« ... c'est dans le principe de
la grande propriété foncière, dans la mauvaise répartition des domaines, dans
le monopole de la terre, que l'on peut trouver la cause fondamentale du retard,
de la misère et de l'ignorance de notre peuple. » (Luis
Carlos Prestes, en 1946, lors d'un discours à la Chambre)
Juin 1946. Alors qu'il vient d'être élu député à
l'Assemblée nationale — mais s'apprête à connaître une nouvelle période d'exil
et de vie clandestine —, Jorge Amado achève la rédaction des Chemins de la
Faim, l'un de ses livres les plus traduits et les plus largement diffusés dans le
monde, sans doute parce que l'un des plus émouvants de toute son oeuvre.
Paru au Brésil sous le titre Seara Vermalha (Moisson
Rouge, rouge du sang abondamment versé, puis rouge comme une levée
d'étendards marqués de la faucille), le roman se divise en deux parties bien
distinctes, avec beaucoup de violence dans la première et la seconde, mais celle-ci
toutefois tempérée par une petite lueur d'espoir. Il retrace tout d'abord le périple
d'une famille de paysans expulsés de la plantation où ils s'échinaient depuis
vingt ans et qui se voient donc contraints à rejoindre São Paulo, en traversant
à pied l'enfer de la caatinga. Commence alors pour ces treize migrants (en
comptant l'âne et la chatte) une succession d'épreuves si terribles que seuls
quatre d'entre-eux parviendront au bout du voyage, les uns mourant de faim, de
soif ou d'épuisement, les autres de maladie ou d'empoisonnement. L'écriture est
sèche, presque dure, elle prend vraiment aux tripes.
Dans la seconde moitié du livre, Amado nous présente
les différentes réponses possibles à la tyrannie des puissants, en décrivant
les trajectoires de trois des fils partis du foyer familial quelques années seulement avant l'exode de leurs parents : João, le soldat mystique, José, le
bandit de grand chemin, et Juvencio, le militant communiste, ce dernier ayant
bien évidemment toutes les faveurs de l'auteur. C'est le héros masculin des Chemins
de la Faim. Il est fort, courageux, combatif, tout comme sa mère,
Jucundina, l'autre figure emblématique du roman, une femme de caractère qui
souffre, espère et, malgré les revers endurés, continue de lutter jour après jour pour
préserver les siens.
On signalera enfin que cette lecture permet
également d'approcher certains épisodes de l'histoire brésilienne, tels que la
révolution constitutionnaliste de 1932 et l'insurrection (ratée) de 1935, aussi
le mouvement des cangaceiros et l'agitation messianique du Nordeste, l'une et
l'autre sévèrement réprimés par les autorités.
Extraits :
Avant l'exode :
La vie était dure pour tout le
monde ; en plus du jour de travail gratuit qu'exigeait leur contrat, les
métayers devaient céder à la plantation la moitié de leur farine, de leur maïs
et de leur patate douce. Mais ni les enfants qui succombaient, ni les maladies
qui se succédaient, ni l'éternel manque d'argent n'arrivaient à attrister
Ataliba. Il était né joyeux, il aimait les fêtes, les réjouissances et, en
vieillissant, il n'avait pas changé. Au contraire. Même pendant les années les
plus difficiles, même cette fameuse année de la sécheresse où toutes les
cultures avaient roussi, et qu'ils étaient restés endettés jusqu'au cou, même
alors Ataliba avait célébré la Saint-Jean, qui était le jour de la fête de sa
femme, Joana.
[...] Les notes de l'accordéon
avaient fait taire les grillons du sentier. Dans le groupe, formé de plusieurs
hommes et de quelques femmes, les conversations et les éclats de rire cessèrent
aussi. Bastiao avait commencé à jouer. Elle était ancienne et démodée, cette
polka, mais là-bas, au bout du monde, les choses mettaient longtemps à venir,
et les airs de danse aussi.
La traversée du désert :
Aride et inhospitalière, s'étend
la caatinga. Dans ce sertao sec et sauvage comme un désert
d'épines, sur des lieues et des lieues, ne s'élèvent que de rares arbustes.
Sous le soleil brûlant de midi, des serpents et des lézards se glissent entre
les pierres. Ce sont des lézards énormes, immobiles, ils semblent dater du
commencement du monde, avec leurs yeux fixes sans expression, comme des
sculptures primitives. [...] Les rideaux d'épines qui s'entrecroisent dans la caatinga
forment un désert infranchissable [...] on n'y trouve pas un seul chemin, même
rudimentaire, pas un arbre à l'ombre reposante, pas le moindre fruit juteux.
Seules quelques umburanas s'élèvent de temps à autre, rompant la
monotonie des arbustes de leur présence amie et accueillante. Autrement, on n'y
voit guère, à l'infini, que des cactées de toutes espèces, des favelas,
des mandacarus, des columbis, des quichabas, des croas,
des couronnes-de-pères, avec, au milieu de toute cette âpreté, surgissant comme
une vision miraculeuse, la fleur d'une orchidée. Un enchevêtrement d'épines,
inextricable. Sur des lieues et des lieues, à travers tout le Nord-Est, s'étend
le désert de la caatinga. Sans routes, sans chemins, sans sentiers, sans
nourriture et sans eau, sans ombre et sans ruisseaux, impossible à traverser.
La caatinga du Nord-Est.
Pourtant, sillonnant ce désert
dans tous les sens, voyage une foule innombrable de paysans. Des hommes chassés
de chez eux par les grands propriétaires et par la sécheresse, expulsés de
leurs maisons, des hommes sans travail qui descendent vers Sao Paulo, eldorado
de leur imagination. Ils viennent de toutes les régions du Nord-Est pour faire
ce voyage aux sombres surprises, les pieds chaussés de sandales de cuir, ils
coupent la caatinga, ils se frayent un chemin à travers les épines, ils triomphent
des serpents perfides, ils surmontent la soif et la faim, les mains écorchées,
les visages déchirés, les cœurs au désespoir. Ils sont des milliers et des
milliers qui se succèdent sans trêve.
[...] Les urubus, derrière
eux, n'eurent pas grand mal à remuer le peu de terre qui recouvrait le corps de
Dinah. Eux non plus ne trouvaient pas grand chose à manger dans cette caatinga
aride et déserte. Bruyants et querelleurs, ils foncèrent en bande sur le
cadavre, échangeant des coups de bec. Jéronimo qui marchait en avant, et qui ne
voyait plus dans le ciel les rapaces suivre leur caravane, devina ce qui se
passait. Joao Pedro, lui aussi, savait qu'ils étaient en train de dévorer le
cadavre de sa femme. Mais il n'avait pas le courage de revenir sur ses pas, de
perdre plus de temps, il était à bout, il n'avait plus la force de souffrir,
plus de larmes à verser. Peu à peu, ils s'étaient persuadés qu'aucun d'eux
n'arriverait au terme du voyage, qu'aucun d'eux ne verrait la prospérité qui
régnait à Sao Paulo. Mais ils avançaient toujours, car cela aurait été pire de
retourner en arrière. Et retourner où, puisqu'ils n'avaient plus ni pays, ni
maison, ni champ de manioc, ni champ de maïs ?
Au milieu de l'après-midi, les urubus
les rejoignirent et recommencèrent à voler en cercles autour d'eux.
L'arche de Noé :
[...] Une rumeur de sanglots et
de gémissements parcourt le navire. En première classe, on joue du piano et
l'on rit. Là, on ne mange pas seulement du poisson, on y sert de la viande, du
pain à volonté, du café au lait, personne n'est tombé malade. La vie des
pauvres, c'est ça... et Jucundina se demande pourquoi il naît des gens pauvres,
si c'est pour souffrir autant ! Qu'il s'agisse d'eux pendant cet exode, ou de
ces marins que les perches appuyés sur leur poitrine sanglante rendent
infirmes, c'est la même misère. Ce monde est mal fait, il est plein
d’injustice, il doit finir. Et il va sûrement finir, il est près de la fin, le
saint le dit, la sainte le dit, et leurs voix sont entendues dans tout le sertao,
où les joueurs de guitare aveugles, les bandits les plus courageux et les
femmes les plus malheureuses répètent que la fin du monde est proche et que les
souffrances vont s'achever.
[...] Quand il partait le matin
vers les champs, la faux sur l'épaule, il marchait comme un esclave qui aurait
traîné des chaînes aux pieds. Cette terre ne leur appartenait pas, et même leur
droit sur les récoltes de maïs et de manioc pouvait leur être contesté à
n'importe quel moment par le colonel. Le jour de travail gratuit pour la
fazenda lui semblait être de l'exploitation. Cela ne suffisait-il pas,
d'être obligés de vendre les produits du champ au colonel, au prix qu'il
avait fixé, et d'acheter au magasin tout ce dont ils avaient besoin ? Il
entendait des histoires de terres volées, de crimes, de paysans tuant des
propriétaires, s'enfuyant dans les bois, de types condamnés à de longues
peines, allant à Fernando de Noronha. C'était une soif de vengeance et de
justice qui l'avait déterminé à partir. Lucas Arvoredo, avec sa horde de
bandits, lui apparaissait comme le vengeur héroïque des paysans du sertao.
C'était lui qui avait raison. S'ils devaient travailler jour et nuit pour une
plantation, naître et mourir sur la bêche, sans aucune autre perspective, alors
mieux valait tout lâcher, prendre une carabine, et aller récupérer dans les
fermes et dans les villes ce qui leur était dû.
Le buisson ardent :
[...] Il assuma toute la
responsabilité du soulèvement et, malgré les châtiments et les tortures, il ne
répondit rien de plus aux questions qu'on lui posa et aux provocations qu'on
lui fit. Sa déposition fut réduite à la phrase suivante : « N'a rien déclaré. »
Le jeune paysan du sertao qui s'était enfui de chez lui pour entrer dans
la bande de Lucas Arvoredo avait fait son apprentissage dans la ville et était
devenu le leader des hommes révoltés. Parfois, en prison, il pensait au sertao,
aux paysans, à Lucas Arvoredo, à son frère José qui avait suivi le cangaceiro.
Cela avait été la même impulsion de révolte, la même soif de justice qui
l'avait arraché à ses champs. Seulement lui avait eu plus de chance et, au lieu
du groupe de cangaceiros, il avait rencontré le Parti qui avait donné un
sens à sa rébellion.
Jorge Amado : Les
Chemins de la faim (1946)
Traduction : Violante do Canto
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