« Les cacaoyers des cacaoyères donnent pas des cacahuètes, donnent du cacao ! » (Ionesco)
Candido Portinari
(1903-1962)
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Riches à millions, mais pas encore rassasiés, Horácio da Silveira
et les frères Badaró s'engagent donc dans une lutte à mort pour s'arroger la
forêt vierge du Sequeiro-Grande, à savoir des milliers d'hectares sur lesquels "passaient
les jours et les nuits, brillait le soleil d'été, tombaient les pluies d'hiver...",
aussi l'un des plus beaux berceaux du monde, où résonnaient le chant
des oiseaux, le cri des singes, des fauves... et ceux de Jeremias, un vieux sorcier
noir et fou ayant fui l'esclavage et vivant depuis lors, imprécateur solitaire,
à l'ombre des grands arbres, en paix... Plus pour longtemps.
Si la forêt du Sequeiro-Grande a jusqu'alors inspiré au cœur des
hommes la peur et la superstition, c'est qu'elle est sombre et mystérieuse.
Pour la plupart d'entre-eux, ouvriers et paysans illettrés, c'est une terre
inconnue, inexplorée, qu'ils imaginent peuplée de créatures aux oreilles
pointues, monstres cracheur de feu et autres mules sans tête. Aussi n'osent-ils
y pénétrer pour la défricher que sous la menace armée de leur patron, Juca
Badaró, un homme aussi violent qu'intrépide, loyal envers ses amis, cruel
envers ses ennemis : digne héritier des conquistadors hispano-portugais. Tout
comme leurs prédécesseurs, les fazendeiros sont en effet possédés du désir de
la possession ; comme eux, ils imposent leur loi par la force et la ruse, une
main sur la Bible, l'autre sur leur flingue, pour un œil, les deux yeux, pour
une dent, toute la gueule ! Des bâtisseurs d'empire, comme disent leurs
thuriféraires attitrés, mais surtout des fanatiques assoiffés de pouvoir et d'argent,
des mégalomanes que le petit peuple arriéré craint, admire et jalouse à
la fois, ainsi qu'il l'a toujours fait envers ses maîtres et seigneurs... Enfin,
ça c'est moi qui le dit.
Ecrit en 1942, dix ans après Cacao, les Terres du Bout
du Monde reprend à nouveau la thématique des grandes plantations, mais sous
un angle et avec un ton radicalement différents. Moins critique et plus nuancé
que d'ordinaire, Jorge Amado, lui-même fils et filleul de fazendeiro, s'attache
cette fois-ci à montrer la complexité, voire la grandeur, de cette espèce d'hommes dont les actes héroïques ont bercé son enfance. Il n'y a d'ailleurs
sans doute pas de hasard si le livre s'achève dans un tribunal où, sous les
yeux captivés d'un gamin, le colonel Horácio da Silveira est acquitté du meurtre
de ses rivaux à l'unanimité des voix du jury populaire. Pas de hasard non plus à
ce qu'Amado vante ici la bravoure de ces défricheurs de forêt, à une époque où
lui-même défrichait un tout autre terrain — celui des conquêtes sociales —,
cependant qu'en Russie soviétique avaient alors lieu les combats de Stalingrad.
On peut donc se demander si Les Terres du Bout du Monde est un simple
récit ou bien une sorte d'allégorie de la lutte entre le Bien et le Mal (cf. les
nombreuses pages consacrées au tourment moral du tueur à gages Damião, etc.) On
peut également signaler que ce roman, réputé comme étant le préféré de son
auteur, présente un petit intérêt historique, puisqu'il évoque le problème de
l'accaparement des terres et des concentrations foncières dans lequel se débat
aujourd'hui encore le Brésil de Dilma Rousseff... Et qu'on y croisera aussi quantité
de politiciens véreux, d'hommes de loi malhonnêtes, de journalistes corrompus,
sans oublier la faune habituelle des putains et des joueurs de poker.
Extrait :
De tout le nord du Brésil, des gens descendaient vers ces terres
du sud de Bahia si renommées ; on disait que l'argent y coulait à flots, qu'à
Ilhéus personne n'attachait d'importance à une pièce de 2000 reis. Les navires
arrivaient pleins d'émigrants, d'aventuriers de toute sorte, de femmes de tous
âges pour qui Ilhéus était le premier et le dernier espoir.
En ville, tout le monde se mélangeait ; le pauvre d'aujourd'hui
pouvait être le riche de demain, le muletier pourrait être un jour propriétaire
d'une grande fazenda de cacao, le travailleur qui ne savait pas lire devenir un
responsable politique respecté. On citait des exemples, entre autres celui
d'Horacio qui avait commencé comme muletier et qui était maintenant l'un des
plus riches fazendeiros de la région. Mais aussi le riche d'aujourd'hui pouvait
devenir le pauvre de demain si un homme plus riche encore engageait un avocat
assez habile pour imaginer un caxixe* bien fait qui lui enlèverait sa
terre. Tous les vivants pouvaient mourir le lendemain dans la rue, tués d'une
balle en pleine poitrine. Au-dessus de la justice, du juge, du procureur et du
jury, il y avait la loi de la gâchette, la dernière instance de la justice
d'Ilhéus.
* caxixe : entourloupe
juridique ou fraude notariale.
(Traduction
Isabel Meyrelles)
Pour info :
paru au Brésil en 1942 sous le titre Terras do sem fim, l'ouvrage a eu
droit à deux traductions françaises :
- Terre violente (trad. Claude Pessis, Ed. Nagel,
1946)
- Les Terres du bout du monde (trad. Isabel
Meyrelles, Ed. Messidor, 1985)
Et
puisqu'il est beaucoup question d'arbres dans ce livre d'Amado, autant signaler
ici les sculptures végétales d'un artiste brésilien qu'on aime bien : Henrique
Oliveira.
Le site officiel |
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