2013/10/26

Jorge Amado : Les Souterrains de la Liberté (T1-T2)

« Ecrit durant les années 1951/1953, publié pour la première fois au Brésil en 1954, le roman Les Souterrains de la liberté porte en lui, à travers sa composition, sa forme et son contenu la marque de l'époque où il fut conçu. C'est un roman daté et sa conception correspond à la bataille que nous menions contre la guerre froide et ses conséquences.
Je ne désire pas discuter ni m'expliquer, seulement constater. Je n'ai jamais voulu ni accepté de réécrire aucun de mes livres, les éditions se succèdent, toujours pareilles, il n'y a que les coquilles typographiques qui vont croissant et qui s'accumulent au long des années. Aucune édition n'a été revue, actualisée ou corrigée [...] Ce sont par conséquent des documents sur ma façon de voir, de penser et d'agir quand je les ai mis sur le papier. Mes livres témoignent de ma vie d'homme et d'écrivain (l'homme et l'écrivain formant un tout indivisible) à l'époque dramatique, terrible et magnifique qui est la nôtre, époque d'horreur, de menaces, de luttes et d'espoirs, de tueries et de morts, de sang versé, de cruelles injustices. Ils reflètent ma façon de combattre l'oppression, la faim, la misère, l'obscurantisme, les préjugés les plus divers, la dictature, de lutter pour la liberté et pour l'avenir, ils reflètent chaque moment de ce combat, de cette lutte que j'ai commencée avec la publication de mon premier roman et que je continue à mener avec le livre auquel je travaille en ce moment.
Les Souterrains de la liberté correspondent à une certaine façon de voir le monde, les hommes, la société, la réalité, en une époque déterminée, à un processus littéraire inhérent à beaucoup d'écrivains directement engagés dans la bataille politique [...]
En accomplissant notre devoir d'écrivains, nous qui militions au plus dur du combat, nous subissions des influences immédiates et circonstancielles qui marquent la littérature de ce temps. Pour la situer on peut parler de Jdanov et de Staline, reconnaître des erreurs politiques et condamner d'énormes injustices, mais je crois que la passion véritable qui anime ces livres reste intacte [...]
Je peux dire — et j'en suis fier — que mon oeuvre de romancier a pour héros le peuple brésilien : j'ai cherché, et je crois avoir réussi, à fixer dans mes livres le visage de mon peuple, à raconter sa vérité et à garder vivant son espoir. »
(J. Amado, dans sa préface à la première et dernière édition française publiée en 1984 aux Ed. Messidor)

On l'aura compris, Les Souterrains de la liberté est assurément le livre d'Amado le plus éminemment politique de toute sa carrière, sans doute aussi le plus "engagé", dans le droit fil du roman d'Aragon : Les Communistes. Deux livres somme toute assez comparables, avec les défauts et les qualités inhérents à leur genre : parti pris, idéologie partisane... et fresque historique aussi passionnante qu'émouvante, avec pour toile de fond la vie clandestine, les dissensions internes au Parti, les grèves ouvrières, la répression policière ou encore le pacte germano-soviétique.
Découpé en trois volumes d'égale importance (Les temps difficiles / L'agonie de la nuit / La lumière dans le tunnel), le livre retrace la lutte menée par une partie de la population brésilienne contre la dictature de l'Estado Novo qui domina le pays de 1937 à 1945.
Tout comme en Europe à la même époque, trois forces principales sont ici en présence :
  • le courant libéral-conservateur (Armando Sales de Oliveira)
  • le Parti Communiste Brésilien (Luís Carlos Prestes)
  • le mouvement Intégraliste (Plínio Salgado, fasciste d'inspiration mussolinienne).
Ces trois forces gravitent autour de l'incontournable et très complexe figure de Getúlio Vargas, un homme politiquement inclassable, d'aucun parti à proprement parler, tantôt d'un bord, tantôt d'un autre : naviguant du socialisme le plus avancé au nationalisme le plus débridé, tour à tour autoritariste, populiste puis démocrate, qualifié de dictateur par les uns, de "Père des Pauvres" par les autres, en un mot : varguiste.

