«Si j'étais directeur d'école,
je me débarrasserais du professeur d'histoire et je le remplacerais par un
professeur de chocolat ; mes élèves étudieraient au moins un sujet qui les
concerne tous» (Roald Dahl)
Ecrit dans la foulée des Terres du bout du monde (1942), la Terre aux fruits d'or (1944) est pour ainsi dire la suite et la fin d'une espèce de diptyque consacré à celui qu'on appelait autrefois l'or jaune du Brésil, autrement dit : le cacao.
Entre la fin du premier roman — où le tribunal d'Ilhéus acquittait le colonel Horacio du crime de son rival — et le début du second — marqué par le survol de la ville à bord d'un avion de l'American Airlines —, trente ans se sont écoulés sans qu'on les ait vus passer, manière pour l'auteur d'accentuer le contraste entre les archaïsmes des années 20 et la prétendue modernité des fifties. Fini en effet le temps où les fazendeiros s’entre-tuaient pour des fèves aussi précieuses que des pépites... rangés aux râteliers et dans leurs fourreaux les armes et les couteaux... blanchis les cheveux d'Antonio Vitor, du capitaine Magalhaes et de son épouse, Don'Ana Badaro, pour citer quelques-uns des personnages des Terres du bout du monde que l'on retrouve ici vieillis et affaiblis, et dont les exploits d'antan sont désormais chantés par des aveugles le long des routes du sertão.
Entre la fin du premier roman — où le tribunal d'Ilhéus acquittait le colonel Horacio du crime de son rival — et le début du second — marqué par le survol de la ville à bord d'un avion de l'American Airlines —, trente ans se sont écoulés sans qu'on les ait vus passer, manière pour l'auteur d'accentuer le contraste entre les archaïsmes des années 20 et la prétendue modernité des fifties. Fini en effet le temps où les fazendeiros s’entre-tuaient pour des fèves aussi précieuses que des pépites... rangés aux râteliers et dans leurs fourreaux les armes et les couteaux... blanchis les cheveux d'Antonio Vitor, du capitaine Magalhaes et de son épouse, Don'Ana Badaro, pour citer quelques-uns des personnages des Terres du bout du monde que l'on retrouve ici vieillis et affaiblis, et dont les exploits d'antan sont désormais chantés par des aveugles le long des routes du sertão.
Entrés de leur vivant dans la
légende du pays, mais dépassés par le progrès et le cours de l'Histoire, le
temps est à présent venu pour ces défricheurs de forêts de laisser place à la
génération suivante avec laquelle ils n'ont apparemment plus rien en commun, si
ce n'est parfois un patronyme lorsqu'il s'agit des fils. Ces derniers, souvent
mieux instruits et plus raffinés que leur père, sont en revanche beaucoup moins
courageux et volontaires qu'eux (un peu comme si leur force de caractère était
inversement proportionnelle au luxe dans lequel ils avaient grandi.) Ils se
démarquent également par leur passion qui n'est plus celle de la terre, mais
celle autrement plus à la mode des mots et des idées. Ainsi, tandis que
certains des rejetons embrassent une carrière politique, un autre se fait
avocaillon et versificateur à ses moments perdus. Tout semble donc séparer les
pères de leur progéniture et pourtant, si l'on creuse un peu, on s'aperçoit
assez vite que Joaquim Vitor, militant communiste, tient de son père sa loyauté
et de sa mère son incroyable entêtement ; ou encore que Silveirinha da
Silveira, militant fasciste, a quant à lui hérité du colonel Horacio quelques-unes de ses
velléités autoritaristes, mais sans l'audace et la résolution nécessaires à
leur application, etc. Le thème de la transmission, de ses continuités et de
ses ruptures, fait donc de la Terre aux Fruits d'Or un roman de
l'hérédité — un peu à la manière de Zola et de ses Rougon-Macquart — mais n'en
constitue pas pour autant la trame principale, qui est l'économie cacaoyère et
l'incoercible avidité des hommes.
Car si la lutte fratricide entre
fazendeiros pour la conquête des terres s'achevait dans un bain de sang il y a
de cela trente ans, si l'ordre et la paix ont semble-t-il succédé à la terreur
et à la barbarie, ce n'est là qu'un simple jeu d'apparence auquel on fait
semblant de croire afin de ne pas désespérer complètement. En fait, les
plantations sont toujours aussi convoitées et les nouveaux prédateurs à peine
moins violents, mais beaucoup plus retors et sournois, que ne l'étaient les
fazendeiros. Ils se nomment désormais Carlos Zude (un brésilien), Karbanks (un
américain), Rauschnings et Schwarz (des allemands). Ce sont tous des
exportateurs de cacao, à la tête d'entreprises florissantes, donc richissimes
eux aussi, mais pas assez, sans doute. Et les voilà donc lancés à leur tour à
la conquête des fazendas avec leur arsenal de civilisés qui ne se salissent
plus les mains : spéculation boursière, entente illicite, clauses cachées,
prêts usuraires, endettement, mise en demeure des propriétaires et finalement
spoliation. C'est propre, net et sans bavure, bien qu'on déplore toutefois
quelques victimes collatérales : ouvriers mis au chômage, grève sur le tas,
intervention militaire, tir à vue et morts en pagaille, oh pas de quoi fouetter
un chat ni empêcher ces nouveaux maîtres du cacao de dormir tranquillement sur
leurs deux oreilles.
Extraits :
Une
série de cinq portraits, à commencer par celui de Carlos Zude, directeur de la Zude Irmao & Cie, l'une des principales
maisons d'exportation de cacao :
Carlos
enfila son slip de bain, passa dans la salle à manger, se versa un verre de
vermouth puis s'éloigna sur l'asphalte chaud de l'avenue en sifflant un air de
samba à la mode. Il marchait d'un pas rapide en sautillant sur l'asphalte que
le soleil rendait brûlant. Un gosse assis sur un banc, qui s'entraînait au
sport passionnant qui consiste à cracher sur le sable, interrompit son jeu pour
voir Carlos passer. Il ne put retenir un éclat de rire insolent tant il
trouvait comique cet homme bedonnant dont le ventre débordait du slip de bain
qui sautillait sur l'asphalte avec ses jambes maigres. Cette moquerie altéra la
joie de Carlos Zude, mettant une note de déplaisir sur cette matinée qui
s'annonçait si heureuse. [...]
Carlos
Zude court sur le sable, ses jambes grêles supportant son gros ventre. Des
gosses jouent au football un peu plus loin. Carlos halète. Il vieillit...
Quarante-quatre ans... Une simple petite course le fatigue, son ventre est
lourd. Il distingue la silhouette de Julieta sous le grand parasol rouge. Ses
cheveux noirs tranchent parmi les têtes blondes du couple Gerson, les Suédois
du consulat. Un homme debout mange une glace, c'est Mister Brown, l'ingénieur
en chef du chemin de fer. Un corps d'athlète. Cependant il doit avoir le même
âge que Carlos, sinon plus. Carlos pense à la différence de leur éducation.
Lui, il n'a jamais fait de sport, il a passé son enfance penché sur des livres
difficiles et peu plaisants pour apprendre à lire. A quarante-quatre ans il est
obèse, avec des jambes grêles, un visage bouffi. Quand il a ses vêtements il
est bien, mais en slip de bain, il ne peut rien cacher... Il est fini...
L'Anglais est un athlète. Carlos pense que s'il a un fils il sera élevé dans un
collège anglais, Carlos l'enverra en Angleterre ou aux Etats-Unis.
Mister
Brown l'aperçoit, Julieta se lève et lui fait signe de la main. Carlos s'arrête
en la voyant ainsi debout, sur la pointe des pieds, le saluant de son bras
levé, dressée comme une statue sous le soleil tropical. Cette image émeut
Carlos Zude. Il pense qu'elle ne vieillira jamais, grâce au sport, et que son
corps adoré ne sera jamais un corps flétri de vieille femme... Carlos se
précipite et court vers Julieta. Les Suédois et les Anglais peuvent bien le
trouver ridicule mais il prend sa femme dans ses bras et l'embrasse à pleine
bouche. Un long baiser, les lèvres de Julieta disparaissent sous la moustache
de son mari. L'un des gosses qui jouait au football vient chercher son ballon
égaré et s'arrête pour observer la scène excitante. Carlos a fermé les yeux,
Julieta aussi, mais elle voit malgré elle les corps athlétiques de l'Anglais et
du Suédois et le jeune corps désirable de Guni, pareil à celui d'un adolescent.
Le
gosse, avant de donner un coup de pied dans le ballon pour continuer la partie,
crie à Carlos Zude :
-
Profites-en, Pépère !
Le
portrait de Julieta, femme de Carlos Zude, mari cocu :
- J'ai
le cafard...
C'est
Octavio qui lui avait dit cela lors des derniers jours de leur aventure à Rio.
Comme elle se plaignait de sa fatigue, de sa curieuse lassitude, il riait, la
prenait dans ses bras et expliquait :
- Ma
chérie, tu as le cafard. De la neurasthénie... Une maladie de millionnaire
comme toi... La maladie des gens qui n'ont rien d'autre à faire...
N'importe,
c'était terrible. Cela s'approchait à pas de loup, prenait peu à peu possession
de son corps, elle se sentait baignée de tristesse, indifférente à tout,
désirant mourir. « De gens qui n'ont rien d'autre à faire... » Julieta aurait
aimé rendre la ville d'Ilhéus, où elle était obligée de vivre, responsable de
cette neurasthénie. Il y eut un temps où elle le faisait, harcelant Carlos,
réclamant des voyages, des séjours à Rio. Mais ici où là, dans cette petite
ville ou dans la grande capitale, le cafard revenait, prenait possession
d'elle, pesait sur son cœur. Parfois c'était au moment le plus amusant d'une
fête. Tout le monde était joyeux et elle, subitement, devenait grave, distante
et lasse de tout, tout l'ennuyait. Elle avait essayé de boire mais c'était
pire. Il lui venait alors une envie de pleurer, une agonie, un désespoir
infini. Madame Lisboa — si belle et si douce — à qui elle s'était confiée lors
de son premier séjour à Rio lui avait pris la tête entre ses mains, lui avait
embrassé maternellement le front et lui avait dit :
- Vous
avez besoin d'amour, mon enfant. J'ai été aussi comme vous, lasse de tout,
inquiète et triste. Finalement j'ai découvert que j'étais seulement fatiguée de
Jeronimo. Alors j'ai pris des amants. Je me suis sentie bien mieux après...
Puis
elle lui avait présenté Octavio sous prétexte d'une consultation médicale. Le
cabinet ressemblait plutôt à un boudoir. Et ce fut là, lors de sa deuxième
visite, quand elle y retourna toute seule, qu'il la posséda. C'était son
premier amant, mais ce qui était incroyable — bien qu'il ait à peine trente ans
— c'est qu'il ressemblait de manière frappante à son mari ; les mêmes
conversations, les mêmes mots, les mêmes ambitions, le même égoïsme démesuré.
Ils se ressemblaient même jusque dans leur façon de faire l'amour. Et Julieta
sombra de nouveau dans sa neurasthénie. [...]
- Un
jour, je me tuerai...
Le
crépuscule éveillait une souffrance dans son corps. Maintenant les gosses
quittent la plage, fatigués du jeu. Ils coucheront sous les ponts, sur les
bancs des jardins, dans les maisons abandonnées. « Ah ! si je pouvais les
suivre... » Une maladie de gens riches, avait dit Octavio. Tout est si
compliqué ! Julieta s'efforce d'analyser ses sentiments. Elle aime
passionnément aimer. Son sang bouillonne de désir et au moment où elle se donne
elle perd toute retenue et se laisse aller à ses plus bas instincts. Elle
désire souvent des hommes qui croisent sa vie et si elle ne les prend pas tous
pour amants c'est parce que cela lui est impossible. Mais quand elle sort du délire
de l'acte sexuel, son partenaire — qu'il soit Carlos, Octavio ou Jack — ne
l'intéresse plus. Ou bien est-ce elle qui n'intéresse plus l'homme ? L'étreinte
seule peut la combler et ce n'est pas suffisant. Carlos l'aime mais ne se
soucie que de son confort. Il n'a jamais soupçonné que Julieta puisse se sentir
si triste, qu'elle puisse avoir envie de se tuer...
Un
couple de petits planteurs déjà croisés dans Les
Terres du bout du monde :
Antonio
Vitor et Raimunda [...] rentrèrent le soir par la route, silencieux et graves,
côte à côte mais écartés l'un de l'autre, sans échanger un mot. Il est vrai
qu'il la posséda cette nuit-là mais ce fut pareil à tant d'autres nuits, leurs
corps roulant sur le lit, terrassés par un sommeil lourd.
Ce
jour-là aussi, regardant le ciel où s'approchaient en grandissant le nuage
lourd de pluie, ils éprouvaient le besoin de se dire des mots qu'ils
ignoraient, d'échanger des caresses qu'ils ne connaissaient pas et cette
impuissance tant de fois ressentie les rendait timides et embarrassés. Le visage
de Raimunda se ferma à nouveau, ce même visage éternellement revêche, devenu à
présent un visage de vieille femme flétri par le soleil de trente récoltes. Sa
bouche de mulâtresse perdit le sourire qui l'avait embellie quand Antonio Vitor
lui avait montré le nuage. Mais son cœur était si plein de joie que ses
grosses lèvres s’entrouvrirent de nouveau dans un sourire et qu'elle dit en se
tournant vers lui :
-
Munda !
Il la
regarda et attendit. Raimunda aussi éprouvait ce besoin de mots et de caresses,
pour commenter et fêter la pluie imminente. Ils se regardèrent, ils ne
connaissaient pas de mots, ils ne connaissaient pas de caresses, ils ne
savaient pas comment montrer leur joie. Elle répéta :
-
Antonho !
- Oui
?
Pendant
un infime moment une certaine angoisse née de l'impuissance à s'exprimer passa
sur son visage. Puis elle sourit de nouveau :
- Il
va pleuvoir, Antonho !
- Oui,
Munda !
- Ça
va être une bonne récolte !
- Très
bonne, Munda !
Et ce
fut tout. Ils regardèrent de nouveau le ciel. Le nuage grandissait, bientôt il
recouvrirait leur plantation. Peut-être, cette année, récolteraient-ils neuf
cents arobes de cacao ? Peut-être même plus, qui sait ?
Les
cabarets de la ville d'Ilhéus (par quelqu'un qui, apparemment, les connaissait bien) :
[...]
Les employés de commerce en goguette se réunissaient à l'Eldorado.
C'était un endroit gai et familier, on y buvait modestement de la bière et il
était fréquenté par les putains du quartier. Le Far West, rue du Sapo,
attirait les régisseurs des fazendas, les petits agriculteurs, les dockers et
les marins. Le propriétaire tenait lui-même une table de jeu dans
l'arrière-salle où l'on jouait avec des cartes particulièrement crasseuses. Il
fut même fermé quelque temps. Rita Tanajura, qui avait un derrière monumental,
était la reine du Far West. Elle chantait des sambas et dansait sur une
table. Elle était présentée par un animateur maigre et efféminé comme « la
grande vedette de la samba », quoiqu'elle n'eût jamais exercé cette profession.
Elle était arrivée à Ilhéus, engagée comme cuisinière par une riche famille, et
un jour un régisseur ivre et amoureux avait tiré un coup de feu sur ses fesses
qui le tentaient tellement. Au Bataclan brillait la célèbre Agripana,
une femme maigre et vicieuse qui assassinait les tangos et rendait fous d'amour
les étudiants romantiques. On l'avait surnommée la « Goule » en raison de son
regard chaviré, regard qui avait inspiré un sonnet à un étudiant fou d'amour.
Les plus pauvres fréquentaient le Retiro, un cabaret sordide situé au
bord du quai où la bière était un luxe. Il était fréquenté par des ouvriers,
des travailleurs des fazendas de passage en ville, des truands, des vagabonds
et des voleurs. Un aveugle y jouait de la flûte et, de temps en temps, un
client jouait de la guitare [...]
Aussi
le très espiègle perroquet du capitaine João Magalhaes :
Le
perroquet déchirait le silence du terre-plein avec son cri strident, répétant
la phrase apprise depuis longtemps :
-
Attention à ce cacao, nègre de malheur !
Il
avait entendu Teodoro des Baraunas dire cela durant des années. Quand celui-ci
s'était sauvé lors des luttes de Sequeiro-Grande le perroquet avait été
abandonné dans la maison de maître des Baraunas et les Badaro l'avaient
recueilli [...] C'était un petit perroquet de la race de ceux qui parlent
beaucoup. Il s'appelait Chico et il répétait son nom toute la sainte journée.
-
Don'Ana, disait-il, Chico a faim...
Il
n'avait pas faim du tout, ce qu'il voulait c'était parler. D'après les calculs
de Don'Ana, il devait avoir plus de quarante ans. Les travailleurs disaient que le
perroquet est un oiseau qui vit très vieux, plus de cent ans. Chico, quand il
vint vivre chez les Badaro était un spécialiste en injures que Teodoro lui
avait patiemment enseignées. De la véranda de la maison de maître il insultait indifféremment travailleurs et visiteurs, pour le plus grand plaisir de Teodoro.
Dans son nouveau foyer Chico n'abandonna pas ses habitudes et en acquit de
nouvelles, comme celle d'imiter le sonore éclat de rire du capitaine João
Magalhaes, éclat de rire retentissant qui allait se perdre dans les
plantations, emporté par le vent. Il apprit aussi avec Don'Ana à appeler les
poules, les canards et les dindons pour qu'ils viennent manger les grains de
maïs.
C'était
l'une de ses distractions préférées. Il s'échappait de la cage de la cuisine,
se demeure habituelle, et venait de sa démarche chaloupée de marin jusqu'à la
véranda. De là il insultait les Noirs qui travaillaient dans les séchoirs.
Lorsqu'il était fatigué de crier des injures, d'encourager par ses cris
l'effort des travailleurs, il commençait à appeler la volaille, imitant le
bruit que Don'Ana faisait avec ses lèvres et copiant admirablement le bruit du
maïs dans la boîte. Poules, dindes, canards et oies accouraient de partout et
se réunissaient devant la véranda, attendant leur ration de maïs. Chico les
appelait jusqu'à ce qu'il les vît tous réunis. Et alors il riait avec ce grand
éclat de rire du capitaine João
Magalhaes. Cette histoire faisait dire au capitaine que Chico avait hérité de
Teodoro des Baraunas non seulement les jurons mais aussi certains traits
pervers de son caractère.
Jorge
Amado : La terre aux fruits d'or (1944)
Traduction
d'Isabel Meyrelles (1986)
Aux Editions Messidor
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire