Loin de moi l'idée de comparer deux systèmes politiques sans
doute aussi totalitaires l'un que l'autre —nazisme et communisme—, ni de soupeser
comme le font certains les crimes d'Hitler et ceux de Staline, souvent à seule
fin de montrer que la balance s'équilibre, que c'est l'exacte même chose :
pourritures en tout point semblables, air dégoûté et sous-entendu implicite : Mélenchon/Le Pen = blanc-bonnet/bonnet-blanc... D'accord ? M'ouais ! Sauf qu'on
ne rejoint pas les rangs du Front de Gauche pour les mêmes raisons qu'on
rejoint ceux du FN. Et qu'hier non plus les motivations d'un militant nazi n'étaient
pas vraiment analogues à celles d'un militant coco. Entre ces deux hommes,
parfois si jumeaux d'apparence, beaucoup plus qu'une simple nuance : opposition radicale et presque antithétique. Ah, l'homme ! sa vérité
profonde et son essence ultime — celles qu'on finit toujours par trouver quand
on creuse en-deçà du système derrière lequel ce malheureux s'abrite —,
l'humain ! c'est ça qui compte.
Elections législatives de 1945 |
Militant communiste, Jorge Amado l'a été de 1932 à 1956. On
ne peut plus nobles les raisons qui l'y ont poussé et on ne peut plus cher le
prix qu'il lui en a coûté. Non pas l'exil, la prison, les livres interdits ou même
brûlés publiquement, mais l'immense désillusion de quiconque a beaucoup trop espéré.
Entre l'année où Jorge Amado prend connaissance des
tortures à Budapest, des purges tchèques ou encore de l'antisémitisme en Russie,
et l'année où il rompt avec le Parti, il s'écoule cinq ans : le temps qu'il lui
aura fallu pour solder ses comptes. Aurait-il pu rompre plus tôt ? Il faut
croire que non. Et s'il est difficile d'expliquer ici ce qu'il ne s'explique
pas lui-même, on peut cependant s'en faire une vague idée en lisant certains passages
de son avant-dernier livre, Navigation de Cabotage, publié en 1992, à l'âge
de 80 printemps :
Budapest, 1951 - honneur et
orgueil
Je me trouve à Budapest qui est en effervescence, en plein procès Rajk,
les procès de l'ère stalinienne vont se répéter maintenant de pays en pays,
dans toutes les démocraties populaires. La rupture entre Tito et Staline a
donné le signal des grandes purges, le Saint-Office communiste commence son
inquisition. Crédule, inconditionnel, je crois aux histoires de complots et de
trahisons, je vois en chacun des accusés un ennemi juré de la Révolution, de la
classe ouvrière, de la splendeur des lendemains.
A la terrasse du bar quelques amis se retrouvent pour boire avec moi,
parler, saluer le camarade brésilien, écrivain bien vu des lecteurs [...] La
discussion du procès Rajk supplanta les banalités littéraires, la misère du
tiers-monde, l'érotisme des femmes tropicales, le ton monta.
Le jeune poète s'échauffe [...] Il dit que la confession d'un
des accusés — de tous, m'apprend-on ensuite — a été arraché sous la
torture par la police politique. Torture ? Je dois avoir mal entendu, il
n'a certainement pas parlé de torture, qu'a-t-il dit ? — j'interroge, anxieux,
à l'agonie. Mon honneur et mon orgueil consistent à savoir, avec une certitude
absolue, que dans un régime communiste, dans une société socialiste, jamais, au
grand jamais, un prisonnier ne pourra être soumis à la torture :
intellectuelle, morale, encore moins physique. Ma stupéfaction, mon effroi
provoquent les sarcasmes, on raille ma sainte ingénuité, je dois être le
dernier des crétins, qui ne sait que la torture fait rage ?
Anéanti, j'écoute de la bouche des présents, dans le bruit confus de la
langue hongroise, dans la traduction implacable, des histoires à faire frémir,
des détails qui me vont au cœur me brisent, je me sens déshonoré, souillé
dans mon orgueil communiste : on torture, oui, et comment ! Les
policiers qui servent et défendent le régime sont les mêmes que du temps de
l'occupation nazie, la profession de gardien de l'ordre est au-dessus des idéologies.
Fiévreux et glacé je passe ma première nuit de doute, le cœur transpercé,
l'estomac retourné, l'envie de vomir : la police communiste me frappe et me
piétine, m'oblige à confesser ce que je n'ai pas fait. Ainsi a commencé ma
traversée du désert.
~oOoOo~
Prague, 1951/1952 - la peur
Je peux toucher la peur avec la main. Dressé devant nous le mur de la
honte dans la visite du Saint-Office communiste. Il sépare la vie et la mort,
la mort infamante des traîtres, personne n'est à l'abri des menaces, ni le plus
illustre ni le plus puissant : bouches fermées, regards fuyants, le doute, la
défiance, la peur.
Sur les potences staliniennes se balancent les cadavres de notables des
principautés tchèques et slovaques, hier encore maîtres de la corde et du
garrot, Slansky, Clementis, Gaminder, le sommet du Parti. Avant, on avait déjà
exécuté Rajk en Hongrie, la vague de procès et de purges s'étend dans le monde
socialiste, les confessions et les sentences. A Prague, Artur London a échappé
à la mort, il a été condamné à la prison à perpétuité : aussi il avait confessé
des crimes monstrueux. Certainement les renégats l'avaient trompé, car il nous
est impossible, à Zélia et à moi, de croire que Gérard [nom de guerre de
London], héros de la guerre d'Espagne et de la Résistance, le plus loyal des
communistes, soit un traître.
[...] J'ai eu affaire à Gaminder, secrétaire des relations extérieures
du Parti communiste au pouvoir en Tchécoslovaquie. Attentif et courtois, il
écoute ma requête au nom du PC brésilien dans l'illégalité, potentat il accorde
les grâces, les faveurs.
[...] Je m'efforce de faire mon devoir, ce n'est pas facile d'être
digne, correct quand la peur dresse la muraille de la défiance et du doute, que
chaque mot, un simple geste, peut mener au tribunal de l'Inquisition. Moi aussi
j'ai peur, je ne suis pas Bayard, le chevalier sans peur et sans reproche.
Sans reproche, oui, car je me sens au-dessus de tout soupçon, je me
considère comme un militant dévoué, loyal, fidèle, intransigeant, je considère
l'Union soviétique comme la patrie de tous les opprimés et je vois en Staline
le père des peuples et de chacun de nous. Que puis-je craindre, alors ? Je ne
suis pas sans peur pourtant : quand je pense à London que je crois
innocent, la terreur m'envahit. Mais je vais de l'avant, je ne suis pas
intrépide, oui j'ai de l'appréhension, me soutient le fait d'être prix
international Staline, récompense majeure d'une fidélité inconditionnelle. Je
prends des risques mais je le fais la peur au ventre, et je le fais parce que
sinon je perdrais le goût de vivre et certainement je perdrais Zélia. Je vais de
l'avant, je crois posséder une certaine marge d'immunité qui me permet
l'honneur, une monnaie rare.
[...] Jours de peur, maudits, misérables, ils se prolongent en semaines
et en mois de malheur. Les doutes grandissent, nous ne devons pas douter, nous
voulons conserver notre croyance intacte, notre certitude, notre idéal. Dans
les nuits sans sommeil nous nous regardons, Zélia et moi, la gorge nouée, une
envie de pleurer.
~oOoOo~
Rio de Janeiro, 1952 - Le
monde de la Paix
Tâche politique, de retour d'Union soviétique et des pays des
démocraties populaires de l'Est européen, j'écris un livre de voyage, l'éloge
sans restrictions de ce que j'ai vu, tout ou presque me paraît positif,
stalinien inconditionnel j'ai tu le négatif comme il convenait. Pour parler de
l'Albanie, j'ai plagié un titre d'Hemingway : L'Albanie est une fête. En
vérité ce n'était pas encore le cauchemar que c'est devenu, ça commençait.
Publié au Brésil par les éditions du PC, O Mundo da Paz (Le Monde
de la Paix) eut cinq éditions successives en peu de mois, il me valut un procès
en justice comme auteur subversif. Je demandai à João Mangabeira d'être mon
avocat mais il n'eut pas à aller au tribunal, le magistrat chargé du procès le
fit classer muni d'un avis plein de sagesse : le livre est si mauvais qu'il
n'est pas même subversif, il est seulement sectaire. En vérité il n'écrivit
pas "si mauvais", c'est moi qui l'ajoute, une autocritique tardive
mais sincère.
J'ai donné raison au Méritissime, j'ai retiré O Mundo da Paz de la
circulation, je l'ai rayé de la liste de mes œuvres je cherche à l'oublier
mais, de temps en temps, on met devant moi un exemplaire en me demandant de le
signer. Je le signe, que puis-je faire d'autre puisque je l'ai écrit ?
~oOoOo~
Vienne, 1952 - les mauvais
élèves
Dans la clandestinité du
Parti communiste brésilien, vers 1953, nous fûmes camarades au cours Staline.
Les yeux bandés, après un parcours de plusieurs heures on arrivait au local du
cours clandestin, quelque part dans la zone rurale, les leçons données par les
dirigeants duraient un mois. Mais nous étions déjà, René [Depestre] et moi,
pris de doutes et certaines assertions des professeurs nous donnaient le
frisson. Nous et Alina Paim, élève elle aussi, également envahie par
l'inquiétude.
Je me rappelle comme si c'était hier une classe sur la révolution
chinoise, la mention faite par le conférencier d'un document du PC de Mao
recommandant que les enfants dénoncent leurs parents — obligation du militant
: vaincre les sentiments bourgeois de la famille, accomplir son devoir
révolutionnaire. Il ne s'agissait pas d'une invention maoïste, d'une nouveauté.
En URSS on avait mis sur un piédestal un enfant qui avait agit ainsi — il avait
espionné ses parents et les avait dénoncés, les avait envoyés au bagne, un
héros staliniste. Le professeur s'emporte contre la morale bourgeoise.
Assis à côté de moi au premier rang, René me fait discrètement du coude,
de l'autre côté de la salle le regard malheureux d'Alina Pail. Des leçons que
nous ne parvenons pas à apprendre, des valeurs que nous ne parvenons pas à
accepter, communistes inconséquents que nous sommes, incapables de vaincre les
préjugés, de renoncer au sentiment vulgaire d'amour de ses parents.
- Dénoncer ses parents... Je préférerais me tuer, considère Aline
à l'heure de la récréation.
- Quelle connerie !
crache René, il écrase le crachat avec le pied.
- Une dose pour éléphant,
dis-je.
Atterrés, trois mauvais élèves de marxisme-léninisme au cours Staline.
~oOoOo~
Moscou, 1953 - les larmes
Je descends de l'avion qui nous amène de Vienne, Zélia et moi, il est
cinq heures du soir, c'est la nuit noire à Moscou, un hiver rude, nous sommes
en janvier 1953 [...]
Vera [Kuteichkova] vient prendre le petit déjeuner avec nous à l'hôtel.
Je lui tends le dernier numéro de la Pravda, je lui demande de me
traduire tout de suite la manchette qui occupe le haut de la première page, ça
me paraît être une nouvelle importante. Vera avait lu le journal avant de
partir de chez elle, pourtant, au lieu de me donner immédiatement
l'information, elle prend la gazette, traduit. Il s'agit de la découverte d'un infâme
complot nord-américain pour assassiner Staline. Les infâmes, les monstrueux
agents de la conjuration sont des médecins, les médecins les plus éminents de
l'URSS, qui ont la responsabilité de veiller sur la santé des potentats du
Kremlin — tous des Juifs, informe la Pravda.
Abasourdi, sans savoir que dire, que penser, je vois Vera devant moi.
Immobile, elle serre les poings, se mord les lèvres, les larmes coulent de ses
yeux. Nous n'avons pas besoin de parler pour comprendre.
~oOoOo~
Pékin, 1957 - Ting Ling
La fin de notre séjour en Chine approche, nous étions arrivés, Pablo
[Neruda] et moi, dans l'illusion créée par le discours de Mao sur les mille
fleurs qui, sur son injonction, devaient s'ouvrir au soleil du jour, nous
constatons qu'au contraire l'horizon se fermait. Un haut personnage du PC de
l'URSS me dira à Moscou, quelques jours plus tard, que le discours de Mao
n'avait été qu'un piège : les adversaires de l'idéologie dominante s'étaient
laissé prendre à ces bonnes paroles, ils avaient mis la tête dehors, ç'avait
été plus facile de les couper. Comment croire à cette interprétation ? — il y a
tant de choses difficiles à croire, de vérités impossibles.
Les ombres descendent sur nous, recouvrent nos amis, où sont ceux qui
ont disparu ? demande Neruda d'une voix sourde. Emi Siao fut le premier à
disparaître, bientôt ce fut le tour de Ai-Ching, les deux poètes du régime
[...] Enfin Ting Ling cessa d'apparaître, elle ne vint pas terminer le dialogue
sur les problèmes du récit que nous avions entamé. C'est l'avant-veille de la
terreur nommée Révolution culturelle, mal nommée — il y eut des gens en
Occident pour jurer par Jiang Quing [femme de Mao], j'étais hors du circuit,
guéri du stalinisme, immunisé contre les virus des radicalismes. Ting Ling
était la plus éminente personnalité du roman chinois, ses romans, classiques de
la littérature révolutionnaire, étaient traduits dans des dizaines de langues
[...] La romancière avait pris part à la Longue Marche aux côté de Mao, à toute
la guerre de libération, le peuple l'aimait, où qu'elle arrive elle était
entourée d'affection, je peux en témoigner. [...] On a retiré à Ting Ling ses
titres et ses charges, elle était présidente de l'Union des écrivains chinois,
on l'a destituée, on l'a condamnée à nettoyer les latrines du bâtiment de
l'Union, elle est morte en exécutant cette tâche.
[...] Elle était gaie, de cette gaieté retenue des Chinois, timide,
réservée, la méchanceté et l'hypocrisie lui répugnait, elle connaissait la
lutte pour l'avoir vécue, elle gardait confiance, comme Anna Seghers elle ne
voulait pas perdre la foi. Quand je lui parlai des doutes qui me torturaient le cœur, elle me répondit : tu doutes seulement parce que tu constates des
erreurs, des injustices ? Ting Ling ne doutait pas. Ou n'admettait pas de
douter ? Elle me dit : si je marche dans la boue, je me nettoie les pieds et
je continue.
La dernière fois que nous nous sommes vus, en nous quittant — demain
nous poursuivrons notre conversation, elle sourit tristement, elle savait
déjà que la conversation n'aurait pas de suite —, Ting Ling revint sur ses pas
pour encore une fois nous serrer la main, à Pablo, à Mathilde, à Zélia et à
moi, nous ne nous sommes pas rendu compte qu'elle était revenue pour le dernier
adieu.
~oOoOo~
Rio de Janeiro, 1957 - fonds
La campagne de déstalinisation va bon train en Union soviétique, elle ne
va pas durer longtemps, la mémoire des tyrans trouve toujours des fanatiques
qui la soutiennent. Khrouchtchev change le nom du prix Staline, il s'appelle
désormais prix Lénine, décret avec effet rétroactif.
J'ai été un staliniste d'une conduite irréprochable, sous-chef de la
secte, sinon évêque au moins monseigneur, j'ai découvert l'erreur, ça m'a coûté
du travail et de la souffrance, j'ai laissé la messe au milieu, je suis sorti
en douce. Ce n'est pas parce que je me suis rendu compte de mon erreur et ai
abandonné le bercail que j'ai caché et nié avoir reçu un jour de gloire, avec
un honneur et une émotion difficilement imaginables, le prix international
Staline.
Voici que me parvient une lettre du comité du prix m'annonçant le
changement, je cesse d'être prix international Staline pour être prix
international Lénine, la lettre est accompagnée d'une médaille en or à
l'effigie de Vladimir Illitch pour remplacer la première, celle de Joseph
Vissarionovitch, d'un diplôme fraîchement délivré à suspendre au mur à la place
du précédent. Le président du comité demande la rétrocession sans délai de la
médaille et du diplôme qui, à la solennité de Moscou, m'avaient été remis par
Ilya Ehrenbourg.
Je reçois sans enthousiasme médaille et diplôme et les mets dans le
tiroir où se trouvent les anciens. Mais je ne réponds pas à la demande de
rétrocession, je garde les uns et les autres : on m'a attribué le prix Staline,
moment culminant de ma vie, pourquoi renvoyer la médaille en or, le parchemin
du diplômé ?
Les deux médailles, les deux diplômes se trouvent aujourd'hui dans le
fonds de la Maison du Largo du Pelourinho, à Bahia — là on peut les voir à côté
d'autres parements et ornements.
D'autres passages et d'autres
souvenirs d'Amado sont lisibles ici.