L'action du roman débute en octobre 1937, à la veille du coup d'état du président Vargas, et s'achève en novembre 1940, au terme du troisième et dernier procès intenté par l'Etat contre Carlos Prestes. Elle se situe dans la ville de São-Paulo, sur les quais du port de Santos et dans l'épaisse forêt du Mato-Grosso — parfois aussi sur les boulevards parisiens durant l'Occupation et dans l'Espagne en guerre du général Franco : partout où la lutte contre l'exploitation, la tyrannie, la misère, s'avère nécessaire, partout où l'histoire s'écrit avec le sang de milliers d'hommes, partout... sauf en URSS. Mais celle-ci est cependant omniprésente tout au long du récit, tant dans l'esprit des militants et des sympathisants du Parti que dans celui de leurs adversaires déclarés. Pour les uns, l'Union Soviétique représente le rêve, l'idéal, l'espoir, la lumière ; pour les autres : la pire des menaces, les ténèbres sans fin, le plus monstrueux des cauchemars. Et entre ces deux pôles opposés, à mi-chemin des extrêmes, la cohorte des indifférents, des opportunistes et autres sceptiques, tout un panel humain qu'Amado dissèque à loisir, plongeant et remuant sa plume au cœur de la société brésilienne afin d'explorer une à une ses différentes strates — ouvrière, paysanne, bourgeoise, artistique, intellectuelle, financière — chacune d'elle étant incarnée par une foule de personnages tirés de la réalité (*). De sorte que le principal intérêt du livre, indépendamment des partis pris de l'auteur, repose sur la confrontation des points de vue des uns et des autres, ce qui les motive et les détermine.
Les portraits psycho-sociologiques qui en découlent sont à mon avis assez bien sentis, souvent antagonistes mais à peine outrés. Radicalement différentes en effet les façons d'être et de concevoir la vie de Manuela, une jeune fille pauvre, intègre, naïve et romantique, de celles de Lucas, son frère aîné prêt à tout pour devenir l'homme riche et puissant qu'il a toujours rêvé d'être. Inconciliables aussi le rapport au monde et la relation aux autres de João et de Paulo, de l'ouvrier follement épris de justice et de liberté, et du fils privilégié d'un vieux diplomate, blasé de la vie, noceur invétéré, cynique en diable, etc.

Alors oui, comme le dit Amado dans sa courte préface, il y a des erreurs de jugement, des choix politiques pas toujours judicieux, aux conséquences parfois déplorables, mais au-delà de tout ça, par-delà nos opinions et nos positions, qui sommes-nous ? Quelles sont les valeurs fondamentales qui nous constituent, les sentiments profonds qui nous animent (et parfois nous dominent) ? Vers quoi chacun d'entre-nous tend, selon quels modèles et quelle ligne directrice ? Que désirons-nous et qu'espérons-nous ? voici quelques-unes des questions que soulèvent cette lecture.

En 1956, trois ans après avoir écrit Les Souterrains, et suite au rapport Khrouchtchev dénonçant les crimes de Staline, Jorge Amado quittait le Parti communiste sans pour autant renoncer à défendre l'idéal pour lequel il y avait adhéré : une société sans classes, égalitaire et pacifiste. Mieux, en se consacrant exclusivement à son travail d'écrivain désormais affranchi des dogmes, Jorge Amado ne trahira ni le peuple ni sa cause, mais les épousera d'un même mouvement, en ajoutant au tragique de certaines situations la drôlerie des individus et sa propre fantaisie. Au fil des années son tempérament foncièrement libertaire ira s'épanouissant, mais il restera toute sa vie un homme-de-gauche, désaffilié du Parti mais toujours ancré dans ses traditions, un peu à l'image des deux personnages de son roman suivant, Nacib et Gabriela, qui après s'être mariés, puis séparés, finissent par redevenir amants, mais dans une libre relation, sans exigence de fidélité ni d'allégeance d'aucune sorte.

(*) Hermes Resende = Gilberto Freyre / Marcos de Sousa = Oscar Niemeyer / Shopel = Augusto Frederico Schmidt / Cicero d'Almeida = Caio Prado Júnior / Apolinário = Apolônio de Carvalho / Saquila = Herminio Sacchetta / etc.

Une toile de Clóvis Graciano (1907-1988)
Extraits :

Trois considérations sur l'amour (Manuela / Marieta / Mariana) :

Manuela était nerveuse [...] Elle savait, et d'une manière totale, qu'elle allait se donner à Paulo. Elle ne doutait pas de ses promesses de mariage ni de son amour et ne considérait pas ce don de soi comme un sacrifice. Mais elle avait été élevée dans le sentiment que le mariage doit précéder le lit et elle avait du mal à accepter cette idée nouvelle, que Paulo répétait à chaque instant. Que dirait Lucas [son frère] s'il venait à l'apprendre ? Que dirait tante Ernestina et les vieux grands-parents ? Mais elle comprenait qu'il lui était impossible de résister plus longtemps, elle ne trouvait même pas en elle le désir réel de le faire. Elle l'aimait d'un amour infini, un amour fou de jeune fille pauvre et modeste pour le prince charmant. S'il la désirait tant, pourquoi lui refuser ce qu'il demandait ? [...]
Je ne dois pas avoir peur, pense-t-elle, avoir peur de Paulo, être injuste envers lui, douter de ses sentiments, de son amour, de sa promesse de mariage. Il avait donné sa parole d'honneur qu'il se marierait aussitôt promu, que pouvait-elle désirer de plus ? C'était même injuste de sa part de se refuser à lui, injuste envers lui et envers elle-même, car Manuela sentait bouillonner dans son sang le désir d'être entièrement à lui, de le sentir comme une partie d'elle-même. Après la première [représentation], qui sait? Elle sourit, troublée à cette idée, ah ! quelle chose compliquée, l'amour ! Un mélange de joie et de crainte, de bonheur et de souffrance...
Marieta Vale, la femme enviée du millionnaire, pensait, elle aussi, pendant ses heures solitaires au milieu du luxe, des visites, des expositions, des soirées au théâtre et des fêtes, que l'amour était amer comme du fiel, qu'il était souffrance aiguë, tourment désespéré. Elle, elle s'en moque du mariage, des sentiments délicats, des mots romantiques, ses problèmes sont différents. L'amour pour elle ne signifie pas la même chose que pour Manuela, elle ne possède pas la même complexité de sentiments. L'amour n'est pas pour elle la vie matrimoniale, le dévouement à son mari, la lutte pour bien élever ses enfants. Elle n'avait pas acquis sa conception de l'amour au sein d'une famille petite-bourgeoise, débordant de religion et de préjugés. L'amour pour elle signifie la possession, la passion de la chair délirante, les rencontres clandestines dans les garçonnières, les fêtes arrosées au champagne, c'est un amour limité mais pour cela même d'une brutale violence. Le mot amour ne veut rien dire d'autre pour elle. Ce qui la rend folle et la fait le plus souffrir c'est de ne pas oser avouer à Paulo son désir. Le seul sentiment qui la fait reculer c'est la peur qu'il la trouve vieille, usée et maternelle et la repousse avec horreur. Pour elle, l'amour n'est pas source de joie, ne fait éprouver aucune douce sensation, aucune tendresse reposante. Si elle devait définir l'amour, elle dirait qu'il est d'abord désir violent et puis fatigue et lassitude, qu'il brûle comme le feu pour ne laisser que cendres, que le vent emporte avec le temps. C'est ce genre d'amour qu'elle rencontre autour d'elle, l'amour de ses amis, l'amour d'Henriqueta Alves Neto, la femme aux innombrables amants, l'amour de Susana Vieira, la demi-vierge aux nombreuses aventures, l'amour chanté dans la poésie chrétienne de Shopel, décrit dans les romans qu'elle lit, appris avec les gens qui l'entourent. Souffrance aiguë, tourment désespéré, lassitude mortelle le jour suivant. L'amour dénué de toute grandeur, même de cette grandeur médiocre faire de dévouement, de tendresse sirupeuse, de peur et d'espoir comme l'amour de Manuela pour Paulo.
Une autre femme soupire aussi d'amour [...], c'est Mariana, l'ouvrière, et pour elle aussi le mot amour veut dire autre chose encore. L'amour pour elle ne veut pas dire égoïsme ni désir avide et impératif. Son amour contient de l'admiration et de l'amitié, elle pense à João comme à un époux et à un amant, mais avant tout comme à un compagnon, son compagnon de chaque jour. Son amour est infiniment plus profond que celui de Marieta. Sa grandeur est bien au-delà du lit rêvé par Marieta, du mariage que Manuela attend si anxieusement, son amour embrasse les frontières de tous les sentiments, il est la vie dans toute sa plénitude et pour elle il signifie joie ardente, confiance absolue, il l'illumine et lui donne des forces. Cet amour ne lui apporte aucune souffrance, aucune douleur, ne lui fait pas peur, ne la fait pas pleurer ni désespérer, ne l'amoindrit pas comme Marieta, ne lui fait pas honte comme Manuela. Son amour lui donne des forces nouvelles pour son dur travail, son amour la rend meilleure chaque matin, peuple de beaux rêves ses nuits lasses, ses brèves heures de sommeil.

