« Le mât de
cocagne n’est ni une chronique historique, ni un roman à clés, ni une œuvre
d’origine autobiographique. Les évènements et les personnages de ce récit appartiennent à la pure fiction […] »
Il est bien
connu que plus un auteur souligne le caractère fictif de son livre et plus les
éléments autobiographiques y foisonnent. La suite :
« […] Toute
ressemblance avec des êtres, des animaux, des arbres, vivants ou ayant vécu,
toute similitude, proche ou lointaine, de noms, de situations, de lieux, de
systèmes, de roues dentées de fer ou de feu, ou bien avec tout autre scandale
de la vie réelle, ne peuvent être l’effet que d’une coïncidence non seulement
fortuite, mais proprement scandaleuse. L’auteur en décline fermement la
responsabilité, au nom de ce que des esprits éclatant de rigueur et de
tendresse ont appelé les droits imprescriptibles de l’imagination »
Voilà d’emblée
de quoi mettre un lecteur en appétit. Ça pétille, c’est léger et c’est drôle,
ça fond dans la bouche avec une pointe de vanille et un petit brin d’acidité,
ça ravit aussi les naseaux et les mirettes jusqu’à l’arrière-boutique. La
preuve en page vinte :
« Henri Postel évita la rue principale de Tête-Bœuf, populeuse et jacassante. Il
s’engagea dans un dédale de corridors qu’il semblait parfaitement connaître. De
partout, dans les cours sans clôtures, montait vers lui, pénétrant dans son
nez, sa bouche, ses yeux, l’odeur propre au quartier, faite de fritures, de
fientes de poules, d’urine, de crotte d’animaux, de latrines pleines de
matières végétales en putréfaction, de résine de pin qui brûle et de lampe à
kérosine qui charbonne. C’était la senteur des débuts de soirée. Plus tard, à
ce bouquet s’ajouteront la térébenthine, l’encens, l’assa-fœtida, les infusions
de feuilles d’oranger ou de corossolier, le parfum du gingembre et du
petit-baume. Vers minuit, avec la sueur des couples qui ont fait l’amour, la
brise marine et l’aigreur des adolescentes qui dorment les cuisses écartées,
cet éventail d’arômes ouvrira à l’odorat un nouveau palier d’aventures. Postel
avait l’habitude de mesurer la nuit à ses divers relents. Rien qu’à humer
l’air, il savait qu’en ce moment la demie de sept heures n’avait pas encore
sonné au clocher des Sœurs de la Sagesse. »
Jusqu’alors,
pour moi, Haïti n’était qu’un confetti sur la planisphère, une île perdue sur
la mer Caraïbe, avec une langue, le créole, et une capitale, Port-au-Prince.
C’était aussi les Duvalier père et fils, les Tontons Macoutes, le Père Aristide
et le séisme de l’hiver 2010. Quoi d’autre ? un pays de cannes à sucre et
de taxis tap-tap, de Mardi gras endiablés et de rituels vaudous, Baron-Samedi
et zombies z’errants.
Aujourd’hui, pou
mwen, Haïti c’est misyé Depestre, poète-écrivain-mulâtre, né à
Jacmel en 1926, bientôt 87 ans mais toujou bon pié bon zié.
En creusant un peu la bio du bonhomme, on s’aperçoit qu’il n’a pourtant passé que le premier tiers de sa vie en Haïti - c’est dire l’importance des racines - et tout le second à bourlinguer d’exil en exil à travers un monde qu’en bon communiste il espérait changer. Le dernier tiers de sa vie nous amène en 1978, année où il se pose à Paris-Orly en provenance de Cuba. Il a 52 ans révolus, une femme et deux enfants, un bureau attitré qui l’attend au siège parisien de l’UNESCO et surtout l’envie de se fixer enfin dans un pays doté d’un régime politique non moins tempéré que son climat : la France. Le voilà donc qui débarque en démocratie par un matin d’automne, avec dans ses malles de vagabond défroqué le fouillis des vieilles illusions et de la nouvelle espérance : l’écriture, sa passion de toujours mais à laquelle il souhaiterait désormais consacrer librement l’essentiel de son temps. A son actif déjà, pas moins d’une dizaine de recueils poétiques, la plupart couronné de succès, et les deux-cent feuillets d’un manuscrit ronéotypé à La Havane : La Cucaña, une fable tragi-comique où s’entremêlent les expériences cubaine et haïtienne du bonhomme.
En deux mots, l'histoire de ce roman est celle du duel à distance auquel se livrent le dictateur d'une île tropicale et son principal adversaire, l’ancien sénateur Henri Postel. Ce dernier, pour s’être opposé au tyran cinq ans plus tôt s’est vu condamner à l’impuissance, je ne dis pas comment, juste qu’il s’empâte et s’épaissit depuis lors derrière un comptoir d’épicier, coincé entre des mottes de beurre et des paquets d’harengs saurs. Oubliés depuis longtemps les discours enflammés tenus à la tribune du Sénat, enterrés les projets, les programmes, les résolutions : de corps et d’esprit, Henri Postel n’est plus que l’ombre de ce qu’il fut, c’est un homme vidé, brisé, anéanti, qui s’adonne à l’alcool et à la paresse, autant dire un mort-vivant. Et puis, tandis qu’il s’apprête à quitter clandestinement son île, voilà que surgit soudain devant lui un immense poteau autour duquel s’attroupent les badauds : c’est le mât de cocagne. Réduit à devenir un objet de foire et de curiosité, ce gigantesque tronc d’arbre à la sève hier encore débordante a perdu aujourd’hui sa vigueur. Abattu, écorcé, émondé, l’épineux, ou le feuillu, va savoir, n’a même plus l’apparence d’un arbre, tout comme Henri Postel et ses concitoyens n’ont plus apparence humaine depuis qu’ils ont renoncé à lutter contre l’imperator. Une évidence s’impose alors presqu’aussitôt à l’esprit du sénateur déchu : inscrire son nom à l’épreuve du mât suiffé, histoire de prouver à chacun, et d’abord à lui-même, qu’il n’y a de vaincu que celui qui croit l’être.
Le
surlendemain, jour de fête nationale, la foule se presse, nombreuse et dense, au
pied du géant totem. En tribune officielle et costume d’apparat, le
gouvernement, au complet et sous bonne garde, se pavane devant les
photographes. Un peu à l’écart, assis sur un banc, les huit candidats retenus
pour le concours s’évaluent du regard : sept merveilleux athlètes, le
corps taillé pour l’effort, les muscles souples et puissants, le souffle
profond, les reins solides : des Hercule de foire. Sept ! Plus un
quinquagénaire ventru mais ô combien déterminé : Henri Postel. Après
avoir courue la ville de bouche à oreille la rumeur de sa participation, à
présent confirmée, alimente les conversations du public : Pourquoi, comment,
qu’est-ce que cela veut dire ? On s’interroge encore entre soi cependant
que le premier des huit concurrents s’élance déjà vers le mât en crachant
dans ses mains et en roulant virilement des biceps. Ainsi débute le tournoi. Il
va durer deux jours et une nuit.
En l’espace de
ces quelques heures bien des choses vont se passer, je ne dis pas lesquelles,
sauf qu’elles sont l’occasion d’acrobaties sportives, de scènes érotiques et de
pratiques vaudous toujours aussi peu crédibles pour qui descend des Lumières.
Mais ici, en terre d’esclavage, sorts et contre-sorts participent de la vie
sociale depuis deux ou trois siècles. Rien n’est plus banal, dans ce pays de
sorciers, que le maniement des philtres et les appels aux divinités :
Papa-Loko, Mami-Wata, Cousin-Zaka, Erzili-Freda… les dieux et les démons sont
légion là où la misère est reine et la tyrannie prospère. Henri Postel, lui, ne
croit pas à la magie. Ou plus exactement il ne croit ni aux maléfices ni aux
incantations, mais il reconnaît cependant à ces superstitions une capacité à
influer le réel, par la fascination qu’elles exercent sur la population, comme
par la peur ou l’espoir qu’elles suscitent en son sein. Il n’a beau croire
qu’en la seule force de ses bras, il n’empêche qu’autour de lui des énergies se
libèrent et des soutiens s’organisent au nom d’une foi qu’il ne partage pas mais qui le propulse pourtant jusqu’au sommet du mât. Un triomphe !
qu’Henri Postel ponctue d’un rire nietzschéen et d’un jet de mitraille à
destination du tyran. Raté ! Dommage. Posté sur le toit de la tribune
officielle, un sniper vise et tire à son tour. Un seul coup suffit. Et c’est la
fin d’Henri Postel. Son combat, sa victoire, sa mort appartiennent désormais à
ses partisans. A ses lecteurs aussi.
(Un livre envoûtant dont il est quasiment impossible de faire le tour, tant sont
nombreuses les lectures possibles, et innombrables leurs interprétations.
Phallique par excellence, le mât de cocagne regorge bien évidemment
d’images sexuelles, mais il peut être également symbole du roman lui-même et
des efforts de l’auteur pour le mener à son terme. Quant à l’aspect politique
du livre, il est à la fois essentiel et pour ainsi dire anecdotique, prétexte à
une prose jouissive et débridée où le réel s’efface au profit du merveilleux.
Difficile en effet de ne pas voir, à travers les aventures et la mort d’Henri
Postel, les désillusions politiques de René Depestre, sa volonté d’en finir
avec les chimères socialio-libéro-capitalo-marxiste et son désir de
renouer avec la seule utopie digne d’un homme : l’amour)
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