholokhov se plaint de sa femme auprès d’un camarade de combat : 

- […] Il n’y a guère que deux ans qu’elle est dérangée ma femme. Et je vais te dire une bonne chose : elle s’est dérangée rapport à la littérature.
Huit ans on avait vécu comme tout un chacun. Elle faisait équipe avec moi sur une moissonneuse, sans jamais tomber dans les pommes ou me jouer le cinéma. Et puis, le jour où ça lui a pris de lire de la littérature, ça a été le commencement de la fin. Elle est devenue si savante qu’elle ne peut plus causer comme tout le monde : il lui faut des majuscules partout. Et ses bouquins, ça l’a ensorcelée qu’elle passe ses nuits à lire et que, le jour, tu croirais un mouton qui a attrapé le tournis : elle soupire, et tout lui tombe des mains. Une fois, tiens, elle s’amène en soupirant, mais là, à fendre l’âme, et puis elle m’explique avec des manières : « Mon pauvre Ivan, dire que tu ne m’as jamais fait une déclaration d’amour ! J’ai jamais entendu de toi des mots tendres comme on en écrit dans la littérature ! » Moi, je commençais à râler. Elle a lu à refus ! que je me dis, et je lui réponds : « Nastasie, tu es pas un peu cinglée ? Voilà dix ans qu’on s’est mis ensemble. Il nous est venu trois gosses. Ça aurait l’air de quoi, bon Dieu, que je te dégoise une déclaration d’amour ? Je peux toujours me tirebouchonner la langue : ça sortirait pas. Les mots tendres, même du temps que j’étais jeune, j’en ai jamais dit, je m’expliquais par gestes, alors, ça n’est pas à cette heure que je vais commencer. » […] 
C’est vrai, à la fin ! Moi, je ne suis pas contre les loisirs culturels. J’aime bien lire un bon livre, un où on parle de mécanique ou bien de moteurs. A la maison, j’en avais de bien intéressants : sur l’entretien du tracteur, sur les moteurs à combustion interne, sur l’installation des diesels à poste fixe et, bien sûr, des tas de choses sur les machines agricoles. Qui sait les fois que je lui ai dit, à Nastasie : « Lis donc quelque chose rapport aux tracteurs. J’ai un bouquin épatant, avec des petits dessins et des croquis. Dans ton métier, c’est des choses que tu dois connaître. » Tu te figures qu’elle m’écoutait ? Tu parles ! Mes bouquins, ça lui faisait le même effet qu’un encensoir au diable. Il lui faut de la littérature, et que ça bave l’amour comme un pétrin quand il y a trop de levure dans la pâte. […] 
Tu sais comme on est content, au front, quand on a du courrier de la maison. On le montre aux copains. Toi, par exemple, tu me lis les lettres de ton gamin. Moi, les lettres de ma femme, je ne peux les lire à personne : j’ai trop honte. Quand on était encore dans le secteur de Kharkov, j’ai reçu trois lettres, coup sur coup. Toutes les trois commençaient de la même façon : « Mon poussin chéri », qu’elle me disait. J’en ai eu chaud aux oreilles : où c’est qu’elle avait bien pu dénicher ce nom de volaille ? Dans la littérature, évidemment, il n’y a pas d’autre explication ! Elle aurait pu mettre comme tout le monde : « Mon cher Ivan. » Non : il lui fallait du « poussin chéri » ! Or, note bien, quand on était à la maison, elle m’appelait « sale rouquin » ; seulement, il avait suffi que je parte au front pour devenir son poussin chéri. Et, avec ça, dans les trois lettres, après m’avoir raconté à la va-vite que les gosses allaient bien, elle me servait des pages d’amour avec des mots à n’y rien comprendre, des mots qu’on ne trouve que dans les livres, quoi, au point que je commençais à avoir le crâne trouble et la vue qui me tournait. […] 
Le soir, j’ai mis la main à la plume pour écrire à ma femme. J’ai bien envoyé le bonjour aux gosses et à tous les parents. J’ai un peu expliqué le service en campagne. Tout ce qui se devait, quoi. Et puis, je lui ai mis ceci : « S’il te plaît, ne m’appelle plus avec des noms à coucher dehors, vu que j’en ai un à moi, celui de mon baptême. Peut-être bien qu’il y a trente-cinq ans, j’étais un poussin. Mais, à cette heure, je suis titularisé coq à titre définitif. Du reste, je pèse quatre-vingt-deux kilos : pour un poussin, ça n’est pas convenable. Et puis je te demande encore de ne plus me causer d’amour, rapport à ce que ça m’abîme la santé. Explique-moi plutôt comment marche la M.T.S [station de service technique des machines agricoles], qui c’est parmi les copains qui n’a pas été mobilisé, et comment travaille le nouveau directeur. » J’ai reçu la réponse juste avant la retraite. J’ouvre, que j’en avais les mains qui me tremblaient, et quand j’ai lu, ça m’a fait comme un coup de sang. Ça commençait par : « Je t’aime, mon minou adoré. » Et après, il y avait quatre pages d’amour, quatre pages de cahier. Rien pour la M.T.S. Seulement, à un endroit, au lieu de m’appeler Ivan, elle m’appelait Edouard. Cette fois, je me suis dit que c’était la fin des haricots. Ses tartines d’amour, faut croire qu’elle les avait copiées dans un livre, autrement, où elle aurait bien pu le pêcher, cet Edouard ? Et puis, qu’est-ce qu’il n’y avait pas comme virgules dans sa lettre. Avant, elle ne savait même pas ce que c’était, les virgules, et voilà qu’elle m’en avait flanqué tellement que je n’arrivais pas à faire le compte : il y en avait plus que de tâches de son sur une binette de rouquin ! Et les noms qu’elle me donnait : d’abord « poussin », ensuite « minou » ; de quoi elle me traiterait à la prochaine ? D’un nom de chien, peut-être ? Je ne suis tout de même pas né dans un cirque… En partant de la maison, j’avais emporté un manuel sur les tracteurs CTZ, au cas où ça me prendrait de lire un peu. Je me suis dit : tiens, je vais en recopier une page ou deux et lui envoyer le tout, histoire de lui faire les pieds. Et puis j’ai pensé : non, des fois qu’elle le prendrait mal… Seulement, il faut tout de même que je fasse quelque chose pour la guérir de ses mabouleries… Qu’est-ce que tu me conseillerais, Nicolas ? 

Extrait de Ils ont combattu pour la patrie, de Mickaïl Cholokhov

2012/11/04

Pour ne pas s’étriper… (3)

A partir de 10h00, la circulation routière devenait peu à peu moins dense et, par voie de conséquence, se faisait aussi plus fluide, de sorte que le bruyant écoulement du boulevard perdait en intensité et que, de l’avis général des riverains, on s’entendait mieux penser.

TUT ! TUUUT ! T-U-U-U-T ! TÛTTTT !

A moins, bien sûr, qu’un couillon de livreur garé en double-file ne vint à nouveau boucher le tuyau en quelque endroit de son parcours, ce qui avait pour contrecoups aussi inéluctables qu’immédiats :

a)  De chauffer à blanc les nerfs des conducteurs coincés au cul dudit fourgon.

b)  De porter à ébullition les 15cl de leur liquide cérébro-spinal (soit l’équivalent d’une demi-canette de bière).

c)  De sur-activer leurs surrénales, au point d’en venir à gueuler à soi seul pire qu'une meute de macaques fous furieux.

d)  Et de leur river la dextre sur le klaxon de leur pousse-pousse (toi-d’là-que-j’m’y-mette) de manière absolument vaine et stupide, vu que :

1) Il est non moins difficile de faire entrer un éléphant dans un dé à coudre, que de faire grimper une fourgonnette de 3 tonnes, 6 mètres cube et 4 mètres d’envergure, aux étages d’un immeuble, aussi moderne soit-il.

2) A force de s’entendre corner aux oreilles, la grande fratrie des livreurs est, de toute façon et pour ainsi dire, sourde comme une tête de pioche.

3) Quand bien même ce livreur-ci ne serait-il point sourdingue, quelle autre alternative aurait-il que de lancer à la vindicte populaire un tonitruant et retentissant :
   
- Et où veux-tu que j’me gare, hey, connard !
 
Après quoi, bien évidemment, l’un ou autre des
embouteillés rétorquerait ipso-facto :

- S'pèce d'empaffé ! J'ai un métier moâ !
- Hé quoi ! Qu’est-ce tu crois ? que j’fais du tricot, p't'être !
- Bah, t’as plutôt la gueule d’emploi du parfait emmerdeur !
- Et tu sais ce qu’y te dit l’emmerdeur ?

De fil en aiguille, on en viendrait alors aux mains, d'abord les baffes et les mornifles, ensuite les bourre-pifs, les gnons et les marrons, puis viendraient les coups de tatanes et hop tout le monde en cabane ! Résultat des courses : deux yeux pochés, un nez cassé, d’un côté ; six côtes fêlées, trois ongles arrachés, de l’autre côté, et match nul question ecchymoses et œufs de pigeon, ah bravo ! Mais le pire, dans tout ça, le fin du fin de ce méli-mélo, ça serait pas tant les deux Tartempions encroûtés, que non ! l’emmelassée ultime, eh ben ça serait encore madame Yvette, dite Vévette (une vieille retraitée des PéTéTés, veuve de feu monsieur Maréchal : « 5ème étage, porte gauche, en face l’ascenseur, au paillasson en crin naturel, cause qu’y a pas mieux pour s’essuyer… tout du moins les pieds » précisait-elle toujours en ricanant), madame Vévette, donc, qui attendait depuis déjà trois semaines un petit colis de la maison Damart S.A – à savoir, cinq paires de soutifs, taille 90, bonnets C et baleines métalliques, s’il vous plaît, plus une paire de mules brodées plein fil en cadeau gratuit, « c’est toujours ça de pris » – mais qui, alertée par le hourvari tintammaresque remontant du boulevard jusqu’à son p'tit chez-soi, irait dare-dare planter son museau derrière les rideaux du salon… verrait d’abord l’attroupement des badauds… puis la foire d’empoigne entre les deux zigomars… ensuite le déboulé de la maréchaussée… les interpellations musclées… les képis qui valsent... les coups de pied au cul et de matraque où je pense… le départ du panier, sirène hurlante... et, surtout, oui surtout, la fourgonnette Livraison-Express se faire à son tour embarquer manu-militari par la fourrière.

« Ben, merde alors ! Et mes soutifs ! » qu’elle dirait, madame Yvette. « Faudra ‘core que j’attende des jours et des lunes, cause que les gens tournent dingos à force de bouffer n’importe quoi, surtout de la vache folle et du bœuf hormoné dans leurs hamburgers cheeseburgers ! »

Sur cette dernière rature, Vincent referma le calepin sur lequel il notait tout ce qui lui passait par la tête entre deux clients à servir ou à renseigner. Ce matin-là encore, il n’avait pas vendu grand chose : un vieil Henry Miller et un Petit Prince illustré de Saint-Exupéry ; à peine de quoi payer l’électricité et largement trop peu pour s’acquitter du loyer. Il regarda sa montre. L’heure de déjeuner approchant, il se demanda s’il irait à la brasserie voisine, histoire de prendre un croque, un demi et un café. Modeste repas, certes, mais qui, convertit en monnaie courante, lui reviendrait tout de même à 9 euros tout rond, soit la moitié de sa recette matutinale... Aussi, mâchouillant son crayon, hésitait-il grandement à la dépense, j’y vais_j’y vais pas_j’y vais, et, pour se décider enfin, il alla prendre le frais sur le pas de la porte.

2012/11/02

Pour ne pas se tremper... (2)

Ce matin-là, vers les 9h00, le dénommé Vincent souleva son rideau de fer pour la 3672ème fois, puis il pointa en l’air son fin museau, sourit au vent d’automne et murmura, à la façon d’un paysan du Berry :

- Heu là, crè vingt diou ! Chûr et chertain que l’ourage annonché pour s’tantôt s’en va tourner r’à l’Est et  qu’ça va taper drou, mais en l’aut’ côté du périph’, loin d’ichi, en quekque part entre Montreuil et Vinchennes. Hardi, min gars, hardi min ch’tit !

Et sur ce, assuré d’un temps sec – son flair ne l’ayant jamais trahi jusqu’alors – il se retroussa résolument les manches sur ses bras maigres, s’encouragea in-petto d’un chapelet de Yallah ! en installant devant sa vitrine les planches et les tréteaux, puis se lança dans un va-et-vient répété, allant et revenant treize fois de l’échoppe au trottoir, avec une cagette pleine de livres pendue au bout de chaque bras.
Une demie-heure d’effort acharné plus tard, il essuya enfin de son front la suée du matin et lâcha dans un souffle rauque, en intello malgré tout soucieux de sa virilité :

- Humm… comme quoi les plus frêles natures possèdent des ressources dont sont parfois dépourvus les plus costauds des foires aux bestiaux…

- Et toc ! ça c’est envoyé et même drôlement bien envoyé ! fit alors une sorte d’écho.

La voix, éraillée par le tabac et l’alcool, provenait d’un banc voisin où séjournait un clochard en guenilles, lesquelles se confondaient d’ailleurs si bien avec la peinture écaillée et le bois vermoulu de cette litière d’occasion que nul, jamais, ne remarquait, ne voyait, ni même n’entr’apercevait le pauvre bougre allongé là-dessus de tout son long. Lui, en revanche, avait attentivement observé, de ses yeux rouges et noyés dans une broussaille de poils, l’éreintante manœuvre du libraire.
Les deux hommes se regardèrent un instant en silence, puis la voix du clochard s’éleva à nouveau, d’abord hésitante, puis de plus en plus haute et glapissante, enflant comme à marée montante :

- Ah ça, mon bonhomme, pour mouliner tu moulines… J’suis pas encore debout que me v’là déjà crevé rien qu’à te regarder et vanné rien qu’à t’ esgourder ! Z’êtes tous pareil ! Tous les mêmes en pire !! Pouvez don’ pas fermer vos gueules quand y en a qui dort !? Hey, dis, t’aurais pas 100 balles pour moi ? Allez quoi, sois pas chien, file-moi 100 balles et j’dégage !

La journée de Vincent démarrait ainsi qu’avaient débutées celles de la veille et de l’avant-veille : par une aumône à plus misérable que soit. C’était là encore un signe des temps nouveaux, que la même pathétique comédie se répéta désormais presque tous les matins, que le clochard du lundi précéda celui du mardi, et que celui du mardi etcetera etcetera…

- Ah ! merci bien, m’sieur ! Si tout le monde était comme vous, ben…ben, la terre elle tournerait mieux rond, moi qui vous le dis !

L’homme ponctua son propos en crachant par terre un jet de salive plus épaisse et plus noire que du marc de café, et, après avoir longuement contemplé ses glaires avec la mine de qui s’y connaît, ajouta :

- Pourriture ! Oui, meûssieur, on fait comme si de rien, mais on pourrit tous par en-dedans ! C’est la vérité vraie ! La seule ! Tout le reste, c’est du cinoche, des histoires qu’on se raconte les uns les autres ! Hey, t’aurais pas une clope, dis, que j’me la mette au coin du bec ?

Vincent lui roula une cibiche d’un geste sûr, la lui tendit sans un mot et lui présenta sous le nez la flamme de son zippo.

- Pff-pff… m’ouais… merci…

Alors seulement les regards des deux hommes se croisèrent et s’évaluèrent à travers un nuage de fumée. Si celui du clodo semblait dur et froid comme le tranchant d’un acier, celui de Vincent s’était lui aussi raffermit d’un cran, de peur que l’autre ne confondit largesse et faiblesse et ne prit dès lors tous les enfants du bon dieu pour des vaches à lait !

- Pff-pff… un peu trop fine, mon pote, même qu’on dirait un p’tit brin d’herbe, mais c’est toujours mieux que des vieux mégots, s’pas !

Et, comme le fracas d’un camion-benne remontant le boulevard étouffa au trois-quart la dernière imprécation proférée par le malheureux, celui-ci adressa à l’endroit de la société toute entière un signe du bras sans la moindre équivoque. Puis il s’ébroua à la manière d’une bête trempée jusqu'aux os, tourna vivement les talons et s’engouffra bientôt à l’intérieur du bistrot d’à-côté, sans doute pour aller boire la pièce qu’il avait bien gagnée.
Vincent, songeur, l’avait suivi des yeux jusqu’à ce qu’il eût complètement disparu dans l’obscurité du boui-boui et, en proie à présent à de sombres pensées, secouait tristement la tête. Il se disait que cet homme, précocement vieilli, n’en avait probablement plus pour longtemps à vivre et à souffrir, qu’on le trouverait inanimé par un glacial matin d’hiver, mort dans l’indifférence – et d’indifférence – au pied d’un immeuble cossu, bien cossu, et qu’il ferait sans aucun doute la Une de tous les J.T. –  encore une – mais qu’on mettrait vite-fait sa dépouille au fond d’un trou au-dessus duquel personne ne viendrait jamais pleurer. Misère ! Il se disait que la vie était mal-foutue, les hommes inachevés et la société imparfaite, qu’il suffisait parfois d’un rien pour basculer du mauvais côté et que… et que, peut-être, un jour, lui-même…

- Bah, philosopha-t-il, n’y pensons plus, moi j’ai mes livres !

Suite à quoi il s’assura que chacun d’eux était bien soigneusement rangé dans sa cagette, rectifia par-ci par là une tête qui dépassait ou un dos qui bombait, vérifia une dernière fois l’état du ciel et, puisque tout était parfait, sourit avec tendresse et affection. Les livres ! voilà très précisément là où Vincent trouvait son réconfort.