Une vision du bonheur :

Le journaliste était horrifié par le spectacle des travailleurs ignorants et pour la plupart malades, une humanité sous-alimentée, parlant une langue au vocabulaire très réduit, le dos courbé par une humilité née de la terreur. Un après-midi, il fit remarquer à l'historien Hermes Resende l'impressionnante réalité :
- Ils végètent... Quelle différence y a-t-il avec l'époque de l'esclavage ? A côté de l'abondance et du luxe de la maison des maîtres il y a un contraste frappant : la misère des colons...
Il raconta ce que l'un des métayers lui avait dit, en réponse à l'une de ses questions : toutes ces terres alentour, le village, les bois, les bêtes et même les gens appartiennent au colonel Florival.
L'historien expliquait :
- Même dans ces conditions misérables ils sont heureux.
- Heureux ? — s'étonnait le journaliste.
- Oui, mon cher, puisqu'ils ignorent qu'ils vivent dans la misère. C'est la conscience, la connaissance de la misère qui apporte la sensation du malheur. C'est le cas des ouvriers. Ils sont malheureux parce que l'agitation révolutionnaire leur donne la connaissance de l'exploitation dont ils sont victimes. Sans cela ils se seraient fait une raison et, par conséquent, ils seraient heureux. Voyez le cas des travailleurs ruraux. Ils se sont résignés et donc ils ne souhaitent rien de mieux, ce sont les seules personnes heureuses de ce pays. Enviables dans leur misère... C'est comme un mari trompé : il commence à être malheureux au moment où il apprend qu'il est trahi. N'est-ce pas ?
- Donc on peut conclure que le mieux est de laisser courir...
- Que faire d'autre ? La réforme agraire ? Leur donner des terres ? C'est transformer ces êtres frustes et sans complications en des hommes ambitieux et pleins de problèmes. Le morceau de terre que chacun d'eux recevrait ne leur apporterait pas le bonheur. Ils continueraient à vivre misérablement et ils auraient perdu leur innocence...
Le journaliste se gratta la tête :
- Vous avez peut-être raison...

L'arrestation de l'épouse et de l'enfant d'un dirigeant communiste :

Les têtes curieuses des voisins se montraient peureusement à travers les fenêtres entrouvertes. Quelques policiers gardaient encore leur arme à la main. L'enfant s'était remis à pleurer, le morceau de pain avait roulé dans la rue parmi les détritus et Josefa demanda :
- Je vous en prie, laissez-moi au moins donner quelque chose à manger à l'enfant, l'heure de son repas est passée.
- Un enfant de communiste n'a pas besoin de manger — plaisanta l'un des policiers.
Un autre poussa du pied le morceau de pain tombé par terre :
- Vous faites la difficile ? Prenez ce pain !
Une femme se pencha à la fenêtre de la maison d'à coté. C'était une grosse matrone aux cheveux en bataille:
- Voisine, je peux vous donner un peu de lait — Elle s'adressa aux policiers : — C'est inhumain d'emmener l'enfant sans lui donner à manger.
De l'intérieur de la maison quelqu'un s'efforçait de lui faire quitter la fenêtre, la femme tourna la tête :
- Laisse-moi ! Ça m'est égal qu'ils soient communistes, même s'ils étaient les pires des assassins, on n'a pas idée d'emmener un bébé en prison ? Et sans manger, qui plus est ? — Elle se pencha de nouveau à la fenêtre : — Attendez une minute, je vais apporter du lait — et elle disparut à l'intérieur de la maison.
Elle sortit tout de suite après, une robe sur sa chemise de nuit, portant un verre de lait qu'elle donna à Josefa en faisant une caresse à l'enfant [...] L'un des policiers dit à la femme :
- Un jour vous regretterez d'avoir porté secours à des communistes... Quand ils viendront et vous prendront tout...
La femme mit les mains sur ses hanches dans un geste de défi, le visage fier :
- Prendre quoi ? Comme si nous avions quelque chose, comme si le pauvre dans ce pays vivait dans l'abondance... Pire que ce qui est maintenant c'est impossible...
Josefa lui tendit le verre vide :
- Merci beaucoup.
Le flic poussait Josefa vers la voiture et criait à la femme :
- Fous le camp, grosse vache !
De l'intérieur de la maison on l'appelait avec des voix apeurées, mais elle resta sur le trottoir jusqu'au départ des voitures :
- Lâches ! Misérables !

Emigrantes, toile de Lasar Segall (1891-1957)



Une confrontation d'idées dans un parloir de prison (peut-être aussi l'amorce d'un débat intérieur à l'auteur) :

- Vous savez de quoi vous êtes accusé ?
- Je ne connais pas le dossier de l'accusation.
Le juge résuma brièvement les conclusions de la police. Il était de plus en plus nerveux en constatant que le détenu n'avait pas eu une connaissance préalable des chefs d'accusation et qu'il n'avait pas d'avocat. João lui fit remarquer chacune de ces illégalités et protestait contre toutes [...] Il fit de nouveau une profession de foi communiste, assuma la responsabilité de ses actes en tant que dirigeant régional du Parti, mais il refusa de donner des renseignements sur ses activités et celles de ses camarades. Il lut attentivement son témoignage avant de le signer et exigea deux ou trois corrections dans le texte dactylographié. Quand tout fit fini le juge, sur le ton de la conversation, lui demanda :
- N'êtes-vous pas avocat par hasard ? Vous pourriez en être un excellent.
- Je suis ouvrier — répondit João avec une note d'orgueil dans sa voix posée.
Le juge s'était remis de la première impression que lui avait donnée le détenu en constatant les sévices policiers, il était de nouveau possédé par le démon de la curiosité intellectuelle :
- Mais un ouvrier instruit, une exception dans votre milieu.
- Un jour viendra où tous les ouvriers seront instruits, quand ils seront avocats et juges.
Le juge sourit avec complaisance :
- Vous avez une grande imagination.
- Imagination ? En Russie c'est déjà comme ça et un jour ici ce sera la même chose.
- Me permettez-vous de poser quelques questions d'ordre personnel ? — demanda le juge. — Je suis passionné de psychologie et j'avoue ma curiosité pour votre cas. Qu'est-ce qui vous pousse à tant de dévouement, à tant de sacrifices ? Que voyez-vous dans le communisme ?
- Je ne fais aucun sacrifice, je fais mon devoir d'ouvrier, de dirigeant ouvrier, ce que vous appelez sacrifice est ma raison d'être, je ne pourrais agir autrement sans être dégoûté de moi-même.
- Mais pourquoi ?
- Depuis le moment où j'ai été convaincu de la vérité des idées que je défends je serais un misérable si je ne me consacrais pas à les propager, à lutter pour leur victoire, il me serait impossible de vivre en paix avec moi-même. Ni la prison ni les tortures ne peuvent me faire renoncer à mes convictions, ce serait comme renoncer à ma dignité d'homme. Je lutte pour transformer la vie de millions de Brésiliens qui ont faim et vivent dans la plus noire misère. Cette cause est si belle et si noble qu'un homme peut supporter pour elle la prison la plus dure et les sévices les plus sadiques. Ça en vaut la peine.
- Moi j'appelle ça du fanatisme — dit le juge. — On m'avait déjà raconté que vous étiez tous des fanatiques, maintenant j'en suis convaincu.
- Ce que vous appelez fanatisme, monsieur le juge, moi je l'appelle patriotisme et cohérence avec moi-même.
- Patriotisme ? — La voix du juge était presque une protestation. — Voilà une étange façon d'être patriote.
- Les anciens juges portugais ont dit la même chose à Tiradentes. Pour les rois du Portugal les hommes qui luttaient pour l'indépendance du Brésil étaient des fanatiques, mais ces fanatiques étaient sûrs de la justice de leur cause et cela leur donnait la force de continuer, de même que moi j'ai la certitude que ma cause est juste.
- Si c'était encore pour une autre cause... Mais le communisme... La liquidation de la personnalité, l'homme réduit à une pièce de la machine d'Etat. Vous ne pouvez pas nier qu'avec le communisme l'individu disparaît devant l'Etat, devenu le maître tout-puissant. C'est ce qui se passe en Russie où l'individu ne compte pas...
João sourit, ce n'était pas la première fois qu'il entendait ces affirmations :
- C'est au contraire dans le socialisme que l'homme peut développer sa personnalité. Je vois que vous ne connaissez pas tout ce qui concerne le communisme et l'Union Soviétique. Vous vous contentez du raisonnement des personnalités que vous appelez les élites : les classes dominantes, les riches. Nous faisons notre politique en fonction de millions d'exploités, ceux qui ne pourront développer leurs qualités d'homme que lorsque la classe ouvrière prendra le pouvoir. Un homme qui a faim dans une usine ou une fazenda n'est pas un homme libre.
- J'espère que vous ne voulez pas me convaincre que c'est avec la dictature du prolétariat que l'homme sera libre...
- Je ne veux pas vous convaincre de quoi que ce soit, monsieur le juge, il me suffit que les ouvriers me comprennent. La dictature du prolétariat libère l'homme de la misère, de l'ignorance, de l'exploitation, de l'égoïsme, de toutes les chaînes dont la dictature de la bourgeoisie et des grands propriétaires les entrave, ce que vous appelez démocratie et qui devient maintenant le fascisme. Démocratie pour un groupe et dictature pour les masses. La dictature du prolétariat c'est la démocratie pour le peuple?
Le juge eut un sourire contraint :
- J'ai déjà lu ça quelque part : "Un genre supérieur de démocratie..." C'est même amusant. Il n'y a pas de liberté d'expression, ni de critique, ni de religion...
- Vous êtes en train de décrire l'Estado Novo et non le régime socialiste — commenta João. — Dans un Etat socialiste comme la Russie il y a liberté d'expression, de religion, de critique, il suffit de lire la Constitution soviétique pour s'en rendre compte. La connaissez-vous ? Je vous en recommande la lecture, pour un juriste c'est primordial.
- La liberté en Russie... Liberté d'être esclave de l'Etat, de travailler pour les autres, liberté de ne rien posséder.
- Oui, la liberté d'exploiter les autres ou de posséder les moyens de production n'existe pas en Union Soviétique, mais elle existe ici, monsieur le juge, pour les riches et quelques autres. L'immense majorité des Brésiliens ne connaît que la liberté d'avoir faim et d'être analphabète et si on proteste c'est la prison, les coups, la cellule solitaire. Vous oubliez que vous parlez à un accusé, une victime de votre liberté. Vous vous contentez de la liberté de votre classe, nous, nous voulons la véritable liberté : liberté de l'homme qui n'a plus faim, de l'homme libéré de l'ignorance, de l'homme qui a un travail assuré qui lui permet de nourrir ses enfants. Ne parlez pas de liberté dans cette prison, monsieur le juge. Ici notre liberté ne vaut pas grand-chose, c'est abuser d'un mot qui pour nous a un sens bien concret.
- Il est impossible de parler avec vous, vous voulez imposer vos idées par la force.
- Par la force ? — sourit João de nouveau. — Attention, monsieur le juge, vous allez finir par affirmer que c'est moi qui ai rossé les policiers...
- Vous êtes un homme intelligent. — La voix du juge se fit avisée. — Il est même difficile de croire que vous êtes un ouvrier. Si vous abandonniez ces idées vous pourriez devenir un homme utile au pays, qui sait même si vous ne pourriez...
- Non, je ne pourrais, je suis communiste, je suis fier et orgueilleux de l'être. Je n'échangerais ce titre contre aucun autre. — Il regarda par la fenêtre les toits des maisons voisines. — Ecoutez, tel que vous me voyez ici, entre ces quatre murs, je suis plus libre que vous, même avec ces traces de coups je suis plus heureux que vous. Je n'aime pas être en prison, ni être rossé, j'aime marcher dans les rues, respirer l'air pur, mais malgré tout cela je ne me sens pas malheureux parce que je sais que l'avenir sera comme je le souhaite, le monde, pour mon fils, sera beau et joyeux et pour votre fils aussi, monsieur le juge, si vous en avez un. Vous aurez beau faire, c'est inéluctable. Demain il n'y aura plus de faim nulle part, tous les hommes sauront lire et écrire, la tristesse disparaîtra.
Il ne s'adressait même plus au juge, c'était comme s'il envoyait un message par-delà les murs de la prison. Même le greffier l'écoutait, intéressé. Après un moment de silence João regarda son interlocuteur :
- Bientôt vous vous en irez en toute liberté, vous rentrerez chez vous au sein de votre famille. Moi je retourne vers le secret de ma cellule, cependant je peux vous affirmer que je suis plus heureux et plus libre que vous.
Le juge secoua la tête :
- Il est tout à fait inutile de discuter avec vous autres...
Quand on emmena João le directeur de la prison commenta :
- Ils sont tous comme ça, ils ne perdent pas une occasion de faire de la propagande, on dirait qu'ils ont suivi des cours d'éloquence, ils abusent beaucoup de monde, même celui qui n'a pas les yeux dans sa poche peut se laisser tromper.
Le juge se leva :
- Il est vrai qu'il est tout de même étrange d'invoquer la liberté ici, de défendre ce concept devant un prisonnier, sans parler des méthodes de la police. Ce qu'ils ont fait à cet homme est une absurdité. Pourquoi ?
- Si on ne les rosse pas ils n'avouent rien et même en les frappant il est bien rare qu'ils le fassent. Les communistes ne sont pas des hommes comme les autres.
- Oui, en effet, ils ne sont pas comme les autres...
Il le répétait en son for intérieur en marchant dans la rue. Les choses pour lesquelles cet homme luttait pouvait n'être qu'un rêve, mais il était impossible de nier que ce rêve avait sa beauté et sa séduction. Il pensait au visage abîmé couvert d’ecchymoses violacées. Pourquoi fallait-il employer la force brutale contre ces idées sinon parce qu'on n'avait pas d'arguments à leur opposer ?

Et en guise de conclusion :

- [...] J'ai connu des gens qui sont venus au Parti le cœur plein de haine pour la vie et pour leurs semblables, la haine était le seul sentiment qui les avait conduits jusqu'à nous. J'en ai connu plusieurs, aucun n'est resté longtemps au Parti. Il n'y a que la haine de classe qui est légitime, la haine contre l'exploiteur, mais cette même haine implique l'amour pour les exploités, vous comprenez ?

(Traduction d'Isabel  Meyrelles)

On trouvera ici quelques vieilles coupures de journaux français évoquant les affaires du Brésil (1920-1942).

Et tous les passages des Mémoires d'Amado (Navigation de Cabotage) ayant trait à son engagement politique, ses doutes, ses espoirs, sa désillusion (1951-1957).

3 commentaires:

  1. Bonsoir!

    Je découvre votre blog. Merci, mille merci pour ces extraits de "les Souterrains de la liberté" que je n'ai pas encore lus. Jorge Amado est un auteur que j'admire pour son militantisme et l'attention qu'il porte dans ses livres à la classe ouvrière, sa défense des ouvriers et des paysans opprimés et exploités par les gros propriétaires fonciers et les patrons capitalistes, sa dénonciation du racisme.

    Cordialement,
    Mohamed Walid Grine

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    1. Aux titres de la librairie et de Bruno (que j'usurpe ici), je vous remercie pour votre message. Votre soutien nous est rare, et d'autant plus précieux

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    2. Bonjour !

      A mon tour de vous remercier pour votre message réconfortant à plus d'un titre...

      Bien qu'à mon sens elle ne soit pas complètement dissociée, il est de tradition de décomposer l'oeuvre de Jorge Amado en deux parties : la "légère" et l'"engagée". Et force est de constater que celle qui a le mieux résisté au temps, c'est la "légère" (Dona Flor, Gabriela, etc), quant à l'"engagée", accusée à tort de manichéisme et autres fariboles par des anti-communistes primaires mais archi-dominants, eh bien elle n'est plus rééditée depuis bientôt 30 ans (Les souterrains). Et ce qui est dommage, c'est qu'au seul prétexte des goulags soviétiques, de nombreux livres d'auteurs "communistes" sont, pour ainsi dire, passés au pilon alors qu'ils ne font que défendre les valeurs de solidarité, qu'ils promeuvent les luttes contre le racisme, contre l'exploitation de l'homme par l'homme, etc...

      Jorge Amado était un humaniste et Les souterrains de la Liberté est assurément l'un de ses meilleurs livres, le genre de livres qui, s'ils étaient mieux mis en avant auprès du grand public, éviteraient peut-être à nos sociétés de sombrer dans quoi elles sombrent...

      Bien cordialement,
      Bruno

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