Une heure et des broutilles, c'est le temps nécessaire à la
lecture de ce mini-roman, puisque c'est ainsi qu'Amado qualifie lui-même son avant-dernier livre, un petit
opuscule paru en 1991, à l'occasion de la très pimpante et pompeuse célébration
du Cinquième Centenaire de la découverte de l'Amérique par les navigateurs
portugais, espagnols, voire même italiens, sans parler des Vikings écumant les
mers et les océans à bord de leurs drakkars à tête de dragon. Découverte ? Vraiment ?
Et pourquoi pas conquête, invasion, colonisation des terres, massacre des
autochtones ? La question est posée d'emblée, sans détour, et Amado y répond
à sa façon, en romancier, sans polémiquer ni controverser : d'abord en dédiant
son mini-roman à deux de ses amis, deux artistes lusitaniens ayant eux aussi découvert
le Brésil et fait la conquête des indigènes, mais avec les armes de
l'attachement et de l'amitié, ce qui demeure sans doute le meilleur moyen
de conquérir un cœur ; puis, à contre-courant de la commémoration officielle,
en célébrant non pas les illustres découvreurs du Brésil mais ces
obscurs défricheurs, ces milliers de femmes et d'hommes qui, venus des
cinq autres continents pour faire fortune à Rio, São Paulo ou Salvador da
Bahia, contribuèrent à la prospérité du pays autant qu'à la leur, s'imprégnèrent des coutumes locales tout en prodiguant les leurs, et
dont la descendance, crescendo e multiplicando-se au fil des
générations, constitue aujourd'hui l'une des multiples facettes d'un Brésil
bigrement bigarré.
Parmi ces milliers d'émigrants débarquant sur les côtes auriverde
au début du siècle dernier, des hommes à la peau cuivrée, aux cheveux noirs de jais,
à l'accent âpre et néanmoins chantant : des Turcs, nous dit la jaquette, en réalité des syro-libanais arrivés-là du temps où la Syrie et le Liban
étaient encore sous domination ottomane, ainsi que le précise l'auteur. Donc
des arabes. Le livre en est d'ailleurs si bien peuplé qu'on n'y trouvera pas
trace de João Manuel Vieira Pinto da Sousa, ni de Manuel Pereira Da Ponte
Martins, mais plutôt des Raduan, Jamil, Ibrahim, Samira, Fárida... prénoms
aux sonorités orientales et cependant personnages 100% brésiliens, miracle de
l'intégration et du métissage, source d'une histoire humaine souvent complexe
et toujours en marche, au grand dam des bourricots et des bouriquettes, le dos
bâté de haine et de bêtise, et ne sachant que braire sans relâche la
pureté des races aux pieds de la Pucelle ou bien du Maréchal, au nom du Christ, amen... là n'est
pas le sujet du livre.
Des montagnes alaouites aux forêts vierges d'Amazonie, ou
bien des plages de Beyrouth à celles d'Ilhéus, pas moins de 11.000km à vol
d'oiseau et presque deux fois plus par voie maritime, la seule en vigueur en
1903, l'année où Jamil Bichara et Raduan Murad entreprennent la traversée de la Méditerranée, puis des deux Atlantiques, le Nord et le Sud, à bord d'un bateau
chargé d'émigrants. Au cours de leur voyage, les deux hommes se lient
rapidement d'amitié et font peu à peu connaissance : Raduan a déjà 40 ans,
c'est un philosophe à la langue verte et plutôt bien pendue, aussi un habitué des
tables de jeux et des coups si tordus qu'il a la justice turque à ses
trousses ; quant à Jamil, un peu plus jeune, c'est à Allah et à son prophète
Mahomet qu'il confie son destin, lequel, à n'en pas douter, sera bientôt
parsemé d'or et d'amour. Aussi de pièges et d'embûches. Notamment celle
tendue par sidi Ibrahim Jafet, un autre de ses compatriotes, installé à Bahia depuis
déjà quelques années et dont la fille aînée, une laideronne acariâtre, revêche et
puritaine, qui lui rend la vie impossible, reste encore à marier. Pas facile.
Mais, en commerçant habile et retors, il essaiera quand même de fourguer la
donzelle dans les bras du beau Jamil sur qui veille Allah. Jamil acceptera-t-il
de prendre pour épouse la vieille fille en échange de l'épicerie du papa ?
voilà le sujet de ce petit livre plutôt divertissant.
Pour info : contrairement aux anciennes éditions, les plus récentes bénéficient d'une préface de José Saramago.
Pour infobis : environ 6% de la population
brésilienne est d’origine arabe, venant majoritairement de Syrie ou du Liban.
Et près d'un quart des parlementaires le sont également (140 sur 594, en l'an
2006).
Pour qui souhaite creuser le sujet, un article de la Revue Européenne
des Migrations Internationales, Libanais et Syriens au Brésil (1880-1950),
par Oswaldo Truzzi : http://remi.revues.org/1694?lang=en
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire