Mort de phtisie à l'âge de 24 ans après avoir été amputé d'un pied, le génie précoce et les sentiments passionnés, si certains aspects de la vie éphémère d'Antonio de Castro Alves font parfois songer à celle de Rimbaud — son contemporain —, c'est cependant dans les vers de Victor Hugo — son maître —, que cette grande figure de la poésie brésilienne a puisé l'essentiel de son inspiration. D'Hugo et de ses Contemplations, qu'Alves a traduit, lui viennent en effet son lyrisme amoureux et son engagement social en faveur de la République et contre l'esclavage. D'Hugo aussi, bien évidemment, le romantisme des Lumières, les envolées quasi-messianiques et cette grandiloquence un peu désuète aujourd'hui, mais qui, replacée dans le contexte historique de l'époque, peut encore procurer aux lecteurs quelques doux frissons : un tremblement d'âme, dirait sans doute le poète.
Il faut imaginer ici Castro Alves, jeune homme d'à peine vingt ans, le
teint pâle, les cheveux longs, les yeux immenses et noirs, l'imaginer debout sur
une estrade improvisée, puis l'entendre clamer les strophes du Bateau Négrier
devant une foule partiellement composée de riches commerçants et de
propriétaires fonciers, tous maîtres et possesseurs de terres, de bêtes à cornes et
d'hommes à peau noire. Le souffle ardent, Castro Alves les prend alors à
partie, dénonce les mauvais traitements, l'injustice, l'infamie à laquelle ils
se livrent jour après jour, depuis celui où l'esclave a été arraché à sa terre
jusqu'à celui où il mourra d'épuisement ou de sévices infligés par le
contremaître. Rassemblé sur la place publique, le peuple, attentif, écoute le
poète avec son cœur, boit chacune de ses paroles et, bientôt ivre d'espoir,
l'applaudit puis l'acclame en criant : Liberdade ! Liberdade ! Et il en sera ainsi
partout où passera Castro Alves durant sa courte vie. De São-Paulo à Rio et de
Recife à Bahia, partout où sa voix claire et puissante s'élèvera pareille au
tonnerre, partout son écho retentira dans des milliers de poitrines toutes
avides d'un même idéal. Et si d'autres qu'Alves ont eux aussi embrassé la cause
abolitionniste, nul mieux que lui n'a su insuffler à son chant une force de
conviction telle qu'il s'imposa à tous comme une incontestable évidence ;
peut-être parce que ce sont toujours les plus libres des hommes qui parlent le
mieux de la liberté, tout comme ce sont les plus amoureux d'entre-eux qui
glorifient le mieux l'amour, l'autre versant d'Antonio de Castro Alves.
Le dîner (Toile de J.B. Debret) |
L'introduction :
Jorge Amado (1941) |
[...] Dans ce théâtre de la ville haute tu as entendu une fois jouer un
grand orchestre. Te souviens-tu du moment où les musiciens se joignirent tous en
un effort suprême et jouèrent de leurs instruments avec une grande virtuosité
une note plus haute que les autres, la plus belle de toutes, une note qui
s'attarda à résonner dans la salle même après la sortie des spectateurs ? Castro
Alves a été comme cela. Il y a des moments où toutes les forces d'une nation se
conjuguent, et, comme une note plus haute que les autres, apparaît, tranquille
et terrible, diaboliquement beau, juste et vrai, un génie. Il naît des désirs du
peuple, de ses besoins. Et plus jamais il ne meurt, immortel comme le
peuple.
Celui dont je vais te raconter l'histoire, fut aimé et aima beaucoup de
femmes. Des blanches, des juives et des métisses, timides ou hardies, sont
venues se réfugier dans ses bras et dans son lit. Pour une seule cependant il
garda ses meilleures paroles, les plus douces, les plus tendres, les plus
belles. Cette fiancée a un joli nom, petite amie : elle se nomme liberté.
L'amour de Castro Alves pour l'actrice Eugénia Câmara (et celui d'Amado
pour Zélia Gattai) :
Eugénia Câmara |
L'amour de soi et le malheur des autres :
Castro Alves |
En 1863 le jeune garçon de seize ans dessine, fait des vers, fume dans son
hamac et souffre. Tout est ténèbres devant lui, il ne sait pas où aller. De
longues plaintes d'esclaves montent depuis le plus profond des moulins à sucre
de Pernambuco. Ce ne sont pas des hommes mais des animaux qui s'achètent et se
vendent, de la viande qui change de propriétaire, du bétail pour le commerce. Il
y a des enfants et de belles filles, des vieux aux cheveux crépus tout blancs,
de vieilles femmes aux seins flétris qui nourrissent des générations d'hommes.
Sont-ils vraiment des hommes ? Alvares de Azevedo ne le croit pas, il croit que
ce sont des bêtes de somme qui ne méritent pas un vers. Qu'étaient-ils devant
l'éternité et le mystère de la mort, devant les subtiles souffrances de
l'artiste ? Ah ! Que vaut la malheureuse vie d'un nègre, que valent les traces
de fouet sur son dos, que valent ses larmes, si l'artiste a un problème qui le
fait souffrir et lui fournira le thème d'un sonnet précieux ? Fermons les yeux
devant tout cela, penchons-nous sur nous-mêmes, sur notre malheureuse condition
d'hommes, c'est ce que veut nous enseigner la voix qui vient de São Paulo, si
tristement belle. Castro Alves écoute cette voix, le jeune homme à la vie grise
pleine de drames familiaux a aussi ses problèmes d'artiste. Mais, amie chère, la
voix qui vient des cabanes des Noirs est la plus forte, elle traverse Recife,
survole la mer, se meurt sur les rochers caressés par le vent. Cette voix
demande justice et liberté, cette voix demande vengeance. Les hommes passent,
indifférents, comme ils passeraient devant un troupeau mugissant. Il faut que
quelqu'un donne la force convaincante de la beauté à cette voix vraie. Il faut
que quelqu'un transforme ces plaintes et ces rugissements en une clameur si
puissante que les hommes s'arrêtent et voient que ce ne sont pas des bêtes qui
souffrent mais des hommes comme eux, seulement plus malheureux.
Le Bateau Négrier, de Jorge Amado (Livraria Martins Editora, 1941)
Traduction française d'Isabel Meyrelles (Editions Messidor, 1988)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire