Créée en 1896 sur le modèle de
son homologue française, l’Académie brésilienne des Lettres compte elle aussi quarante Immortels siégeant tous les jeudis, dans leurs habits vert et or, à
l'intérieur d'un bâtiment offert par la France en 1923 : une réplique du Petit
Trianon érigée à Rio, d’où le surnom de cette Académie et l'intitulé du
roman qui a pour thème principal la succession au fauteuil du poète à la fois
romantique et bohème, Antonio Bruno.
Nous sommes ici en septembre
1940, l'Europe est en guerre, le monde entier mis à feu et à sang. Après avoir
déferlées sur Prague, Dantzig et Varsovie, les hordes nazies occupent à présent
Paris et bombardent jour et nuit la capitale londonienne. Au Brésil, depuis la
fin des années trente, un état autoritaire s'est là aussi mis en place avec, comme
partout ailleurs, l'appui d'une bonne partie de la population locale. L'Estado
Novo, c'est le nom de ce régime, ne cache pas ses sympathies à l'égard d'Hitler
dont il adopte sinon la doctrine du moins les méthodes, chassant, torturant et
assassinant tous les opposants politiques. C'est donc dans ce contexte
international que se présente, en remplacement du poète décédé, un adorateur du
IIIème Reich, le colonel d'active et chef de la Sûreté brésilienne, Agnaldo
Sampaio Pereira. Face à lui, propulsé sur le devant de la scène par deux
espiègles académiciens, un autre militaire haut gradé, mais celui-ci fervent
démocrate : le général à la retraite Waldomiro Moreira. Chacun de ces deux
officiers ayant bien évidemment ses partisans et ses adversaires, leurs troupes
vont rapidement s'affronter sur le terrain de la stratégie, lançant offensives
et contre-attaques, espionnant l'ennemi, pilonnant ses positions et soudoyant
ses alliés tout comme à la vraie guerre.
Lequel de ces deux camps
décrochera la victoire au terme des quatre mois durant lesquels va durer cette
lutte acharnée, qui des deux prétendants obtiendra la place tant convoitée
d'Immortel, ce n'est pas moi qui le dirai, mais l'intrigue va bon train et, de
rebondissements en coups de théâtre, charrie avec elle son lot de
compromission, d'opportunisme et de combines en tout genre... des portraits
d'homme, en somme, que l'on prend plaisir à parcourir tant ils semblent
crédibles. Sans doute parce qu'Amado s'appuie ici sur une double expérience, celles de
militant anti-fasciste et d'académicien de longue date, pour traiter cette
histoire à la manière d'un vaudeville où, si rien n'est tout à fait vrai, rien
n'est complètement faux non plus ; sans doute aussi parce qu'il rédigea et fit
paraître cette Bataille du Petit Trianon en 1979, alors qu'une junte
militaire, encore une ! régnait sur le Brésil et ses 120 millions d'âmes.
De la même veine littéraire
que La Boutique aux Miracles, ce livre mêle une nouvelle fois le passé
au présent, suggérant ainsi, mais avec recul et légèreté, l'éternel
recommencement de toute chose, notamment l'incompatibilité des hommes
entre-eux, leurs incurables rivalités, allant des querelles les plus mesquines
aux haines les plus farouches, aussi leur incapacité à vivre et laisser vivre,
hormis chez quelques rares et nobles individus tels que l'appariteur Pedro
Archanjo (La Boutique aux Miracles) ou le poète Antonio Bruno (La
Bataille du Petit Trianon). Deux personnages un peu frères, en qui se
reconnaît probablement l'auteur, et deux romans somme toute assez similaires,
au cours desquels Jorge Amado se livre à une critique amusante des élites,
souvent conservatrices, dénonce également l'hypocrisie des uns, les
tartufferies des autres et les travers de tous, se moque gentiment de la vanité
des intellectuels, s'en prend encore à la soldatesque et à son arrogante
stupidité, mais appelle aussi à la résistance, tout en exaltant la jeunesse et
sa soif de liberté, sans oublier de consacrer plusieurs pages à l'amour et aux
femmes, sans quoi Amado ne serait pas tout à fait Amado.
La scène qui va suivre, ma
préférée, se situe au milieu de roman, à un moment où la bataille fait rage et
où chaque voix, ou promesse de voix, s'arrache de haute lutte. Le colonel nazi,
cherchant à obtenir celle d'un illustre académicien au seuil de la mort, le
professeur Persio Menezes, se rend à son domicile, sanglé dans son plus bel
uniforme, presque sûr de son fait. Il est alors conduit par une jeune fille
dans la bibliothèque du professeur et là, cerné par les livres et les objets d'art
:
Le colonel se sent troublé,
envahi par un brusque et pénible sentiment de médiocrité. Il cherche à réagir,
concentre son attention sur les accords de piano qui viennent de la pièce
voisine. Il connaît cette mélodie ; où l'a-t-il entendue ? Avec ses camarades
du Santa Catarina, dans des fêtes de confraternisation, il avait entendu des
concerts de musique allemande, avait appris l'admiration du Führer pour Richard
Wagner. Qui sait, ces notes martiales, annonçant le triomphe final, avaient
peut-être été composées par Wagner.
- Prenez un siège. Le professeur ne tardera pas.
- Cette musique ? C'est de Wagner, n'est-ce pas ?
La jeune fille paraît
étonnée de la question, elle tarde à répondre, le regard fixé sur les
rutilantes décorations, c'est quelque chose !
- Wagner ? Non. C'est la Troisième Symphonie de Beethoven,
L'Héroïque. Très connue.
Elle ajoute, peut-être pour
prévenir de nouvelles questions :
- C'est dona Antonieta qui joue, l'écouter est un privilège.
Excusez-moi...
Domestique, parente, secrétaire
? Insolente, le ton professoral de qui enseigne le b.a. ba à un ignorant. Elle
jette un dernier regard aux décorations, sort, le laisse seul et encore plus
diminué [...] En vérité, il n'y a pas de raison réelle de se sentir ainsi gêné
dans la pénombre de cette atmosphère inusitée où chaque objet révèle savoir et
goût, grandeur sans ostentation, austérité sans tristesse. Certainement, au
courant de sa visite, l'excellente dame, en un geste d'aimable hospitalité,
s'était assise au piano pour lui accorder cette faveur [...] Beethoven est
peut-être très connu, mais c'est Wagner que le Führer aime, il doit avoir ses
raisons pour le préférer car il ne se trompe jamais, il est infaillible dans
ses jugements sur la guerre ou sur l'art. La guerre n'est-elle pas l'art
suprême, le plus beau ? Les sons du piano cessent, le colonel examine avec
répugnance un portrait sur le chevalet, un art dégénéré. Il détourne son
regard, mais en vain, il continue à voir ces pupilles de feu qui le scrutent,
intolérables.
Le piano revient, le rythme
a changé, une cadence de marche funèbre. Fuyant le portrait, poursuivi par la
musique puissante, le colonel Sampaio Pereira lève les yeux et se trouve face à
face avec la mort, dans l'encadrement de la porte, qui le fixent, les mêmes
pupilles de feu. Il frémit.
A pas lents, la terrible
vision avance si doucement que pour l'attendre le temps s'est arrêté. Géant
difforme, avant la maladie c'était un imposant athlète ; maintenant, un
squelette recouvert d'une peau macérée ; plus de longue barbe ni de chevelure
rebelle ; les doigts longs ne sont que des os ; les vêtements trop amples
accentuent la destruction du corps. Visage émacié, couleur de cire, face de
défunt.
Pas à pas, Persio Menezes
s'approche. Epouvanté, le colonel se lève de son fauteuil, les médailles se
mêlent sur la poitrine de la tunique. Distants mais audibles, les sons de la
marche funèbre.
- Asseyez-vous, ordonne la voix caverneuse, sépulcrale.
Il ne lui tend pas la main,
griffe informe. Il désire éviter au visiteur le désagréable contact des doigts
décharnés, songe Sampaio Pereira, reconnaissant. Il occupe un siège, bras et
dossier de jacaranda, revêtement de cuir, face au fauteuil du colonel. D'un
geste bref, il autorise le candidat affolé à parler. Faisant effort pour
surmonter son insécurité, le colonel Sampaio Pereira, candidat à l'Académie
brésilienne des lettres, commence à déclamer le texte routinier auquel viennent
s'ajouter les louanges à l'Immortel, si proche de la Mort qu'avec elle il se
confond.
Le professeur de mécanique
céleste écoute en silence, ses yeux lumineux mi-clos. Les accords vont et
viennent, montent et descendent, perturbent l'exposé du postulant. Pourquoi la
pianiste n'a-t-elle pas choisi une musique de Wagner si réellement elle a pensé
lui octroyer un privilège ? Trébuchant, le colonel arrive à la fin de sa
requête : il espère mériter l'insigne honneur d'être désigné par l'éminent
académicien, il veut croire que sa voix n'est pas encore engagée.
"Mon vote est décidé, il y a longtemps." La voix sourde
et lente, chaque mot lui coûte un effort : "Dès maintenant je vous informe
que je ne voterai pas pour votre adversaire, le général, qui était ici il y a
quelques jours. Je n'ai rien contre lui, personnellement, mais la littérature
qu'il commet est de dernière qualité. C'est pourquoi je ne voterai pas pour
lui." Sans s'élever, la voix s'impose : "Il me reste très peu de
temps de vie mais avant de mourir je désirais vous voir, car je sais tout ce
qui vous concerne, colonel Agnaldo Sampaio Pereira."
Pour la première fois
depuis qu'il a traversé le seuil de la maison du Cosme Velho, le colonel
respire avec un certain soulagement. Le moment solennel et glorieux de la
décision était venu ; la lettre, avec la voix, rédigée à l'avance doit être sur
la table, tapée à la machine par la secrétaire. Il attend, les nerfs à vif,
s'efforçant de ne pas entendre les accords du piano, maudite faveur.
Persio Menezes lève sa main
décharnée, montre du doigt la poitrine d'Agnaldo, éclatante de médailles :
- Où est la Croix de fer ?
Il ne lui laisse pas le
temps de répondre, le doigt se lève à la hauteur du visage du colonel stupéfait
:
- La seule que vous devriez porter, sur le cœur. Sur une tunique
de la Gestapo, pas sur un uniforme brésilien.
Perplexe, le colonel balbutie
:
- Que voulez-vous dire ?
Persio Menzes s'appuie sur
les bras de son siège, avec lui se lève la mort :
- Comment osez-vous espérer ma voix ? Vous, un nazi ! Le
contraire de la culture, l'opposé d'un Brésilien.
Les sons de la marche
funèbre, la voix de sépulcre arrachée des entrailles malades, de longues pauses
entre les phrases, dégoût mortel entre chaque mot :
- Nous avons tous deux côté, un bon, un mauvais. Pire qu'un
robot, vous n'êtes que la moitié d'un homme, un bourreau qui torturez les prisonniers.
Avez-vous par hasard une épouse et des enfants, un être que vous aimez ? Je ne
crois pas. Quelqu'un qui vous aime ? Personne. Ceux qui vous servent le font
par peur ou par intérêt. Avez-vous aimé, un jour, senti de l'affection pour une
femme, souri à un enfant, eu un moment de tendresse ? Ou avez-vous toujours été
ainsi, un malheureux ? Vous êtes pourri et vous sentez mauvais. Mon suffrage ?
Comment pouvez-vous imaginer que je vote pour la Gestapo ?
La voix, jusqu'alors lente
et sourde, monte, terrible :
- Hors d'ici, avant que je ne vous gifle !
Il lève la main, les doigts
de la Décharnée, dressés vers le visage décomposé du candidat. Le colonel
Agnaldo Sampaio Pereira recule de dos, les accords de la marche funèbre
grandissent, très hauts. La Mort avance vers le colonel qui part en courant
dans le corridor, franchit la porte de la rue ouverte par la secrétaire, tombe
dans les bras des gorilles de la Sûreté, s'effondre sur la banquette de
l'automobile, couvre son visage de ses mains.
Fin du chapitre.
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