Un grand moment de bonheur que cette Boutique aux Miracles dont les intitulés de chapitre suivant reflètent assez bien la tonalité générale : "Où l'on traite de gens illustres et distingués, d'intellectuels de grande classe, dont quelques-uns savent ce qu'ils disent" et "Où il question de défilés de carnaval, de batailles de rues et autres merveilles, avec des mulâtresses, des négresses et une Suédoise (qui en vérité était finlandaise)". Ajoutons à cela d'inénarrables cuites à la cachaça (alcool de canne), des séances de macumba ou de candomblé (cérémonies mystico-religieuses), aussi des spécialités culinaires de Bahia et mille autres petites choses qui font que le Brésil n'est pas l'Espagne, la Suisse ou le Liechtenstein. De sorte que la lecture d'Amado permet de voyager loin et à moindre coût, d'élargir ses horizons sans bouger de chez soi, de voir le monde à travers d'autres yeux depuis un autre lieu, d'appréhender analogies et différences sans éprouver pour elles aucune espèce d'hostilité, tout le contraire de la xénophobie contre laquelle s'éleva un jour le personnage central de ce roman : le mulâtre Pedro Archanjo.
Né pauvre à Salvador de Bahia, et mort de même 75 ans plus
tard, Pedro Archanjo a été un si fameux coureur de jupons qu'on lui prête la
paternité d'un bon millier d'enfants, tous de sexe mâle et de sang mêlé, et
qui, sitôt pubères, brasseront à leur tour leurs gènes et leur sang avec des
filles de Bahia et d'ailleurs, noires, blanches, jaunes, amérindiennes ou mulâtres
elles-mêmes. Nul n'aura autant contribué au métissage du Brésil que cet Archange
tombé du ciel, qui aimait par dessus tout la vie et en aura profité sans
compter, jouissant d'absolument toutes ses bontés, à fond et jusqu'au bout. Les femmes et
l'alcool, bien sûr, mais aussi l'étude et les livres. Erudit comme pas un, cet
humble appariteur à la faculté de médecine de Bahia se fera l'avocat des
opprimés et des minorités, en leur apprenant à lire et à écrire, en défendant
leurs us et leurs coutumes, qui sont aussi les siennes, et en publiant
également quatre ouvrages, dont de retentissantes "Notes sur le
métissage dans les familles bahianaises". Sorti en 1928, en pleine
montée des fascismes, ce livre démontrera l'inanité des préjugés raciaux très
largement répandus au sein de l'élite blanche brésilienne. Comment ? En
révélant que du sang d'esclave à peau noire coule dans les veines de ladite
élite et qu'il n'est pas même nécessaire de creuser bien loin pour trouver de
l'ancêtre africain y compris chez les plus ardents militants de la xénophobie
ambiante, comme chez cette autre figure importante du roman : l'universitaire
Nilo Argolo.
Extrait d'un long dialogue entre ce dernier et son
subalterne :
[...] En s'approchant, Pedro Archanjo remarqua que Nilo
Argolo gardait les bras derrière le dos pour éviter d'avoir à lui serrer la main. Une
rougeur lui monta au visage.
Avec l'impertinence de quelqu'un qui examine un animal
ou une chose, le professeur étudia attentivement la physionomie et l'aspect de
l'employé ; sur son visage hostile se refléta une surprise non dissimulée en
constatant l'élégance et la propreté des vêtements du mulâtre, sa parfaite
correction. De certains métis le professeur pensait et disait même à l'occasion
: "Celui-ci aurait mérité d'être blanc ; ce qui le gâche, c'est le sang
africain".
- C'est vous
qui avez écrit une brochure intitulée La Vie...
- ... populaire à
Bahia...
Archanjo avait dominé l'humiliation première et
acceptait le dialogue.
- J'ai déposé
un exemplaire pour vous au secrétariat, monsieur.
- Dites
"Monsieur le professeur", corrigea âprement l'illustre enseignant.
Monsieur le professeur, pas monsieur tout court. J'y ai droit et je l'exige.
Compris ?
- Oui, monsieur
le professeur - la voix distante et blanche, l'unique désir d'Archanjo était de
s'en aller [...]
- J'ai lu votre
brochure et, en tenant compte de qui l'a écrite - à nouveau il l'examina de ses
yeux fauves et hostiles -, je ne lui dénie pas un certain mérite, limité à
quelques observations, bien entendu. Elle manque de sérieux scientifique et les
conclusions sur le métissage sont des insanités délirantes et dangereuses.
Mais, néanmoins, c'est une nomenclature de faits dignes d'attention. Ça vaut
d'être lu.
Dans un nouvel effort Pedro Archanjo franchit la
muraille qui le séparait du professeur, il renoua le dialogue :
- Vous ne
pensez pas, monsieur le professeur, que ces faits parlent en faveur de mes
conclusions ?
Avare de
sourires qui apparaissaient rarement sur ses lèvres minces, le professeur
Argolo ne savait rire que lorsque l'y poussaient la sottise, l'imbécillité des
individus :
- Vous me
faites rire. Votre petit recueil ne contient pas une seule citation de thèse,
de mémoire ou de livre ; il ne s'appuie sur aucune sommité brésilienne ou
étrangère, comment prétendez-vous lui donner une valeur scientifique ? Sur quoi
vous basez-vous pour défendre le métissage et le présenter comme la solution
idéale au problème des races au Brésil ? Pour oser qualifier de mulâtre notre
culture latine ? Une affirmation monstrueuse, perverse.
- Je me base
sur les faits, monsieur le professeur.
- Sottises. Que
signifient les faits, que valent-ils si nous ne les examinons pas à la lumière
de la philosophie, à la lumière de la science ? Vous est-il déjà arrivé de lire
quelque chose sur cette question ? Je vous recommande Gobineau. Un diplomate et
un savant français : il a vécu au Brésil et c'est une autorité définitive sur
le problème des races. Ses travaux sont à la bibliothèque de l'Ecole.
- Je n'ai lu
que quelques travaux de vous, monsieur le professeur, et ceux du professeur
Fontes.
- Et ils ne
vous ont pas convaincu ? Vous confondez le batuque et le samba, des sons
horribles, avec la musique ; d'abominables pantins, sculptés sans aucun respect
des lois de l'esthétique, sont les exemples d'art que vous proposez ; les rites
africains ont, à vos yeux, une valeur culturelle. Malheur à ce pays si nous
assimilons pareille barbarie, si nous ne réagissons pas contre cette invasion
d'horreurs. Vous entendez ? Tout ça, toute cette fange qui vient d'Afrique, qui
nous souille, nous la balaierons de la vie et de la culture de la Patrie, même
s'il faut pour cela employer la violence.
- On l'a déjà
employée, monsieur le professeur.
- Peut-être pas
comme il faut et pas suffisamment - sa voix, habituellement sèche, prit un
timbre plus dur; dans ses yeux hostiles, impitoyables, brilla la lueur jaune du
fanatisme. Il s'agit d'un chancre, il faut l'extirper. La chirurgie paraît une forme cruelle de la médecine mais, en
réalité, elle est bénéfique et indispensable.
- Qui sait, en
nous tuant tous... un à un, monsieur le professeur...
Osait-il ironiser, le misérable ? La gloire de la
Faculté fixa l'appariteur d'un regard suspicieux et menaçant, mais il le vit
impassible, correct, aucun signe d'irrespect. Tranquillisé, son regard devint
rêveur et, avec un sourire presque jovial, il réfléchit sur la petite phrase
d'Archanjo :
- Les éliminer
tous, un monde fait d'Aryens ?
Monde parfait ! Grandiose, irréalisable rêve ! Où y
aurait-il ce téméraire génie capable de risquer cette idée et de la mettre en
pratique ? Qui sait, un jour, un dieu invincible de la guerre accomplirait
cette mission suprême ? Visionnaire, le professeur Argolo scruta l'avenir et
pressentit le héros à la tête des cohortes aryennes. Fulgurante image, instant
glorieux, une seconde à peine : il revint à la misérable réalité :
- Je ne crois
pas nécessaire d'en venir là. Il suffit que l'on promulgue des lois prohibant
la miscigénation, codifiant les mariages : Blanc avec Blanche, Noir avec Noire
et mulâtresse, et la prison pour qui ne respecte pas la loi.
- Il sera
difficile de faire le partage, la classification, monsieur le professeur.
A nouveau le professeur chercha un accent de persiflage
dans la voix paisible de l'appariteur. Ah ! s'il le découvrait !
- Difficile,
pourquoi ? Je ne vois pas la difficulté...
Il décida de considérer la conversation comme terminée,
il commanda :
- Allez à vos
occupations, je n'ai plus de temps à perdre. De toute façon, au milieu des
excentricités, il y a quelque chose de valable dans votre livre, mon garçon.
S'il ne parvenait pas à être aimable, il se faisait au
moins condescendant : il tendit le bout des doigts au métis.
Ce fut alors le tour de Pedro Archanjo d'ignorer la
main osseuse, se bornant à un signe de tête identique au salut dont l'avait
gratifié le professeur Nilo Argolo de Araùjo au début de la conversation,
peut-être un peu, un brin plus petit.
- Canaille !
grommela, livide, le professeur.
Bien évidemment, la rivalité opposant les deux hommes ira
croissante au fil du temps. Sous la pression de monsieur le professeur,
l'appariteur Pedro Archanjo perdra d'abord son emploi à l'Université (malgré
l'appui de plusieurs dizaines d'étudiants et de cinq ou six sommités), puis il sera
arrêté par la police, pour cause de subversion, et séjournera quelques jours en
prison, cependant que ses livres aux vérités provocantes seront quasiment tous
brûlés. Il finira sa vie dans la misère, en proie à une dernière ivresse, et
son nom, qu'aucun de ses fils ne portera jamais, sombrera peu à peu dans
l'oubli.
Mais en 1968, soit 25 ans après sa mort, un prix Nobel
américain le remettra à l'honneur en lui rendant un hommage appuyé lors de son
passage à Salvador de Bahia :
Je suis venu pour connaître la ville où a vécu et
travaillé un homme admirable, aux idées pénétrantes et généreuses, un créateur
d'humanisme, votre concitoyen Pedro Archanjo.
Stupeur et tremblements parmi les édiles municipaux : qui
est donc ce Pedro Archanjo, cet enfant du pays vanté par le gringo ? Nul ne le
sait mais qu'à cela ne tienne : on lui inventera aussitôt de toutes pièces une
vie irréprochable et exemplaire - du genre de celle qu'on peut citer en exemple
dans les magazines ou les livres d'école -, puis on célèbrera en grande pompe
cette figure imaginaire, mais consensuelle, en tenant sur elle des discours
élogieux et malheureusement fallacieux. L'occasion pour Jorge Amado (Jorge Leal Amado de Faria) de se
livrer aussi à une agréable satire sur l'art et la manière qu'ont certains d'enjoliver
l'histoire et d'embellir les hommes, souvent après leur mort.
Cette Boutique aux Miracles est donc un roman
bariolé où, à travers une écriture ludique et acrobatique qui n'est pas sans
rappeler l'art de la capoeira, Amado s'amuse à enchevêtrer les tribulations
in-vivo d'Archanjo à ses aventures post-mortem ; on suit les unes avec intérêt,
les autres avec plaisir, amusement et parfois même émotion.
Un mot encore pour dire qu'en 1941, alors qu'Amado était
contraint à l'exil pour raison politique, Stefan Zweig décidait quant à lui de
se réfugier au Brésil et publiait dans la foulée un livre dans lequel il donnait
de ce pays une vision on ne peut plus idyllique :
[...] Tandis que dans notre vieux monde, la mauvaise
plaisanterie qui consiste à vouloir élever des hommes 'de pure race', comme on
le ferait pour des chiens ou des chevaux de course, est plus que jamais à
l'ordre du jour, la formation de la nation brésilienne repose uniquement, et
ceci depuis des siècles, sur le principe du mélange libre et sans obstacles,
sur l'égalité absolue des noirs et des blancs, des jaunes et des bruns. Alors
que dans les autres pays, l'égalité absolue entre citoyens, dans la vie
publique comme dans la vie privée n'existe que théoriquement, sur le papier ou
le parchemin, on la trouve au Brésil concrète et apparente, à l'école, dans
l'administration, dans les églises, dans les professions, dans L'Armée et dans
les Universités. Il est touchant de voir les enfants aller bras dessus bras
dessous, dans toutes les nuances de la peau humaine, chocolat, lait et café, et
cette fraternité se maintient jusqu'aux plus hauts degrés, jusque dans les
académies et les fonctions d'Etat [...]
Du Zweig tout craché, à la fois écrivain hors-pair et hagiographe en diable. Mais il est certain que comparé à l'Europe nazifiée d'alors, le Brésil devait avoir des allures de Paradis terrestre où il faisait bon vivre et mourir...
Pour une vision plus juste du racisme brésilien d'hier à d'aujourd'hui, on peut lire également cet article du Monde, où l'on apprend, entre autres choses, qu'ont été répertoriées pas moins de 136 colorations de peau, soit un peu moins que cette toile intitulée 1024 couleur, une oeuvre de l'artiste vivant le plus cher du monde, à savoir le peintre allemand Gerhard Richter :
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire