Vendredi 26 septembre, la librairie Entropie recevait avec le plus grand plaisir des hôtes de marque à l'occasion de la stupéfiante parution de la sixième floraison de la revue
Amer :
Ian Geay, maître d'œuvre de la chose,
Lilith Jaywalker — qui y livre un passionnant entretien de près de cent pages —, notre ami Karim Olivier Mebarkia (qui n'a jamais pris la peine de publier quoi que ce soit),
Le Moine Bleu, le
Préfet maritime,
Laurent Diox étaient là, ainsi qu'une quarantaine d'autres personnes de tout aussi mauvais aloi (dont une partie de l'équipe de
Gérard über Alès, par exemple).
Discussions et libations ont évidemment duré jusqu'à une heure avancée, le tout s'achevant par une sorte de sit-in sur le trottoir devant la librairie, comme sur une plage l'été autour d'un feu de camp mais sans feu ni guitare.
La sixième édition de la revue Amer, dont nous vous entretenons régulièrement
ici, est une splendide réussite. Trois entretiens, rythmés et évocateurs, y
sont accessibles : avec un cinéaste révélant le génie utopiste
d'ouvrier(e)s-jardineur(se)s organisé(e)s, une belle comédienne de giallo
movies idéalement
agressive, une littératrice pornographo-encyclopédiste sûre de son adorable (mé)fait,
sans parler de beaucoup d'autres textes, et de chroniques (dont celles,
littéraires, d'Éric Dussert, dit Le Préfet maritime, toujours instructif et pertinent) donnant
également à penser, à voyager, à aimer. La chlorophylle y fait sa loi. L'idée y
fleurit. La corruption fin-de-siècle, délicieusement pestilentielle, y est
remuée de mains expertes. Tout cela, tout ce plaisir, nous le devons à un homme
- mais est-ce un homme, au fait ? - : Ian Geay, l'organisateur,
l'homme-orchestre de cette salutaire publication, qui y consacre toute son
énergie depuis des années.
Le texte qui suit se veut la première partie d'une
étude de ce qui apparaît et apparaît moins de sa pensée, d'un certain rapport
entre ce que nous croyons avoir identifié, depuis notre prise de connaissance
des travaux du bonhomme, entre sa méthode, qui nous a toujours beaucoup séduits et convaincus, et
un projet général, ombre
abstraite portée, sur cette méthode, d'une position conceptuelle directrice, dont nous nous
sentons davantage éloignés. Ce conflit interne nous semblant définir de manière
assez exacte l'attitude ambivalente du personnage devant le fait esthétique, et
en particulier la littérature.
Ce texte se réfère, formellement, à toute une série d'articles
publiés par Ian Geay dans différentes revues et ouvrages, dont les références
seront, bien entendu, chaque fois précisées. Il renvoie néanmoins, plus spécifiquement,
à l'article ouvrant ce numéro 6 d'Amer, et intitulé Le Lambeau pourpre.
Qu'il nous soit permis de réitérer ici à l'adresse de son auteur -
et avant tout dire - l'expression de notre profonde admiration.
Notes sur Ian Geay, la littérature et la mort
(1) Faim de cycle.
« Quelque
chose de la littérature se nicherait là,
dans ce manque de l’écriture et l’expérience
consécutive de l’indicible à dire,
c’est-à-dire dans l’expression de l’impuissance du
geste esthétique
à saisir et retenir le réel tout entier. »
(Ian Geay, La chrysalide du cochon, in Quoique n°2.)
« Tout livre est stercoraire.
Toujours, toujours, toujours. »
(Ian Geay, Toujours toujours toujours, in Quoique n°1.)
« C'est à un petit garçon de trois ans que je dois
mes connaissances sur l'origine de l'angoisse
infantile.
Un jour qu'il se trouvait dans une chambre sans
lumière,
je l'entendis crier : « Tante, dis-moi quelque
chose,
j'ai
peur, parce qu'il fait si noir ».
La tante lui répondit : « À quoi cela te
servira-t-il,
puisque tu ne peux pas me voir ?
- Ça
ne fait rien, répondit l'enfant,
du moment que quelqu'un parle, il fait clair. »
(Sigmund Freud, note additionnelle aux
Trois essais sur la théorie de la sexualité.)
De ce que les nombreuses études de M. Ian Geay consacrées,
depuis des années, si ce n'est des décennies, au spectre de la décadence littéraire s'avèrent, sans exception, savantes
et rigoureuses, comment conclure sans injustice à la domination, chez lui,
d'une conception générale, d'une philosophie de la rigueur ? Reste à s'entendre sur les termes. Il
est indéniable que la pensée de Michel Foucault, pour ne citer que cette
référence épistémologique canonique, aura exercé sur celle de Ian Geay une influence
décisive. La grande assimilation - constituant comme un leitmotiv de ces travaux ci-dessus évoqués - opérée
par ce dernier entre le mot, le dire, la littérature, d'une part, la mort, ou
plutôt le néant,
d'autre part, semble bien procéder d'un certain désespoir comparable de
l'exprimable (tout au
moins de l'adéquat
exprimable), de la croyance en un retard irréversible de tout discours vis-à-vis de chaque vérité humaine
émettant ce discours en toute nécessaire opacité, en toute nécessaire inconscience.
Les sources théoriques, cependant, ayant nourri la
réflexion de M. Geay sont bien autres et diverses. La grande critique de la séparation, en particulier, quels que soient ses
apôtres modernes ou anciens, aura ainsi su débusquer la voie de son coeur, sans
parler de celle de son cerveau. Quelqu'un qui juge tranquillement Lacan « illisible » (Amer n°6, p. 145) serait-il taxable de
structuralisme orthodoxe ? Et quant au triomphe éventuel, en son âme, de l'esprit de sérieux désignant souvent telle Weltanschauung rigoriste, la chose nous semble carrément exclue.
Ladite âme, comme nous l'allons bientôt voir, serait pour cela bien trop multiple, le souci, bien trop constant chez elle, des
correspondances
gigantesques à l'oeuvre dans l'univers, des ressources infinies de recomposition, grouillante, précisément offertes par la
corruption généralisée des corps et de la langue, associés. Le nihilisme, enfin,
au sens très politique
du mot (ou russe, si vous préférez), de ses options pratiques fondamentales
permet, en sus, d'écarter toute ambiguïté. La seule connaissance sérieuse qu'il conviendra jamais, pour M. Geay et ses amis, de retirer de ce monde ignoble touche au plus plus sûr moyen d'y bouter
l'incendie, définitif.
Villiers de l'Isle-Adam, notre maître, associait en
son temps le sombre ressort comique au but privilégié d'une telle combustion plaisante. Le
sérieux, suggérait-il entre deux larmes de rire sanglant, c'est la mort.
Il se trouve que, de ce type d'humour, Ian Geay n'est
nullement dépourvu, que son ironie rongeuse s'exerce même, à dire vrai, en tout
sens, à tout moment. Et s'il goûte d'ordinaire le silence ainsi qu'une douce
libération, notre forestier psychogéographe, dès lors qu'il s'est mis au travail,
s'entend aimablement à faire feu de tout bois.
Ian Geay, monstre végétal.
« Si l'image du garçon de morgue qui tombe amoureux
du macchabée qu'on lui apporte est un lieu commun
qui ne choque plus en province, il est peut-être
plus difficile d'imaginer notre bon et loyal Paul
Brouardel,
la moustache au vent, se moussant le pingouin
en
léchant les mucosités
tout droit sorties de la bouche cariée
de
phtisiques ou de prostituées refroidies... »
(Toujours toujours toujours, in la
revue Quoique n°2).
Le caractère composite de ce style pourrait ainsi se
voir figuré : une grande sécheresse broussailleuse soudain embrasée d'images
colorées, rougeoyantes, à moins qu'on ne préfère évoquer, thermiquement, sa froideur parfaite de dissection, d'un coup
chaudement vaporisée de quelque trait d'esprit distancié, jouissant d'avoir
accumulé, avec patience, tel matériau comique hautement calorifuge, dans
l'étalement antécédent - justement, et c'est un paradoxe - de phrases glacées, piquetées
de précision, d'exactitude médico-légale. Bref, savoureux et acide chaud-et-froid
que cette manière, lacis touffu de culture et de végétation dans lequel l'obstination,
l'obsession de M. Geay d'y
tailler sa route, avec nonchalance et élégance, contamine aussitôt le lecteur
(M. Geay a également beaucoup de lectrices) d'un plaisir trouble, étrange.
Dans ce numéro six - ultime - de la revue Amer, son intérêt explose pour les dérivations
sémantiques paradoxales, cet
intransigeant mélange des contraires, pour le présenter sommairement, caractérisant notamment
l'habitude décadente fin-de-siècle. La définition de ce fameux lambeau poétique pourpre - nom dudit mélange - est le fait d'un
célèbre commissaire-chef de la belle écriture classique. Horace, en effet,
dès son Art poétique, présente en substance ce lambeau pourpre (« purpureus pannus ») comme un ratage littéraire procédant de l'accolage
maladroit (comme par « lambeaux » ) - et normalement risible - de mots chacun possiblement utilisables et participant de
cette beauté pourpre
réclamée par le canon classique, mais issus, réciproquement, de sphères
sémantiques inconciliables.
Le droit de tout oser en poésie ne saurait aller, selon Horace, « jusqu'à
permettre qu'aux douceurs s'unissent les rudesses, que les serpents aillent
avec les oiseaux, avec les tigres les moutons. Souvent, à un grave début,
rempli de grandes promesses, on coud un ou deux lambeaux pourpres susceptibles
de briller au loin (...). Enfin que l'oeuvre soit ce que l'on veut ; qu'elle
soit du moins simple et une ».
Les rapports entre le normal et le pathologique allant cependant, la chose est
connue, fluctuant au
cours de l'histoire, ce qui horrifiait Horace et ses disciples (ou les
faisait rigoler) devient, à la fin du dix-neuvième siècle, l'apanage de
littérateurs tels que Huysmans, Laforgue ou Mirbeau, lesquels s'y entendent
désormais comme pas un pour proposer telle monstruosité de phrases associant,
entre mille exemples rafraîchissants, syphilis et parfums, barbaque pourrie et
fleurs, douleur et délice, etc.
Tous les passages consacrés, dans Amer n°6, par Ian Geay, à de telles dérivations paradoxales constitue la part
la plus brillante de son étude, sa part la plus dialectique. La façon dont les
différentes tentatives de réprimer ou, antérieurement, conjurer, prévenir ces associations poétiques monstrueuses se
retournent fatalement contre elles, pour en produire l'exemple désirable même, faisait déjà l'objet d'un développement
passionnant dans son article Toujours toujours toujours. Quand Brouardel, ponte de la
médecine-légale parisienne y est dit fustiger, au nom de la morale, les
décadents venant souvent chercher chez lui (au moins dans ses oeuvres) quelque
image-choc de cadavre et d'organe disjoint décomposé recyclable, « ce que
nous pressentons dans ce mauvais procès qu'il intente aux mauvais littérateurs
(...) c'est à la fois l'embarras et la culpabilité du spécialiste de la mort face
à la littérature stercoraire qui se nourrit de ses propres livres. En pensant
endiguer la progression menaçante de l'informe grâce au pouvoir structurant de
la pensée et de l'écriture, il alimente une littérature du faisandé dont l'une
des composantes principales est la décomposition de la forme » (in Quoique n°1). Et Ian Geay de citer, dans la foulée, le Pierrot
fin-de-siècle de Jean de
Palacio : « Contrairement à toute poétique classique, appuyée sur les
notions de gain, clarté, séparation (des genres), intégrité, mesure et santé,
une poétique de Décadence se situe d'emblée du côté de la perte, confusion,
amalgame, morcellement, outrance et maladie. »
Il se trouve que cette esthétique se trouve en quelque
sorte, chez Ian Geay, immédiatement relayée, et défendue par ses propres choix
formels d'exposition. Le talent qui est le sien à évoquer la spécificité de
cette genèse esthétique n'est pas celui, neutre et innocent, d'un universitaire
quelconque affrontant la corvée d'une thèse extérieure. Les limites entre l'étude et la justification se trouvent souvent obscurcies, à l'aune
de ses propres conceptions
- stercoraires - de toute
littérature. La très haute précision de ses dérives tendrait à culminer dans le
service desdites conceptions, suscitant une manière, la sienne, de lambeau
pourpre...
M. Geay se comporte en effet souvent stylistiquement
(au moins) comme ces décadents qu'il étudie, et aime (au moins) lire. À
proprement (salement) parler, il les distingue moins qu'il ne les suit, en une langue bariolée, dérivant
avec intensité à leur suite, maillon autochoisi de cette sarabande bacchique
dont aucun membre ne reste sobre. Syndrôme de Stockholm ? La confusion de
ses propres options et des choix décadents, en regard de la grande impossibilité que M. Geay
assigne au mot, est patente. Les décadents n'ont parfois, sous sa plume, dans
son article Le Lambeau
pourpre comme dans les
précédents, plus d'extériorité, ni d'époque cependant que lui ne se reconnaît plus de frein à les
suivre, pour se trouver, et se perdre, avec eux. Significativement, son article
sur Brouardel, dans Quoique n°1, se voit rapporter à une « mythobiographie » interrogeant notre rapport à l'abject. Identiquement, dans son interview de Lilith
Jaywalker, dans Amer
n°6, il évoque, en une boutade, le télescopage éventuel d'une « conception
très linéaire de l'histoire en contrepoint d'une vision moins vectorielle et
plus cyclique de la chose, sujette au surgissement, où nous avancerions avec
audace une mytho-théorie, etc ». Ne serait-ce point là la manière la plus
fidèle de présenter ce conflit permanent déchirant la pensée de Ian Geay entre méthode (de dérive linéaire ultra-précise, serrée,
et éblouissante) et système (cette
pensée débouchant sur une conception générale, presque mythique, de LA
littérature), procédant de
l'absence d'envie de s'abstraire de ce plaisir particulier de la dérive à
l'intérieur de l'objet scientifique
?
Peu nous chaut (ni froid, bien entendu) que cette
méthode, si c'en est une, ait précédé son idée stercoraire-littéraire ou
inversement. M. Geay se promène dans une forêt, voilà tout. Et il se trouve que
cette forêt, à supposer qu'elle ait un sens, une nécessité objective (historique) quelconque, ne
l'intéresserait plus autant, à ce compte. Une vue d'ensemble n'est, pour
ainsi dire, pas envisagée, risquant peut-être de détourner du sentier, de cette très
rigoureuse anarchie de
pérégrination. Comprendrait-on que l'herbe pousse ? Demanderait-on ses
papiers à un chêne ? S'il y a méthode, elle consisterait, à la vérité, en l'inverse
de celle jadis préconisée par Descartes, dans son discours du même nom,
suggérant, afin de conjurer l'égarement intellectuel, de s'astreindre toujours (toujours
toujours) au progrès dans la même direction, fût-elle défavorable au départ, cet entêtement devant
bien finir par mener quelque part, à force : de préférence hors ce bois maudit grouillant
de loups, de goules, parfois même de nord-vietnamiens communistes déchaînés et assoiffés
de sang, sans parler d'autres périls tout aussi essentiels, la forêt étant par
définition le lieu de l'inquiétude et de la mort-vivance, ainsi que nous le
soupçonnons déjà à ce stade de notre étude, confuse et ramifiée.
M. Geay, pour lui, bien loin de Descartes, entend se
perdre avec méthode dans
la forêt de signes qu'il se sera choisie. Il digresse, bifurque, au gré du moindre buisson ou épiphyte
tropical dont il lui aura plu, soudain, d'épouser l'azimut marginal. Voilà pour
son côté éminemment végétal et monstrueux, la chose faisant évidemment, pour
nous, pléonasme. M. Geay, dans le moindre de ses développements, prolifère,
pousse partout des racines aériennes, s'incruste ailleurs en formant de
nouveaux troncs. Et quant à la diversité de ses influences, déjà évoquée, rappelons
que la pluralité de génomes coexistant au sein d'un même arbre (l'unicité fondant précisément, par
contraste, l'identité insécable, donc le vivant du non-monstrueux) n'étonne plus guère aujourd'hui
les spécialistes tropicaux, quoiqu'elle les laisse interdits.
Chaque livraison de Ian Geay sur la décadence
constituerait ainsi ce que l'on nomme, chez ces derniers, une unité réitérée, ou groupe de branches reproduisant
exactement la structure primitive tige-feuilles, dont l'auto-suffisance
apparente masque souvent, densité et touffeur oblige, la tendance à la
confluence vers l'ensemble arborescent, autrement dit le principe de celui-ci,
son maître-mot, sa raison de poussée.
De fait, la cohérence globale de cette pensée (« rhizogénétique
», ainsi que M. Geay en convient
lui-même à la note 23 de son Lambeau pourpre), sa systématicité (inconsciente), ne sauraient s'apercevoir
idéalement que depuis l'espace : vues du ciel, comme dirait M. Arthus-Bertrand, d'où se découpe alors,
sous les yeux de ceux qui, comme nous, le lisent depuis des années avec plaisir
et admiration (M. Geay, pas M. Arthus-Bertrand, envers lequel, d'ailleurs, nous
ne nourrissons aucune haine spécifique, nous qui sommes des généralistes), une véritable
canopée d'arbres timides
: phénomène bien connu des botanistes, consistant en un évitement (toujours largement inexpliqué à
cette heure) des groupes de branches les plus importants, la même occurrence
pouvant intervenir symétriquement à l'autre extrémité de l'arbre (les racines
s'entrecroisant en un joyeux foutoir et les branches supérieures non, ou
inversement), le tout donnant à ce feuillage l'apparence macrocosmique d'un
puzzle géant aux limites délicatement apparentes, aux sections finalement
associées, enfin à l'unité recomposée par l'observation (en l'espèce, la nôtre).
Un système, en somme, végétal plutôt que philosophique.
C'est ainsi que ce dernier travail écologique-imaginaire de M. Geay, Le Lambeau pourpre, possède à notre sens la vocation
principale de fournir la clé, dans ses non-dits et évitements thématiques
même, d'une telle systématicité
arborescente.
Il s'agit là, en effet, d'une étude formellement spécialisée (le rapport de la décadence
littéraire au végétal, à ses métaphores et hybridations monstrueuses) mais échappant
finalement à la spécialisation du fait même de la plasticité redoutable de ce
thème, de la richesse,
débordante et incontrôlable, de cet objet, ce germe primitivement précis foisonnant cependant irrésistiblement
outre ses limites, éclatant celles-ci comme un Ficus benghalensis éclate le tronc du
palmier ayant accueilli son développement originel.
Amer n°6, par ce choix végétal, excède forcément tout ce que la
sinuosité méticuleuse des études antérieures de Ian Geay pouvait nourrir de
risque spécialisé : il
impose à la conscience, à la mémoire, à l'imagination des lecteurs (aux nôtres, une fois de
plus, en tout cas) le devoir proliférant de sortir de toute logique interne à la décadence, de voir celle-ci
d'ailleurs, depuis l'Ailleurs, un ailleurs bien de son époque, dont les livraisons précédentes de la
revue n'auraient pu - faute de ce thème végétal - atteindre l'ensemble des articulations
dialectiques. Tel aspect de la décadence littéraire s'étant vu, à chaque fois, traité
par lui auparavant (Amer mis à part, n'oublions pas les
articles de la revue Quoique, à laquelle Ian Geay
collabore) en un sens, malgré tout, particulier : le Coeur,
la Domesticité, la Boxe, etc (et ceci n'interdisant pas, chaque fois, il faut y
insister, le foisonnement intérieur), le sens des sens,
cependant, impensé, cristallise en ce développement ultime,
et végétal, contenant tous les autres, puisque contenant
M. Ian Geay lui-même (au-delà, une fois de plus, voire contre tous ses
présupposés et hypothèses conscients d'être philosophique).
Le désespoir du mot.
Or, nous voilà ainsi revenus à notre point de départ.
Le fond, problématique, de la philosophie consciente de M. Geay. Sa part
non-végétale. Sa Weltanschauung, comme l'on dirait dans l'Espagne du nord-ouest. Sa conception du
monde, et notamment de la littérature, laquelle procède, comme vous ne l'ignorez point,
d'une mise en forme de mots. Un rassemblement dont M. Geay doute fortement,
pour employer une pauvre litote, de la pertinence efficace. Sa grande affaire,
à lui, étudiant passionnément la décadence littéraire, et ses accouplements
monstrueux de sèmes opposés, de fleurs et de maladie ou de boucherie, est
toujours la même : toujours, toujours, toujours le rapport de la littérature en
général, de la pulsion littéraire à la mort.
L'écriture (« le livre », écrit-il) serait « toujours stercoraire. »
Ceci, à en rester là, pourrait déjà s'entendre au
moins (nous n'avons que deux mains, pardonnez-nous, et autant d'hémisphères) de
deux manières, dont l'une, n'en doutons pas, serait plus proche que l'autre de
la mystérieuse conception de l'auteur.
Soit l'inadéquation du mot à la chose est
essentiellement impérieuse, et accessoirement navrante. Alors, tout écrivain,
tout poète, tout assembleur de mots ne manifesterait jamais, dans le plus
abouti de ses travaux, que son impuissance congénitale à dire le réel en sa
vérité. En ce cas,
reconnaissons d'abord que l'impuissance ne signifie pas la mort de manière obligatoire, que d'aucuns vivent fort
bien la chose, du moins s'en accommodent, contrairement aux injonctions écrites de certains virilistes (et conformément, sans doute, à la pratique quotidienne de ceux-ci) : MM. Zemmour et Soral, par
exemple, très mâles.
Soit, deuxième solution, pour nous plus séduisante :
l'écrivain ou poëte véritable serait, certes, voué au morbide mais en tant que
l'être, autrefois déterminé, capable d'abolir sciemment son individualité
historique afin de se mettre au diapason des correspondances du monde, rejetant la dictature du vouloir-dire ponctuel des mots, de ce fascisme contingent de la langue, préférant de ceux-ci la
seule, et haute, capacité évocatoire. Désespérer, alors, de sa position
particulière, de son identité historique et des responsabilités débiles
précises qu'elle impose (gloire, triomphe marchand dans cette vie, bonheur gras
et aveugle de la possession et de la réussite) serait commun aux hommes, aux meilleurs des hommes (ou aux derniers d'entre eux), aux plus conscients de la
nullité positive des exigences d'une époque triviale, aux hommes de la
Décadence, de toutes
les décadences de l'histoire, lesquelles (ainsi que, selon le mot célèbre de
Huysmans, toutes les fins-de-siècle se ressemblent) communiqueraient d'une certaine manière,
an-historique, organique, cyclique, en un mot : végétale, ou végétative.
Mais revenons, si vous le voulez bien (et sinon,
prenez la porte s'il vous plaît, tu me fatigues) à la première hypothèse.
La disjonction essentielle du mot et du réel.
Ian Geay est, là, radical et sans équivoque : « Le
langage, écrit-il, revient
à dire les choses en leur absence, ce qui veut dire qu'il ne dit rien d'autre
que l'absence des choses qu'il représente. » (Le Lambeau pourpre, Amer n°6, p. 31). Il évoque, dans la foulée, un « hiatus original entre les choses et les
mots, le réel et sa représentation, l'être et le non-être » (id.). Surtout, la malédiction qu'il suppose au
mot désigne aussi le malheur, la mélancolie, la peine que porterait ce dernier,
l'amoindrissement de la vie qu'il signifierait nécessairement : « Pour le dire autrement, ce que disent
les mots de ces choses, n'est rien d'autre que ce rien qu'elles sont, ce
"non-être qui circule quand on parle" selon la formule de Michel
Foucault. Pierre Macherey explique que le langage dit les choses comme elles
sont, c'est-à-dire comme elles ne sont pas. C'est ce néant que découvre
Mallarmé au cours des froides nuits de Tournon alors qu'il tente fiévreusement
d'écrire son Hérodiade (...)
» (id.).
Ici, sauf quant à cette considération qu'on peut en
effet, à l'occasion, se les cailler grave à Tournon, ville par ailleurs
charmante, nous nous séparons résolument de ce point de vue, dont le sombre et gigantesque
« hiatus » qu'il admet ne nous semble ni « original » ni réel.
Brouardel et la
digue du cul.
Les mots, dans leur insuffisance même, dès lors que celle-ci est
nécessairement dynamique, collective et poétique, font advenir les choses avec
une immense nécessité. Ces deux instances n'en forment à dire vrai qu'une, dont
il serait vain de la vouloir scinder ainsi, en deux hypostases, éternisées.
Nous y reviendrons bientôt.
Commençons modestement par cet échec des mots, que nous acceptons sans
problèmes comme moment,
pourvu qu'on le circonstancie et le conditionne le plus largement possible.
Il se trouve, au risque de nous répéter, que c'est précisément
ce que fait toujours Ian Geay,
dont la rigueur
implacable, en l'espèce, fait merveille dès lors qu'elle
s'échine à dégager du matériau concret, déterminé, fécond (le Foucault de l'Histoire de
la Sexualité ou de Surveiller
et Punir, identiquement,
se séparant pour nous avec bonheur de l'épistémê idéologique des Mots et les Choses). Il serait vain de citer ici les
développements jouissifs de ses articles, auxquels nous renvoyons le lecteur,
et dont, une fois de plus, la prolifération organique de bourgeonnements
savants fait la malice et excite la pensée, tandis que les positionnements de fond venant les
émailler, seuls, posent parfois problème.
Les nombreux personnages dont Ian Geay aura, au cours
de son existence, débrouillé, au scalpel, la trame existentielle ou artistique
: ce brave Dr Brouardel en particulier (ex-directeur, et tritureur de maccabes en chef de la Morgue parisienne), qu'il soumet à
un terrible traitement de déshabillage idéologique dans son trépidant article Toujours
toujours toujours, sont des personnages
extraordinairement déterminés, chargés de caractères et de complexes dont les
nuances historiques de composition interdiraient presque de les rapprocher de
quiconque, écrivain ou non. Pourtant, le Dr Brouardel, à suivre Ian Geay (contredisant là sa propre méthode) n'accuserait aucun caractère spécial en tant que producteur d'écriture. Il écrirait, en quelque sorte, sous une dictée
universelle, une impulsion
de désirs secrets faisant structure, ou plutôt (tout de même, restons corrects)
intéressant (au sens
d'une action crapuleuse intéressée, en l'occurrence, s'agissant de ce charmant ponte
hygiéniste bourré de secrets ignobles) l'ensemble de l'humanité écrivante, savante, esthétisante, au fond tout
uniment objectivante. L'objectivation serait ainsi essentiellement
aliénation (au sens dépréciatif, feuerbachien, du terme) : « Nous nous accommodons généralement, écrit Ian Geay, de notre propre merde et
de son odeur. Moins de celle des autres, à moins de la mettre en boîte. De
l'esthétiser. Le geste esthétique est une mesure d'hygiène : comme
"l'aspiration culturelle à la propreté", elle est une digue que la
culture élève là où précisément le refoulement "organique" ne suffit
pas ou plus. Tout ça pour ça, nous direz-vous. Oui, car écrire n'est jamais
autre chose que poser une digue de papier, un voile de cellulose ; et un livre,
la trace suspecte - car paradoxale -, d'une part soustraite. » (Toujours toujours toujours, in Quoique n°1).
Certes, la pertinence du lien étymologique emprunté
par Ian Geay à François Dagognet pour traiter le cas Brouardel, entre abject (ce qu'on jetterait à terre, par dégoût,
mais qui serait susceptible, alors, soumis au regard différenciant, d'éveiller
du désir) et objet, semble incontestable : Brouardel, devant
la décomposition des corps, à laquelle il n'assisterait plus guère qu'en
spectateur distrait, en spectateur littéralement absorbé, pour y être plongé toute la sainte
journée jusqu'au cou,
entendrait figer cette
décomposition galopante, la transformer en objet (par la classification, la
photographie pathologique, etc) à la fois pour en cultiver le désir, forcément honteux, et (corollaire social
de ce très-propre
principe de plaisir) retarder, à son petit niveau, de sa petite situation
socio-symbolique de toubib reconnu et honoré chèrement acquise, le passage, la dictature implacable de la déchéance
des formes.
De même, les parties disjointes et maltraitées de
chaque corps, le corps synthétique disparaissant, croulant sous l'analyse morbide progressive (Ian Geay s'en
remet là significativement, dans l'exergue de son Lambeau pourpre, à une analogie foucaldienne tirée de l'Histoire
de la Clinique),
conduisant membres et organes, peu à peu, à se séparer les uns des autres avant de sombrer dans
la disparition misérable finale, seul le discours, donc, l'écrit, le mot seraient jugés aptes par le
refoulement idéologique à
maintenir un tant soit peu de cohérence parmi cette pourriture envahissante, à
dresser contre cet innommable, qui ne doit pas le rester, une digue (Ian Geay dixit), un barrage.
Pourquoi ce destin, cependant, ou cette épopée
lamentable, serait-elle celle du mot, tout le mot, le mot lui-même davantage que celle, plus simplement, de
la fausseté moralisante - au fond limitée à telle époque, à telle prégnance
idéologique contingente - débusquée à l'origine de ce projet de maintien
homogène des fluides et humeurs viscérales ? Brouardel, personnage
historiquement infâme, odieusement précisément déterminé, aura tenté de dissimuler sous un prétexte moral,
civilisateur, hygiéniste, universaliste, la propre crasse bourgeoise de son âme, et voilà tout. Ian
Geay suggère même de considérer, dans la propre mort de l'illustre praticien,
de la tuberculose - pathologie dont il était spécialiste et aurait dû, en principe,
se relever sans dommages - une forme de suicide par acceptation, épuisée, d'un refoulé torturant et
insupportable. Fort bien. Cela nous va comme ça. À strictement parler (nous ne
sommes ni stricts ni sérieux), nous sommes d'accord là-dessus. On n'écrit, en effet, jamais pour
les raisons qu'on dit.
Seulement, tout cela : les raisons fausses et authentiques des uns, et puis des
autres, finit par se savoir, et même s'écrire. Ce qu'écrit, par exemple, M. Geay sur Brouardel
détruit gaillardement le fantasme d'objectivation écrite représentée par la jolie science de ce
dernier. La différence évidente de l'un à l'autre écrivant réside précisément dans cette volonté
de détruire, dans cette pratique
critique de l'écriture
caractérisant l'un, et repoussée par l'autre avec horreur. Il y a écrire et
écrire, de même qu'il y a monde et monde, révolution et révolution.
Soit le monde ne bouge pas, les révolutions n'étant jamais que celles des
planètes : un très comparable éternel retour du même
et alors, c'est vrai, l'inadéquation du mot au monde représente un souci, car
la connaissance de ce qui se trouve ainsi réduit à un simple donné
intangible demeure absolument indépassable. Soit le monde est susceptible
d'être combattu, détruit, nouvellement changé par la liberté
d'un sujet, et alors tel mot ne renverra qu'aux mots des autres hommes et à
leurs inadéquations réciproques, autrement dit à leur mise
en rapport prochaine forcément agissante, extension
de cette seule vérité qui vaille : la liberté absolue, chaque seconde efficiente
et bouleversante, de la pensée, dont le mot ne représente jamais qu'une
objectivation rapide, un symptôme passager,
lancé dans le flux d'une phénoménologie constituant, elle, l'essentiel
(sans pour autant qu'elle méprise l'objet, sans qu'elle méprise le mot
erratique).
Le poète, mal armé ? Allons donc...
Crise de vers.
Dans sa référence à Mallarmé, Ian Geay passe sous silence deux vérités fondamentales de la crise de Tournon (et, plus
généralement, de la seconde partie des années 1860, au cours desquelles le poëte
avoue sans ambages, à ses amis, risquer de basculer dans la folie). D'abord que
le malheur de Mallarmé,
à cette époque, présente des facteurs nettement extra-littéraires (des deuils personnels, l'humiliation et
la tristesse quotidienne d'enseigner aux rejetons de la bourgeoisie provinciale, qui le harcèlent de méchancetés, sans oublier une certaine précarité matérielle : « Art-dèche. Ce nom me fait horreur,
écrit-il à Cazalis le 30 août 1864. Et pourtant il renferme les deux mots
auxquels j'ai voué ma vie. »). Bref, autant de misères que le mot pur qu'il fréquente alors, ce Grand oeuvre auquel il s'abandonne (« Mon esprit se meut dans l'Éternel et en
a eu plusieurs frissons » -
à Cazalis, mai 1866 ; « Je suis depuis un mois dans les plus purs glaciers
de l'Esthétique » - au
même, juillet 1866, etc, etc), se révèle en effet impuissant à contrecarrer.
Mais il y a plus : cette crise poétique, précisément, n'est, chez son sujet, qu'une
crise, bientôt dépassée,
une crise de croissance.
Le « néant » glacial éprouvé à Tournon, comme le dit Ian Geay, ne débouche pas
sur la mort, il cède la place non seulement au pouvoir nouveau désormais
inébranlable du poëte conscient de ses buts mais surtout à l'acceptation joyeuse, ou tout au
moins salubre, saine, vitale de ses limitations. On sait aujourd'hui que le conte L'Agrément inattendu, de Villiers de l'Isle-Adam, décrivant
l'étrange splendeur d'un lac souterrain brusquement offerte aux yeux d'un
visiteur, spéléologue de rencontre, est probablement une forme de remerciement adressé à Mallarmé pour l'administration
de joie, d'euphorie
extatique jamais oubliée qu'avait représenté pour lui le séjour chez son ami, à
Avignon, en 1870, au cours duquel lecture lui avait été faite de son très
hermétique Igitur.
L'impuissance, relative, du mot ne fait plus ni désespoir ni néant, elle donne
la vérité de la poésie, définit les conditions objectives de son exercice, de
son être comme besoin vital non-négociable. Cette vérité de l'erreur est
collective et humaine. Il est tout sauf indifférent que l'approche concrète de
la guerre de 1870 accélère la sortie de crise mallarméenne. S'il n'est pas sûr
que Mallarmé ait alors lu Hegel, il est obligé d'en avoir entendu parler, ne
serait-ce que par Villiers. On trouve la trace d'une telle influence possible
dans ce genre de remarques posant, en tout cas, le mot du poète, et la fonction
de ce dernier, avant tout comme témoignage, comme écho, comme relais du monde :
« Je suis
maintenant, écrit Mallarmé,
impersonnel, et non plus Stéphane que tu as connu, - mais une aptitude qu'a
l'Univers spirituel à se voir et à se développer, à travers ce qui fut moi. » (à Cazalis, 14 mai 1867) ; « La première phase de ma vie a été
finie. La conscience, excédée d'ombres, se réveille, lentement formant un homme
nouveau, et doit retrouver mon Rêve après la création de ce dernier. Cela
durera quelques années pendant lesquelles j'ai à revivre la vie de l'humanité
depuis son enfance prenant conscience d'elle-même. » (à Cazalis, 19 février 1869).
Ce statut de pur écho symboliste, assumé par le poète, n'a, d'ailleurs, pas
vocation à évacuer complètement le projet de sens, d'adéquation classique du mot à la chose, pourvu que ce projet
lui-même soit ironiquement (passée la terrible crise) reconnu également
inadéquat et glorieux :
« Je redeviens un littérateur pur et simple, écrit Mallarmé le 3 mars 1871. Mon oeuvre n'est
plus un mythe ». De fait, certaines lectures trop « structuralistes
» de Mallarmé auraient eu, dans les années 1960, le tort, selon J.-L.
Steinmetz, d'oublier ce rapport au sens, recherché et privilégié, et d'attirer plutôt « l'attention sur la polysémie de ces
textes où comme pudiquement s'ajourne la compréhension. Nombreuses furent les
interprétations qui se donnèrent libre cours pour déployer à l'infini lettres,
mots et significations, dans l'espoir d'en épuiser le sens ou plutôt d'en
promouvoir la "signifiance". Certes, Mallarmé éprouva quelque bonheur
à faire se réverbérer phonèmes ou graphèmes, à produire des entrelacs, à
favoriser des équivoques ; mais aucune lecture (cette "pratique") ne
saurait se développer si l'on défie l'articulation calculée par lui des mots
entre eux, si l'on ne décèle, déplacée la plupart du temps, leur obligatoire
fonction grammaticale. Toute entreprise de compréhension échoue dès lors qu'on
s'abandonne à la seule séduction de virtuosités splendides. Le sens mallarméen,
qui se génère mot à mot, repose sur un principe de retardement qui diffère
l'élucidation finale par une succession d'indices de plus en plus irrécusables.
» (Préface aux poésies
et autres textes de Mallarmé, Livre de Poche, 2005, p. 27).
C'est ce simple « principe de retardement » dans la compréhension de soi-même
qu'avait, à notre sens, expérimenté durement Mallarmé au cours de sa longue
crise des années 1860, laquelle le nourrit en substance autant qu'il s'en
éloigne.
À condition de s'observer honnêtement, de remonter
ainsi à rebours le
cours de sa propre éducation, de sa propre évolution pédagogique, chacun reconnaîtra de celle-ci la
linéarité, son caractère de fondu-enchaîné, pour parler le langage du cinématographe, autrement
dit l'importance progressive et temporelle de chaque séquence de savoir vis-à-vis de la
suivante. Dans le cas de Mallarmé, ce « passage par le négatif, qui risquait de le
conduire au suicide, l'a fait déboucher enfin sur une forme de certitude qu'il
ne remettra plus en question par la suite : d'une part, l'univers existe à
l'extérieur de l'homme dans son immanence matérielle qui ne dit mot ; d'autre
part, nous sommes des êtres de langage, et ce langage s'édifie aussi sur une
certaine absence des choses singulières placées dans le monde. Dans ces
conditions, le constat d'une impossibilité aurait pu se faire. Ce n'est
pourtant pas à une telle difficulté qu'il se heurte, puisque, riche de l'unique
force que représente la faculté de nommer et, bien plus, de configurer des
fictions, il n'a pas reculé devant le "nouveau devoir" qui s'imposait
à lui : énoncer le monde en ses situations les plus remarquables ou les plus
frivoles, tout en admettant qu'on ne pourra mieux produire qu'un "glorieux
mensonge". » (Jean-Luc Steinmetz, op. cit., p. 26).
Un « mensonge », donc, qui ne mène pas son sujet à
l'abattoir, loin de là, et dont le temps qui passe, forme réelle du concept,
révèle même la « gloire ».
Le temps confie ainsi deux sens différents à une maxime composée de mots strictement identiques, selon que celle-ci se voit soumise à un
adolescent ou à un vieillard près de sa fin.
La phrase poétique pourrait dès lors se définir comme « une nécessité pour comprendre et se
comprendre (...) Et la pureté qui s'en dégage, loin d'être l'indice d'une
désincarnation funeste, authentifie une quintessence du réel, perçue
au plus vif de ses contradictions et mobilités. » (ibid. p.
25. C'est nous qui soulignons). Qu'on mette en rapport cette désincarnation-là avec la perfection du langage informatique binaire : sa sublime aptitude au référencement impeccable ! Soit dit en passant, c'était bien l'intérêt subversif d'un film comme Matrix de lier précisément une telle adéquation à l'empêchement du réel, à la stricte impossibilité, pour l'humanité, d'en jouir. La structure matricielle devait y être combattue et détruite précisément parce que sa vérité incontestable représentait le mensonge suprême, la suprême impuissance.
Borges en pleine montée.
Tlön-express
De même, le lecteur d'un texte, chargé de son propre background, son propre contenu temporel, historique,
bref de sa propre individuation irréductible, produira en le lisant un texte différant absolument
du même texte, tel que vu (conçu et écrit) par son créateur. C'est évidemment
la leçon borgésienne du Quichotte de Ménard.
Dans Amer n°6, Ian Geay, citant ce texte et d'autres, de Borges,
conclut au sujet de ce dernier : « Il suggère qu'il ne fait qu'écrire sous
la dictée ce que d'autres ont déjà dit, ce qui induit que tout est déjà écrit. » (pp. 140-141). Et que, comme dit plus loin
: « tous les livres
sont à écrire, ou à réécrire. » (id.). Un optimisme qui nous sied mieux. En vérité, le sujet
nous semble ici largement excéder le seul problème du Livre, à lire ou écrire
(celui-ci constituât-il, pour Borges, la métaphore suprême). Il concerne à dire
vrai celui du néant de langage des hommes, et l'attitude qu'on se doit d'adopter vis-à-vis de lui.
Quand Borges écrit à son lecteur (ainsi que rappelé dans Amer) : « Nos néants diffèrent à peine ; le fait n'est que
fortuit et sans importance que ce soit toi le lecteur de ces exercices et moi
leur rédacteur »,
peut-être y distinguerons-nous, davantage que Ian Geay, l'apologie joyeuse,
pleine de vie, d'un tel néant du mot.
Tout est peut-être, en effet, « déjà écrit » dans tous
les univers, mais alors d'une manière tellement infiniment diverse que ce « déjà » déjà passé a déjà explosé,
aussitôt qu'on l'aura conçu, dans toutes les directions de la temporalité, et
du possible. Impossible de considérer semblable expérience de profusion, de
richesse, de bonheur, de réconfort directement liée à l'insuffisance, l'inexactitude
radicale du mot, comme un problème, ni que la littérature, de fait, ainsi
entendue, constitue l'antichambre morbide, l'exemple de disjonctions suprêmement moroses et funestes (un
rapprochement auquel Ian Geay, pour être honnête, ne procède point au moment
précis d'évoquer Borges, quoique cela soit sa position générale). Le fait
d'assumer clairement l'impossibilité de s'entendre sur une vérité pourtant simple, pourtant
épuisable, du plus élémentaire, du plus « factice » des phénomènes (un mot
écrit dans un bouquin), ne nous paraît point, pour autant, la révélation d'un
désolant chemin de mort. Le disjoint, chez Borges, ne semble pas camouflé. Il
est vecteur d'ironie, vertigineuse. La conscience, indéfiniment lancée, perdue
dans un processus de recollection prométhéenne, s'y connait là à ce point comme
telle qu'elle reconnaît, maintes fois, son échec. Du coup, en est-ce un,
vraiment ? Le mot écrit
et lu aura fait penser, vivre, tenir, progresser. Il aura informé son sujet, il l'aura réjoui (la joie étant
une augmentation de l'être), et à travers lui, les autres, le monde. Borges
trouvait justement, à l'occasion, dans ce désespoir d'avoir le dernier mot une forme de remède paradoxal contre le
nihilisme de l'adéquation
imposée, quelle qu'elle soit.
François
Taillandier le confirme en ces termes (les passages non-italiqués sont
soulignés par nous) : « La fiction borgésienne (...) est d'abord une
fabrique où la lecture et la réflexion, la technique littéraire, l'imaginaire
et le rêve concourent à la
constitution — la reconstitution — d'un monde fort différent de celui que
nous avons accoutumé. Nous avons insisté sur une charge critique que nous
jugions insuffisamment perçue. Mais à l'avers de la réponse aux illusions du
siècle, et de leur congédiement, se dessine ce que l'on nommerait aujourd'hui
une contre-proposition : celle de réinstaller, dans notre paysage mental, des dimensions oubliées et
par là nouvelles... La Factory borgésienne déploie son activité entre les
différents plans où s'installent les codes fondamentaux, les schémas
perceptifs, les ordres empiriques, les interprétations qui conditionnent
l'appréhension de la réalité. En l'occurrence, moins que du raisonnement, elle produit du
jeu, et de la conjecture davantage que de l'affirmation. Mais on sait que ce
jeu est précisément celui qui nous apprend le monde à travers des histoires. Il
y a un effet Borges, qui ressortit à l'humour et à la distance critique ; mais
en reconvoquant des formes « périmées » de la pensée, en découvrant les
secrètes identités — ou en déployant les disparités les plus inconcevables —
des temps, des lieux, des actes de l'odyssée humaine, il réouvre pour nous une réalité en voie
de réduction. Une vision du monde est délivrée et proposée, qui l'enrichit,
le réenchante et, si nous le voulons, nous désincarcère. (...) Axiome : toute conjecture est légitime, quoique
invérifiable, et parce que invérifiable. Et ces perspectives indéfiniment
démultipliées, symétriques ou inversables nous permettent de défamiliariser, de
débanaliser le monde et la vie. Nous accédons à un réel qui ne se réduit pas à l'évidence du visible,
du déjà-là, du donné environnant ou de l'imaginaire réifié des écrans
ordinaires, des images courantes ; à un monde magnifié parce qu'il est une question, parce qu'il est entouré, et
irradié, par l'inconnaissable. (...) C'est peut-être cela, la « littérature » :
un paysage intérieur, un édifice symbolique donnant statut humain à la réalité
brute, la proposition multiple, réitérée, sans cesse en travail, de références,
de métaphores, de questions, de vertiges et de rétablissements. » (François Taillandier, Borges, une
restitution du monde).
L'inadéquation
du mot, en vérité, chaque instant, aux objets de la perception d'un sujet,
l'inadéquation de ce sujet à lui-même, à sa propre vérité intérieure
momentanée, comme sujet de ses propres mots, de son propre retour sur lui, et
enfin : l'inadéquation des mots de tous les hommes envers leurs situations
réciproques diverses, ce gigantesque réseau d'imperfections apodictiques du langage dirait, pour nous, bien plutôt
sa vérité esthétique collective, la coexistence nécessaire de milliards de
mondes réels dans lesquels basculer. Quand, pour
Ian Geay, répétons-le : « l'écriture est un voile porté [cette notion
mayesque d'illusion nécessaire, en quelque sorte, revenant plusieurs fois sous
sa plume] sur la disjonction du vivant et de sa représentation
», quand « cette opération esthétique sépare là où elle
prétend réparer et dit réunifier ce qui est disjoint lorsqu'elle se contente de
le recomposer en tant que séparé. Le morbide, produit du geste esthétique,
témoigne d'un irrémédiable dépérissement du corps, mais conserve par ailleurs
le souvenir nostalgique d'une perfection antérieure dont l'image reste la
gardienne. » (Toujours
toujours toujours, in
Quoique n°1), cela vaut,
sans doute, bien comme critique de l'idéologie artistique prétendant assumer la réalité suprême des
idées, dans « l'opération » esthétique gratifiante, en-dehors de tout intérêt
pour le monde réel, la vie,
les contradictions réelles, bref comme critique de cette fausse conscience
bourgeoise du monde
toujours reconduite à un niveau plus ou moins élevé, et à laquelle Marx, les
Situationnistes ou d'autres ont réservé le sort qu'elle mérite. Le secret crasseux du livre, de cet objet distingué, à couverture somptueuse et pages immaculées, que Ian Geay ramène à la condition inhumaine des ouvrières misérables chargées de le fabriquer (sa référence aux Soeurs Vatard, de Huysmans, à la fin de l'article Toujours toujours toujours), ce secret-là est avant tout un secret marchand. Marx le dévoile en des termes approchants, dans Le Capital, leurs critiques résonnant alors sur un mode généalogique. Mais Marx est bien moins mélancolique que Ian Geay. Et s'il reconnaît, avant lui, une masse de subtilités métaphysiques à la marchandise, il verse cependant, sur toute cette pitoyable affaire, un torrent de larmes de rire (fort contagieux), que les gauchistes d'aujourd'hui, présentant le vieux barbu comme quelque sociologue rouge tolérant, plein d'empathie, au fond, pour les curailleries de prolétaire, ne perdraient pas leur journée à méditer : « Transportons-nous maintenant sur le terrain de l'action : le marché. Nous y accompagnons un échangiste quelconque, notre vieille connaissance le tisserand, par exemple. Sa marchandise, vingt mètres de toile, a un prix déterminé, soit de deux livres sterling. Il l'échange contre deux livres sterling, et puis, en homme de vieille roche qu'il est, échange les deux livres sterling contre une bible d'un prix égal. La toile qui, pour lui, n'est que marchandise, porte-valeur, est aliénée contre l'or, et cette figure de sa valeur est aliénée de nouveau contre une autre marchandise, la bible. Mais celle-ci entre dans la maisonnette du tisserand pour y servir de valeur d'usage et y porter réconfort à des âmes modestes. » (Le Capital, Livre premier, 1, III). Bienvenue dans le monde effectivement enchanté de l'équivalence universelle, laquelle ne ferme sa porte ni aux douceurs de la culture, ni aux délices de la mysticité...
Mais la critique
vaut-elle pour toute pulsion, tout départ esthétique ? Car ce n'est pas la seule littérature
que Ian Geay tient ici dans son viseur, mais toute pratique esthétique. Dans Amer n°5, consacré à la photographie, la critique « essentialiste » de ce dernier
art se superpose volontiers, en particulier lors d'interviews passionnantes
accordées à des artistes très différents, à une critique « sociale » ou «
politique » assimilant le besoin photographique à une tendance
classificatoire, presque policière, qui s'ignore, ou disons plus ou moins
consciente, et souvent funeste pour ses sujets même (Ian Geay cite l'exemple
des Communards, avides de se faire photographier afin d'immortaliser la Révolution, pour le plus grand profit
ultérieur de leurs bourreaux physionomistes). Et l'on se souvient aussi du
secret véritable, ultime, du secret modèle de l'Art, ainsi identifié par Ian Geay dans sa
préface magnifique (sans doute le plus beau texte que nous lui connaissons) au
recueil de photographies Sang-Froid, publié aux Âmes d'Atala en 2011 : la prolétaire qui
prend la pose, durant des heures, dans l'atelier mal chauffé de l'artiste-chef,
lequel oublie souvent ses droits essentiels de vivante, porte en elle la vérité
maudite et violente de
l'Art. Celui-ci est fixation de la vie, fixation du sang qui - sans lui, sans
son action, sans son commandement - s'écoulerait, du monde, enfin, qui sans lui
s'écroulerait, dans l'informe. L'Art objective, entrave ce
mouvement naturel de l'informe. Il lui fait violence : « Nous disons que les modèles ont le sang
violet [violé, note du
MB] », outre qu'il est bleu « non pas parce que ces femmes et ces hommes
seraient issues de la noblesse, mais parce que lorsqu'on commence à les
dessiner, à les modeler, à les reproduire, leur rythme cardiaque ralentit, leur
respiration devient plus profonde et leurs corps se marbre d'infinies veines et
veinules bleutées (...). Le bleu du sang est le signe du travail artistique sur
le vivant, le signe du travail esthétique contre le vivant (...). Ce couteau
effilé, c'est la main de l'artiste, du peintre ou du sculpteur, de l'écrivain
ou du photographe. Le bleu du sang, ce bleu froid des écrans qui nourrit un
monde d'images, est cruel et abstrait. C'est celui de la séparation, de la
vitesse, de l'échange général et généralisé, de la monnaie vivante, de
l'abstraction et de l'oeuvre d'art » (op. cit., pp. 5 et 6).
C'est pour
cette raison que, de manière très claire mais sans doute infiniment
conflictuelle et douloureuse pour lui, qui, quoi qu'il en puisse dire, ne vit que pour l'art, et
en particulier la littérature, Ian Geay traitera spontanément tout artiste se limitant à ce statut en ennemi (fût-il de basse intensité, certes) au double plan philosophique
et politique. Il l'admet, comme une confidence arrachée,
au cours de son entretien avec Anna d'Annunzio (très énergique, faut avouer !
très capable sans doute de faire se révéler une nature profonde) : « Là d'où je viens, dit Ian Geay, on n'aime pas trop les
bouquins et encore moins ceux et celles qui en lisent. On s'en méfie - et
peut-être à raison. Mais c'est pourtant pour ces gens ni lettrés, ni cultivés,
ni éduqués qui sont les miens que j'en confectionne de manière un peu têtue et
solitaire. » (Amer n°6, p. 145).
Oui, Ian
Geay fait des livres.
Et des beaux, même.
Et, au
fait, pourquoi pas ?
La victoire
devrait-elle a priori
(hors toute réalité de classe contingente) revenir à l'innommé, à l'innommable, au silence ? Le dynamisme mystérieux du geste esthétique, notamment
scripturaire, ne se suffirait-il point comme gage de pulsion proprement vitale, évocatrice, créatrice ? L'innommable, en vérité, autrement dit l'incréé, ne peut au fond exister, attendu que la
pensée, l'esprit ne s'interdisent jamais rien, que la création d'objets, transitoires, certes, constitue un stade
d'activité (vitale et
morbide) irrésistible, au grand scandale continué de toutes les polices du
fantasme. L'aléatoire
absolu (qu'il soit, d'ailleurs, ou non scandaleux) demeure le privilège des
hommes, malgré le brillant troupeau des roboticiens post-humanistes lesquels, en dépit de toutes leurs rodomontades, ne parviendront jamais à remédier à ce très déplorable état de fait.
Dans la langue du peuple de Tlön (appelé, rappelons-le, pour Borges, a
finalement remplacer
tous les autres) : « on
ne dit pas lune, mais aérien-clair-sur-rond-obscur ou orangé-ténu-du-ciel ou n'importe quelle
autre association (...) », et dans sa littérature : « abondent les objets idéaux, convoqués
et dissous en un moment, suivant les besoins poétiques. Ils sont quelquefois
déterminés par la pure simultanéité. Il y a des objets composés de deux termes,
l'un de caractère visuel et l'autre auditif : la couleur de l'aurore et le cri lointain
d'un oiseau. Il y en a composés de nombreux termes : le soleil et l'eau contre
la poitrine du nageur, le rose vague et frémissant que l'on voit les yeux
fermés, la sensation de quelqu'un se laissant emporter par un fleuve et aussi
par le rêve. Ces objets au second degré peuvent se combiner à d'autres ; le
processus au moyen de certaines abréviations est pratiquement infini. Il y a
des poèmes fameux composés d'un seul mot énorme. Ce mot intègre un objet
poétique créé par l'auteur. Le fait que personne ne croit à la réalité des
substantifs rend, paradoxalement, leur nombre interminable. » (Borges, Tlön Uqbar Orbis Tertius).
Il est, de même, possible, dès ce monde-ci, de ne rien
dire d'autre sur telle
pierre parcourue d'accidents de textures, de creux, de bosses et marques
diverses que ces formes évoquent, au sujet l'observant, des dessins comparables à ceux qu'il retrouve ailleurs : sur les ailes de certains papillons ou
coquillages. Les romantiques de toutes époques, Thomas Mann, Jünger, Caillois
et bien d'autres ont relevé cette vérité opératoire. Serait-ce manquer la pierre, cela ? Ou risquer de se perdre,
dans un hiatus séparant le réel et sa représentation, que de poser, d'entrée,
comme sa vérité la plus
intime, la plus
intrinsèque, la correspondance dans laquelle cette pierre entre (sortant littéralement d'elle-même) par
définition : comme jeu de
forces internes, unité concrète de déterminations et qualités tantôt agrégées
face au monde, tantôt disséminées, opposées en elle (le blanc de la pierre s'opposant,
tandis que je l'examine, à sa dureté, sa forme, etc) ? Le discours véridique
que je suis susceptible de tenir sur une chose est ainsi authentiquement infini plutôt qu'impossible, à mon infini
plaisir, lequel plaisir est le plus haut facteur d'unification subjective (on
ne se connaît vraiment, dans ses propres limites, donc sa propre intégrité et
unité, que dans l'agrément du plaisir. Le tout étant, bien sûr, de préférer ces
limites à la dissolution, séduisante, des jouissances les pires, et les plus
raffinées. Mais nous aborderons ce sujet, explosif, dans un prochain billet).
Les possibilités d'une pure absurdité formelle d'énonciation, de prédication
sont d'ailleurs également virtuellement infinies, les mots désirant pour ainsi
dire spontanément (écoutez donc vos rêves) faire l'amour dans les positions
les plus extravagantes,
ainsi que le montrent Dada, Mallarmé, Schwitters ou les surréalistes, sans
parler des amis de M. de la Tourette (que nous préférons aux autres : cela,
justement, est très subjectif). Mais cette absurdité n'en dirait pas moins
une vérité particulière de l'objet en question, inséparable de moi, de ma capacité inépuisable de
création poétique euphorisante, laquelle se confond d'ailleurs originellement
avec une stratégie de conservation, de défense primordiale de mon être, ou du moins la révélation
plus ou moins transparente de celle-ci (Freud).
De sorte que cette « inadéquation » du mot à la chose, dans sa version
radicale et, pour ainsi dire, malheureuse, ne nous
paraîtrait une ossification, une forme d'immobilisation volontaire de l'esprit
que du seul discours la défendant comme hypothèse.
Ce discours serait-il « scientifique » qu'on pourrait toujours reconnaître, en
dépit de lui, la possibilité de « savoir
faussement », selon le terme de Hegel,
tout savoir étant progressif, linéaire, dialectique, et cette fausseté, plutôt
cette insuffisance apodictique du mot confessant bien
plutôt, en réalité, toute la vie foisonnante qu'il porte.
Le mot, en tant qu'insuffisance, inconscience, le mot, imprécis et lointain,
ouvre des mondes plutôt qu'il ne ferme brutalement la porte à l'un d'entre eux,
d'ailleurs le plus pauvre, le nôtre : « Le monde
tel qu'il existe n'est pas vrai. Il existe un
deuxième concept de vérité, qui n'est pas positiviste, qui n'est pas fondé sur
une constatation de la facticité (...) ; mais qui est plutôt chargé de valeur,
comme par exemple dans le concept " un vrai ami ", ou dans
l'expression de Juvenal Tempestas poetica - c'est-à-dire
une tempête telle qu'elle se trouve dans le livre, une tempête poétique, telle
que la réalité ne la connaît jamais, une tempête menée jusqu'au bout, une
tempête radicale. Donc une vraie tempête, dans ce cas par
rapport à l'esthétique, à la poésie ; dans l'expression " un véritable ami
", par rapport à la sphère morale. Et si cela ne correspond pas aux faits
- et pour nous, marxistes, les faits ne sont que des moments réifiés d'un
procès, et rien de plus - dans ce cas-là, tant pis
pour les faits, comme le disait le vieux Hegel. »
(Ernst Bloch, cité dans Pour une sociologie des intellectuels
révolutionnaires, de Michaël Löwy, 1976).
Péter la forme !
L'outrance verbale comme diarrhéique roborative.
L'objet, abject, est surtout ce qui se tient momentanément devant nous (Gegenstand) et qui, à regarder ailleurs, ou plus tard
au même endroit, se sera déjà, en effet, évanoui. Mais cette mort-là, pourtant, ne saurait recouper (c'est le cas de le dire) celle de la mise
en pièces politiquement conservatrice d'un Dr Brouardel. Elle apparaît, au contraire, comme
la pure vie maintenue en elle aux niveaux logique, historique, botanique : partout.
Elle est la chance du mot, son calvaire.
Quand, ainsi qu'Amer sixième du nom nous l'apprend opportunément, le très-orthodoxe Horace lui-même admet négativement, tout en la condamnant socialement, pour
des raisons politiques anti-anarchiques bien compréhensibles, la possibilité
d'accoupler des mots n'ayant rien à voir dans le but de produire du monstrueux (« Si un peintre voulait joindre à une
tête humaine une encolure de cheval et appliquer des plumes de diverses couleurs
sur des membres rapportés de toutes parts, de telle sorte que se terminerait
hideusement en poisson noir ce qui était par en haut une belle femme, admis à
contempler cela, retiendrez-vous votre rire, amis ? », op. cit.,
p. 26), il semble qu'une telle chance, une telle liberté absolue reconnues
formellement au mot, par la mise à mort même du sens convenable, constitue une intuition en quelque sorte a
priori de la poétique
universelle : « Creuser
l'écart entre les mots, écrit Romaine Wolfe-Bonvin, pour leur infuser la force
vive des échos qui se répondent à distance ; ce qui se trame dans la texture
apparemment désorganisée de l'Art poétique - son plus secret humour - réside
bien dans cette revalorisation ultime et ambiguë du lambeau de pourpre. » (id.).
Et Ian Geay de conclure, dans le sens d'un
affaiblissement, d'une dimension ontologiquement maladive de tout le langage
simplement révélé du fait du recours massif, par la décadence
finiséculaire, à un tel accouplement sémantique monstrueux : « La tâche pourpre, fruit de l'union
contre-nature du chien et du séraphin, est essentiellement affaire de forme et
en cela fait écho à l'hubris grec, l'attentat contre le divin. Mais aussi, elle
semble contaminer celui-là même qui la commente, la parodie ou la fustige.
" The Decadent to His Soul" [recueil poétique de Richard le Gallienne de
1892 où est en effet envisagé un "inceste du corps et de l'âme", un "mariage" de séraphin et de chien, ainsi que la "chose
pourpre" qui en
résulterait génétiquement], écrit contre la décadence, fait
lui-même oeuvre de décadence tant sa "maladie de forme même" est
contagieuse. La tâche pourpre, comme principe poétique, resurgit à la surface
du poème censé la blâmer, car à force de tourner la langue dans le vide,
celle-ci enfle jusqu'à pendre du texte, annonçant sa propre mise à mort. Pour
Des Esseintes, " Tout est syphilis", car la corruption est à
l'origine même du langage (...). » (id. p. 28).
Nous croyons avoir assez expliqué, déjà, ce qui nous
séparait d'une telle conception, ou plutôt de ses conséquences sur le moral (comme dirait la regrettée Compagnie
Créole). Ian Geay précisera ailleurs que « L'excès [symbolisé par le lambeau pourpre décadent] n'exalte
pas la vie. Il exhale la mort. » (id. p. 31). Pour ne s'en tenir qu'à ces seuls derniers
aspects en quelque sorte purement médicaux, lorsque nous lisons, toujours dans ce numéro d'Amer, cette fois du fait de la rage de Léon
Bloy, le vibrant morceau suivant, lui-même assimilable à cette tendance de
l'époque et du milieu au « lambeau pourpre
», nous trouvons autre
chose - presque l'inverse - dans cette union sauvage et scandaleuse de sèmes inappropriés (comme on dit chez les puritains actuels
d'Amérique du Nord) : «
Le réel, écrit Bloy,
c'est de trouver des épithètes homicides, des métaphores assommantes, des
incidentes à couper et triangulaires. Il faut inventer des catachrèses qui
empalent, des métonymies qui grillent les pieds, des synecdoques qui arrachent
les ongles, des ironies qui déchirent les sinuosités du râble, des litotes qui
écorchent vif, des périphrases qui émasculent et des hyperboles de plomb fondu.
Surtout, il ne faut pas que la mort soit douce. » (L'Art de déplaire ou le scalp critique, in Amer n° 6, p. 9).
La diarrhée que nous goûtons là non seulement nous purge, nous fait
du bien à nous, mais sans
doute en allait-il ainsi pour Bloy lui-même : « l'invective systématique, notait Roland Barthes, maniée sans
aucune limite d'objets, constitue d'une certaine façon une expérience radicale
du langage : le bonheur de l'invective n'est qu'une variété de ce bonheur
d'expression, que Maurice Blanchot a justement retourné en expression du
bonheur ». C'est là
l'essence (si l'on peut dire, au sens olfactif) du style de Bloy. Villiers de
l'Isle-Adam l'appelait, on le sait, un « volcan de merde », projetant, donc, ses objets orduriers un peu partout
alentour, non sans risques fâcheux pour le malheureux récipiendaire direct.
Mais si l'on qualifie ce style, à juste titre, d'exagéré, d'outrancier (puisque basé sur l'insulte), découplant
de cette façon, une fois de plus, le mot de sa chose, le premier manquant, à
force d'excès, la
seconde, nous considérons, dans ce manquement-même, un étalage de vérité, et dans cet excès la vie, la pure vie. Vérité et vie, de Bloy, en
l'occurrence, lequel - à l'inverse de tous les constipés littéraires de la
conscience - n'aura, semble-t-il, jamais eu loisir de se retenir. Et cette fameuse « digue de papier » dont cause ailleurs Ian Geay, qui
symboliserait le Livre, on imagine aisément l'usage pratique qu'en trouverait
ce chieur infernal de Bloy.
C'est que l'occlusion - intestinale, entre autres -, le
refoulé (et ce qui refoule) représentent une menace considérable, une menace potentiellement mortelle pour
tout organisme. Le caca doit sortir, fût-ce en désordre, en lambeaux
pourpres ou ocre. En
l'espèce, chez Bloy, le fait littéraire soulage, il est, par la reconnaissance même accordé à l'abject
en tant que tel, en tant qu'informe diarrhéique, vecteur excrétatoire de
bonne santé. Il dit la
vérité profonde de l'individu, et du monde qu'il combat : l'affrontement
toujours renouvelé des esprits de Justice et d'avarice (qu'on se rappelle l'assimilation opérée
par Freud entre la rétention des matières fécales et les comportements
avaricieux, ainsi que les parallèles étymologiques multiples qu'il relève, dans les
langages de la Terre, entre la merde et l'or). La littérature - toute incontinente soit-elle - mène parfois au repos
salutaire des entrailles.
Ian Geay, faim de cycle.
Au final, que le mot soit - ou non - libératoire, son
surgissement décadent,
ce lambeau pourpre de la fin du dix-neuvième siècle, semble en tout cas, sous
la plume de Ian Geay, d'une certaine façon annulé puisque chaque fois renvoyé soit à
l'essence du langage, soit à d'autres tentatives précises, ou séductions,
antérieures. Il n'y aurait, alors, revers de cette « liberté nécessaire » prise
avec le style, pas d'évolution autre que programmée, attendue. La décadence
littéraire perdrait une grande part de son originalité, de son caractère de
rupture, de nouveauté, les conditions ultra-précises de son apparition historique
s'effaçant devant l'inéluctabilité de quelque progression maladive
impersonnelle, dont elle ne serait qu'un mode...
Diable ! Serait-ce vraiment là la position de Ian Geay,
dont le tryptique qu'il associe à sa belle revue finissante : « Littérature-amour-révolution » suggérerait alors, dans cette perspective,
la nature particulière de son apologétique : plaidoyer pour la corruption esthétisée des formes, pour la mort littéraire, pour la Révolution entendue comme simple amorce
ou retour - fervemment attendu, certes - de cycles d'états avérés (et avariés) ?
À le lire, suivant sa langue hypnotique et serrée,
nous commençons par en douter. La mort n'est l'amie de personne quoique elle ne sache revêtir pour Ian Geay ni le même sens ni, bien sûr, la
même allure effrayante, et paniquante, que pour le bon Dr Brouardel et tous les
représentants ordinaires de sa classe positive, laquelle, comme on le sait, ne
croit jamais que ce qu'elle touche facilement, pour le moins cher possible, son goût général ne s'épanouissant que dans un type de merde (ou d'abject) extrêmement standardisé.
La réponse surviendra à la toute fin du Lambeau
pourpre, lors de son
épilogue floral. En attendant, la longue et brillante présentation de
la langue décadente comme outrage, comme viol fait à la langue normée (tout le passage intitulé La
corruption du viol), aura
suscité en nous les mêmes insolubles interrogations. Si l'outrage, ou le viol
commis sur la langue, est reconnu typique de la décadence littéraire, si, par ailleurs, sa
possibilité est estimée (quoique négativement, comme dit déjà, par les
classiques eux-mêmes) de toute éternité littéraire, comment intégrer métaphoriquement le viol
au sein d'un développement organique, lui que nous eussions défini, essentiellement,
par-delà tout jugement moral, comme type d'acte absolu, de violence de choix, de liberté radicale
opérant une brisure ? La fixation définitive, éternelle, des correspondances,
des symboles, cette communication intégrale - abolissant l'histoire et ses
péripéties, fournissant elle-même chaque séquence littéraire historique, dont
celle des Décadents - serait donc actée ? Un viol cyclique toujours
recommencé, en quelque
sorte, plutôt que le viol comme libre choix d'agression ? Le corps pourrissant tranchant avec ce dernier : ce visage, cette
langue chargés de syphilis, cet ex-abdomen partant désormais en lambeaux
verdâtres et morveux, se décomposent spontanément. Les vers qui les rongent ne
les auront pas choisis, violés plutôt que d'autres en fonction de critères esthétiques ou libidinaux. Violerait-on un corps humain ayant exercé son désir de même qu'une langue se
trouverait fatalement violée suivant un cycle quelconque (comme celui, donc, qu'un cadavre entame pour tomber en morceaux, ou celui unissant, par exemple, aux yeux de Huysmans, via Des Esseintes, « les » décadences latine et contemporaine, à l'aune de la corruption du langage littéraire ? Choix
(dégueulasse) d'un côté, nécessité (gerbante) de l'autre. Histoire, mouvement et nouveauté toujours radicale, contre Mythe (et cycle).
La conclusion finale tombe, encore énigmatique : « Le viol
de la langue ne vient pas corrompre un langage original adéquat aux choses qu'il
est censé représenter, car basé sur l'harmonie préétablie entre le signe et le
sens ; comme un symptôme, le lambeau pourpre qui en résulte montre au contraire
à travers l'outrance qu'il est et génère le hiatus original entre les choses et
les mots, le réel et sa représentation, l'être et le non-être. L'excès n'exalte
pas la vie. Il exhale la mort. Et les fleurs outrancières qu'il produit sont
les chrysanthèmes de notre vivant. En nous mettant en présence du rien, la
littérature nous "apprend à mourir" [tiré de Pierre Macherey, Michel
Foucault, lecteur de Roussel]. » (Ian Geay, Le Lambeau pourpre, in Amer n° 6, p. 31).
La langue violée n'est rien autre que la langue normale. En son principe, celle-ci procède d'une
souffrance exposée, exhibée subissant, dès la naissance, son calvaire en place publique.
Nous revient alors ici en mémoire ce développement
étonnant : « Il
s'agit pour les décadents d'éprouver la phrase jusque dans la chair des mots,
car la langue est considérée comme un organisme vivant qu'il est loisible de
modeler et de malmener à souhait. Si il y a décomposition du langage, c'est que
celui-ci vit et qu'il est donc susceptible de subir les assauts d'un écrivain
aux allures de bourreau chinois, au coeur de ce qu'il serait convenu d'appeler
son jardin des supplices, à savoir la littérature. » (op. cit., p. 10).
Avez-vous bien noté le lien organique (c'est le cas de
le dire), et quasiment logique, effectué ici entre la vie d'une part, et la possibilité, immédiatement conséquente, d'une
intervention sur ce qui
vit de la science coruscante du bourreau chinois-littérateur ?
Certes, nous direz-vous, Ian Geay évoque là, de
manière précise, l'oeuvre d'Octave Mirbeau, son fameux Jardin des supplices.
Qu'à cela ne tienne.
Parlons-en des Chinois.
Et puis des Vietnamiens, aussi.
(à suivre...)